Le soleil tape drôlement. J'ignore en quelle saison nous sommes réellement, ici, en Australie. Peut-être le printemps, puisqu'en Europe, c'est l'automne qui déroule peu à peu ses couleurs mordorées, mais je n'en ai honnêtement pas la moindre certitude. La géographie, les histoires de climat et tout le bordel, j'ai toujours été nul dans tout ça. J'étais bien plus branché histoire que géo, au lycée. J'étais bien plus branché français que sciences, arts plastiques que maths. Les mauvaises langues diront sans doute que c'est parce que je suis un ancien bac L que c'est vers la plage que je me traîne, là, tout de suite. Glandeur un jour, glandeur toujours. Parce que, honnêtement, oui, c'est mon objectif de ce début d'après-midi. Encore plus que les autres jours, s'entend. Traîner. Nager. Lire. Une journée normale à la plage, en somme. Aussi, sans même y penser, les doigts pianotant sur mon exemplaire de Lolita de Nabokov, j'avance dans la forêt, unique moyen d'accéder à la plage. Ça n'a plus rien d'angoissant, tant ce passage m'est devenu familier avec les jours. Je vais jusqu'à quitter le sentier pour déambuler au travers des arbres, parfois. Et c'est de cette façon que brusquement, je découvre quelque chose qui me fige instantanément sur place. Là, juste là, à quelques mètres de moi, me fixant de ses grands yeux larmoyants, se tient une petit biche au pelage moucheté de blanc. Fasciné, je reste planté dans la terre, détaillant l'animal du regard. Sans doute aurais-je passé mon chemin, si je n'avais pas été intrigué par l'audace dont elle fait preuve en restant aussi près d'humains. Combien de temps passe jusqu'à ce que du bruit nous fasse tous les deux lever la tête, je n'en ai aucune idée, mais en même temps que la biche fuit de ses pas aériens, la silhouette d'Ana apparaît au détour d'un arbre. « Ne bouge plus » je lui intime dans un chuchotement et à grand renfort de regards éloquents. Non parce que je sens qu'elle va comprendre tout l'inverse et dénigrer mes ordres juste pour le plaisir de me tenir tête. Doucement, je lève un bras pour désigner un point bien spécifique entre les troncs. « Il y a une biche juste là » j'explique. On ne la voit pas très bien, mais elle est là. Je l'ai vue traverser le sentier et l'absence de craquements de feuilles m'indique qu'elle est encore dans les parages. « Je ne parle pas de toi » je la taquine avec un petit sourire, sans méchanceté aucune. Je ne sais pas encore sur quel mode d'humour Ana est branchée, alors il faut bien que je teste ses limites. « Tu es encore un faon, toi » je souffle toujours. Pourtant, au loin, je la capte qui bouge, qui aligne quelques pas gracieux, tournant autour de son point d'encrage, de quelques arbres repères, comme si elle cherchait après quelque chose. Sans le moindre bruit, j'esquisse un pas sur la droite, libérant mon champ de vision de l'épais tronc d'arbre cachant la moitié de la silhouette de l'animal.

