De temps en temps, je me rendais à la salle de contrôle. Peu de pièces échappaient à mes visites régulières, et celle-ci n’en faisait pas partie. Je n’avais, remarquez, pas grand-chose à y faire, et souffrais d’un terrible ennui quand je me décidais à m’y installer - le temps d’une heure ou deux, rarement plus, rarement moins. Moins aurait été vain, et m’ennuyer pour rien ne faisait définitivement pas partie de ma liste de chose  à essayer, et plus aurait été, pour moi, impossible. Je n’étais pas voyeuriste, du moins pas plus que la majorité des gens que je connais, et si mater des émissions de télé-réalité ne m’avait jamais dérangé, il en allait autrement quand il s’agissait d’un direct non filtré ; c’est-à-dire que le contenu était encore moins pertinent qu’une fois monté et diffusé à la télé. J’avais fini par trouver une combine, assez simple en somme, et veillais à emporter avec moi une source extérieure de distraction. Aujourd’hui, il s’agissait d’un livre, emprunté à la bibliothèque. Je n’avais jamais été un grand lecteur, exception faite des comics, et ça faisait partie de mes nouvelles choses à expérimenter. J’en avais pioché un plus ou moins au hasard et étais tombé sur un recueil de nouvelles de Chuck Palahniuk. Ça me plaisait bien, les nouvelles. J’avais pas le temps de me décourager avant la fin de l’histoire. Mais je me rends compte que, finalement, je passe plus de temps à lire qu’à observer les écrans, et ça ne rend pas ma chasse aux indices très efficace. Alors, au lieu de chercher à y remédier, je capitule et quitte la pièce sans regrets. J’ai à peine le temps de faire quelque pas dans le couloir que je me retrouve embarquée dans une drôle d’histoire, pas une drôle de nana. Aussi, j’ai à peine le temps d’entrevoir son visage, et de chercher à coller un prénom dessus. Ils se ressemblent tous, à mes yeux. Ils sont tous beaux, ils sont tous jeunes, et de fait très difficiles à différencier. Surtout les hommes . Comme de bien entendu, je me lance docilement faire. On a tous, un jour ou l’autre, rêvé de se faire embarquer violement dans un placard par une jolie fille. Mon heure est arrivée (peut-être un peu sur le tard), et je serais idiot de protester. Comment ils me haïraient, les mecs qui me matent, là, sur leur canapé, si je me la jouais chieur à ce moment précis. J’apprends ensuite qu’elle est une fugitive potentiellement dangereuse ce qui, forcément, a le don d’aiguiser ma curiosité et affuter mon imagination. « Je te préviens tout de suite, je fais un très mauvais otage. Je parle beaucoup trop, ça me chatouille quand on me ligote et j’ai alors des fous rires très communicatifs, et les scientifiques parlent de mon cas comme celui du « Syndrome de Stockholm inversés » : tous mes ravisseurs sans exception sont tombés amoureux de moi, y compris ceux dont l’orientation sexuelle ne les destinait pas à avoir une inclination aussi développée pour la gente masculine. » Et enfin je me tais, comme elle me l’a si aimablement intimé. Je regarde tout autour de moi, à la recherche de… De je ne sais pas vraiment quoi, n’importe quoi, en vérité. « Et moi qui espérais naïvement qu’on allait jouer à Sept minutes au paradis. » je lâche sur un ton faussement plaintif et malheureux, mais essentiellement ironique. A bien y réfléchir, je doute d’ailleurs qu’elle saisisse de quoi il s’agisse - les jeunes ne font plus ça, non ? Il me semble que Fake Lover en est d’ailleurs la parfaite illustration : nul besoin de se cacher quand les nouvelles générations décident de s’acoquiner.

Cela ne m'étonne pas vraiment, mais la jeune femme fait fi de mon avertissement. Intérieurement, je ne peux que l'approuver : il faut savoir prendre des risques, dans la vie, car tout ce qui mérite d'être vécu implique souvent un minimum de risques ; mettons-nous bien d'accord, le risque dont il est question n'est pas un des moindres, et j'ai donc en face de moi, ou à côté ou, enfin, je saurais pas la géolocaliser précisément, mai j'ai donc avec moi une femme de poigne, une femme qui ne se laisse pas intimider et qui ne prend pas peur pour si peu – non, on ne la lui fait pas à elle. « Hum, j'ai donc affaire à une femme qui aime vivre dangereusement. » je note au passage, en guise de dernière mise en garde. A-t-elle seulement conscience de ce que tout cela implique ? Devrais-je lui dire que la dernière femme qui est tombée amoureuse de moi a gâché vingt ans de sa vie et toutes ses belles années pour rien ? C'est grave quand même. Non, finalement – mieux vaut me taire. C'est trop réel, ce n'est pas drôle. « Tu dis ça maintenant, mais on en reparlera dans vingt ans quand je t'aurais fait trois enfants insupportables et que tu réaliseras que tu as donné deux décennies de ta vie à un type, qui, avec le recul, est super chiant comme mec. Parce que voilà ce qui va arriver si tu tombes amoureuse de moi, je préfère te prévenir de suite. C'est ça l'amour, c'est pas joli-joli, et faut avoir le cœur bien accroché. Et la peau, aussi, si tu veux éviter les vergetures. » J'avais pas dit que je devais me taire ? Je fronce les sourcils. Il devait manquer quelques connexions entre mon cerveau et ma bouche – ça expliquerait beaucoup de choses. Et je sais pas trop pourquoi, faut que je mentionne le jeu des sept minutes au paradis. D'un coup, ça me rend bizarrement nostalgique. J'étais tellement niais et insouciant à l'époque, je donnerais tout pour revivre ça. « Alors là, hélas, je m'en rends trop bien compte. J'étais tellement ravi le jour où j'y suis allé avec Suzie Dawkins, mais c'était trop flagrant qu'elle aurait préféré y être avec Jeff et je m'en suis jamais remis. » Mais oui, t'as raison Errol, raconte ta vie amoureuse palpitante de pré-pubère, c'est précisément ce qui intéresse les millions de téléspectateurs qui te regardent. « D'ailleurs, je sais pas si ça te voit, mais j'essaye de t'amadouer en jouant la carte de la pitié. Ça marche, tu te sens aguichée ? C'est la première fois que j'essaye cette technique, c'est encore en version bêta. » je poursuis, d'abord dans l'optique de rattraper, mais finalement il s'avère que je préfère m'enfoncer. Ce que je dis n'a globalement aucun sens, mais je suis trop perturbé par la pression de ma kidnappeuse sur mes bras pour le remarquer. Si je contracte mes biceps, l'air de rien, j'ai l'air pitoyable ? Non, ne me répondez pas. Bref. En partant sur cette piste, je m'attendais à recevoir en contrepartie des protestations vaguement amusées, voire éventuellement un commentaire un peu acerbe sur mon côté lourdeau, mais j'étais loin de me douter qu'elle irait jusqu'à jouer le jeu et me donner le change avec une aisance et un sérieux déconcertants. Tant et si bien que je ne sais plus où se situent exactement les limites de la plaisanterie, et j'ai brusquement peur qu'on les ai dépassées. Je parle beaucoup, mais j'agis peu, faudra pas l'oublier. Tout ça, c'est du vent. « Hum, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre je dirais. Mais je m'adapte à tout, c'est ce qui fait mon charme. Ceci dit, je reste d'avis que tu capitules trop vite, il doit sûrement y avoir un autre moyen de me faire taire, j'en suis certain. Tu n'as rien à manger sur toi ? » Voilà, bien vu mon gars.