Perché sur le rebord de la fontaine, les coudes sur les genoux, les yeux fermés, le front appuyé sur la paume de ma main, ma cigarette se consume lentement, coincée entre mes lèvres. J'oublie de bouger, j'oublie quelle heure il est, tout ce que je me rappelle, c'est respirer, de longues et douloureuses bouffées de fumée amère, laissant choir de temps à autre un fouillis de cendres qui s'écrasent d'elles-mêmes entre mes pieds. J'ignore si je suis sorti avant ou après tout le monde. Tout ce que je sais, c'est que les alentours sont déserts, autant l'entrée du nid que celle du plateau. Aucun bon dernier ne traîne encore dans le coin, se fumant une dernière clope avant d'aller dormir, ou profitant de la fraîcheur de la nuit après une soirée mouvementée. En définitive, je n'en suis pas mécontent. Je peux ruminer l'élimination de Clémentine en paix. J'ai eu tord. Les téléspectateurs sont finalement franchement cons. Les autres nominés aussi, sans parler de Lou, seul et unique instigateur de la nomination de la blonde. En somme, tout le monde me fait chier, là, tout de suite, peu importe qu'ils soient responsables ou non, j'ai juste besoin d'être en colère, et lorsque je suis en colère, ça tombe toujours sur le premier qui passe. Ma conception de la justice en prend un sacré coup et je me contente d'en vouloir à la terre entière, à moi-même. Aussi, lorsque le goût âcre du filtre mordoré envahit ma bouche, j'entrouvre les lèvres et la cigarette s'échappe d'elle-même. Je n'ai qu'à pivoter le pied pour écraser le mégot, et me resservir d'une autre que j'allume aussi vite. Ce n'est qu'après quelques pénibles bouffées que je me rends compte que bien loin de me calmer, cette saloperie ne fait qu’accroître ma nervosité et, l'air dégoûté, je l'arrache de son perchoir pour l'écraser de la main et la laisser tomber auprès de son mégot jumeau. Avec un soupir, j'inspire de profondes louches d'air pur et saturé en oxygène, pour m'aérer l'esprit. Sans doute parce que j'ai l'esprit un brin plus clair que jusqu'alors embrumé de la noirceur de la cigarette, je perçois des bruits de pas qui s'approchent très nettement. Je n'ai qu'à lever les yeux pour que Ghika entre dans mon champ de vision. Peut-être le seul dont la présence ne m'insupporte pas, là, tout de suite. « Dis-moi que tu caches du rhum sous ta jupette », quoi, on peut toujours rêver, non ? Style jupe provenant de la même collection automne hiver que le sac magique de Mary Poppins. Adapté au propriétaire, bien sûr, et rating approprié. Je ne veux pas savoir ce que Ghika serait capable d'en sortir d'autre, de sa jupe. « Je vais en avoir besoin, surtout si je croise Lou. » je m'efforce de tirer un vague sourire sarcastique. C'est bien simple, ce gars a échoué au rang de sous-merde à mes yeux. Non, j'exagère. Disons que j'espère pour lui que la suite de son aventure ne dépende jamais de moi.

Tiens, c'est marrant, mais ça ne m'étonne pas tellement qu'il soit plutôt branché vodka. Je ne sais pas trop si ça peut m'indiquer quoi que ce soit concernant sa personnalité, mais il parait qu'on peut deviner des trucs sur les gens en fonction de ce qu'ils boivent. Peut-être que le fait que l'entendre affirmer qu'il aime la vodka ne m'étonne pas est significatif de quelque chose. Peut-être pas du tout. De toute façon, là, tout de suite, je suis nettement moins intéressé par sa psychologie alcoolique que par sa flasque elle-même. « Merci, vieux » je souris et je ne prends pas la peine de me préparer mentalement à l'acidité dans ma gorge. Je n'ai pas l'intention de me mettre une grosse taule, de toute façon. Ce genre de délire, très peu pour moi. C'est plus symbolique qu'autre chose. Aussi, je lui rends vite son alcool, pour extirper mon zippo de ma poche et commencer à jouer avec d'un air distrait. D'un simple geste souple et habitué de la main, je l'ouvre et le referme encore et encore, sans même plus tenir compte de l'odeur de gaz qui s'en échappe. « T'as raison, c'est la vie, je vais me tenir à carreau » je fais mine de renoncer avec déception. C'est vrai que ça n'a rien d'insensé, ce qu'il dit, et je pourrais partir du postulat très cliché du « il n'en vaut pas la peine », qui est d'ailleurs vrai, mais je suis rancunier, c'est dans ma nature. De plus, je ne connais pas le moins du monde Lou, ce qui rend mon animosité envers lui particulièrement facile à vivre et à entretenir. Peu importe que ça soit le jeu, qu'il ait ses raisons ou pas, qu'il ait tiré au hasard. C'est logique pour lui mais moi, ça me laisse simplement une impression frustrante de pas assez. « Même si ça rendrait la déco un peu plus... vivante » je sifflote avec un sourire carnassier. Bon, faut pas abuser, je ne suis pas particulièrement violent, et je n'ai aucune envie d'aller me battre, je ne fais que plaisanter, parce que ça me fait rire et parce que je préfère ça à ruminer dans mon coin. « Tu te retrouves avec qui, toi, du coup ? » Ghika étant le partenaire de Clémentine avant son élimination, j'imagine qu'il a du switcher, maintenant, et se retrouver avec un quelconque autre candidat. « N'importe qui doit sembler limite ennuyeux après le marathon Clémentine » j'ajoute avec un sourire, fatigué rien que d'y penser. Faut pas se mentir. Avec elle, t'as pas une minute à toi. Pas forcément parce qu'elle bouge sans arrêt, mais plutôt parce qu'elle s'accapare ton esprit. Ouais, elle est plutôt douée pour ça. Mais pour les gens comme moi, détestant l'ennui, c'est presque un cadeau tombé du ciel.