Depuis ce matin je remarque que quelque chose ne tourne pas rond. Alors ce n'est pas dans mon entourage. Non, ça vient d'autre part. De moi? Rien que la nuit dernière j'ai eu du mal à m'endormir. Le réveil fut on ne peut plus difficile et je n'arrive pas à en déceler les raisons. Moi qui suis plutôt une lève-tôt... Voilà que je m'étais levé vers les neuf heures. Incompréhensible. Je ressens une pointe au coeur. Ne réalise pas, ne connais pas les raisons de cela. ça ne m'était jamais arrivé auparavant, que dois-je alors comprendre? Est-ce que ce serait un aliment qui serait mal passé? Peut-être que je manque de fer, de calcium, de vitamine b, e .... et j'en passe et des meilleurs? Pourtant j'ai fait mon bilan de fin de semaine et tout était ok, je ne vois pas pourquoi cela aurait changé si brusquement. Non cela doit venir d'autre part. Peut-être qu'une petite balade dans la forêt me ferait du bien. Dans tous les cas cela ne peut pas me faire de mal. Je n'oublie pas de prendre des petits encas, comme une pomme et des raisons que je dispose dans un sachet. Me voilà en route pour de nouvelles aventures, avec en plus une petite boule en ventre accompagnant ma pointe au coeur. Manquerait plus que je couve une crise cardiaque... Non,pas à mon âge. Peut-être l'appendicite? C'est vrai que je ne l'ai jamais eu celle-ci, où alors je ne m'en rappelle pas, ce qui peut-être fort plausible. Je n'arrête pas de me faire des noeud au cerveau ce qui m'amène à me perdre dans les bois. Bon cela ne m'effraie pas plus que cela... Ce n'est qu'un décor et rien d'autre. Il ne faudrait pas que j'oublie que je suis avant tout dans une émission de télé-réalité et non en bal-néo ou week-end croisière. Cet endroit est sûr. Quelqu'un derrière son écran m'observe je n'ai donc en soit rien à craindre. Pourtant je ne suis pas à l'aise. J'entends des craquements derrière moi. Moi qui étais calme il y a encore de ça quelques secondes, me voilà en position de défense. Je marche à pas de velours. Ne pas me faire prendre. Détecter sa proie. ça je sais faire. Je m'attache les cheveux en vitesse, en essayant de faire le moins de bruit possible. J'entoure le sac plastique autour de mon poignet, puis le bloque d'une telle manière à ce qu'il ne bouge plus. Pendant un court instant je ne suis plus la Ana de Fake Lover, mais bien là Ana de tous les jours. Sauvage, survivante. C'est Hadrien qui me ramène à la réalité. Ses paroles sonnent comme un ordre et je m'exécute. Ne cherche pas midi à quatorze heures. Pendant un quart de seconde c'est mon chef et s'il m'a demandé de m'arrêter c'est pour une raison, valable. Ses propos suivants ont du mal à raisonner, à se faire comprendre. Il me faut le temps de retrouver mes esprits. Mon regard n'est plus le même et lorsque j'aperçois la silhouette de la biche, je me dis que nous devons avoir le même regard, apeuré et confus. Le fait qu'il me taquine à ce moment précis me fait pencher la tête. Un léger soupir s'échappe de ma gorge. "Très drôle." dis-je dans un chuchotement et en l'accompagnant de gestes, signalant la même chose. Le langage des signes peut être pratique dans certaines circonstances. Je me remets en position "d'indigènes" et me rapproche d'Hadrien. "J'ai de la nourriture pour l'attirer?" dis-je en lui tendant avec le plus de délicatesse possible le sac, révélant les fruits. Je jette un coup d'oeil sur l'animal. C'est vrai qu'elle est belle. ça faisait longtemps que je n'avais pas eu l'occasion d'en voir. Rien que le fait de la voir distinctement me rappelle mes parents et là... là je sens comme une sensation de déchirement dans ma poitrine. Je manque de chanceler, mais me concentre sur la biche. Ne pas perdre l'objectif, Hadrien m'en voudrait, tout comme moi.

J'ignore ses rebuffades, peu concerné par son hermétisme total à mes conneries. Drôle, pas très drôle, peu m'importe, en définitive. Je peux me détourner totalement de mes paroles en l'espace de quelques demi-secondes, si mon attention est accaparée par autre chose, comme c'est le cas maintenant. C'est la robe mouchetée de la biche que je cherche du regard et non Ana. Elle se fait difficile à capter, pourtant, et j'ai peur qu'elle ne s'enfuie. Je ne sais pas trop pourquoi ça me tient tant à cœur, tout à coup, mais maintenant que j'ai flairé la piste de l'animal, j'ai l'envahissante idée fixe de l'approcher et de le contempler de plus près. Heureusement, ma compagne inattendue se prend au jeu, se figeant à mes côtés et calquant mes mouvements comme une tête chercheuse. Le cerveau tournant à mille à l'heure, je sens que mon incapacité à trouver une ruse pour atteindre mon objectif sans la faire fuir commence à tout doucement me frustrer et ce n'est pas bon pour la suite des opérations. Aussi, je remercie presque le ciel lorsque Ana me fait regarder à l'intérieur du sachet qu'elle trimbale et nous offre une piste de choix à suivre. Je hoche la tête, sans un mot, et en prenant soin de ne pas toucher le plastique, je remonte un tout petit raisin que j'écrase dans ma main, avant de le laisser tomber sur le sol. En bon citadin que je suis, ma connaissance des animaux se résume à ce que j'ai lu, entendu, vu à la télé et si je sais que l'odorat des biches est très développé, j'ignore si ce que je fais là aura une quelconque utilité. « Viens » je chuchote en attrapant doucement, de ma main propre, le poignet de Bambi le faon pour l'attirer derrière moi. Sans un bruit, à pas feutrés, les mouvements doux et fluides comme les fins courants d'air qui filent entre les troncs, on s'éloigne, on aligne les enjambées jusqu'à s'arrêter sous la silhouette imposante d'une espèce inconnue d'arbre. Sans prendre le temps d'inspecter les feuilles, l'écorce, comme je l'aurais fait dans une situation différente, je pivote et m'assieds entre les racines, le buste bien droit et face à la cachette de la petite biche imprudente. Je dépose face à moi le sachet de raisins, laissant son contenu suffisamment à découvert pour que l'odeur de fruit s'en échappe. « Ça va ? » je demande alors sans élever la voix et sans détacher le regard des rayures brunes qui parsèment mon paysage, guettant le moindre signe d'approche de la biche dont les pas délicats raclant la terre restent presque inaudibles. Je ne sais pas trop pourquoi je lui pose cette question. Par intérêt, j'imagine. C'est que Bambi est une drôle de fille, difficile à cerner. Je serais bien incapable, là, comme ça, de deviner ce qu'elle pense, ce qu'elle ressent.

Peu de gens arrivent à me surprendre. Je pense avoir cet instinct qui me permet de cerner les autres plutôt facilement et rapidement. Enfin, je pensais. Car dans cette aventure je remarque que mes avis changent. Prenons par exemple Hadrien. Moi qui le pensais inutile lors de la première semaine, je découvre chez lui une innocence frappante. Son comportement me fait le regarder autrement. Peut-être que finalement je l'ai jugé trop vite, ces deux dernières semaines me prouve, dans un certain sens que je devrais apprendre à connaître, un minimum avant de me faire une véritable opinion sur la personne. Le fait qu'il m'attrape le poignet, me permet de ne pas m'attarder dans mes pensées. Je lui suis reconnaissante pour cela et décide de le suivre sans faire d'histoire, ne voyant pas pourquoi j'en ferais, ce serait puéril, gamin et inutile. Nous nous retrouvons très vite derrière un arbre, qui se trouve être proche de la biche, elle-même caché par un autre tronc. Décidément nous sommes parties pour jouer à cache-cache. Malheureusement je ne crois pas qu'elle connaisse les règles du jeu. Le fait qu'il me questionne, juste après, qu'il me demande si ça va m'interpelle. Pas que j'étais habitué au silence, mais je ne pensais pas qu'il allait avoir la décence de me poser la question. Cela ne m'aurait pas vexé s'il ne l'avait pas fait. Je l'aurais compris. Il n'y a qu'à voir son regard pour lui pardonner sa « maladresse ». « Mmmh. » Je sais que ce n'est pas une véritable réponse, mais l'animal ne se trouvant qu'à quelques mètres de nous, je ne voulais pas tout faire foirer. Nos deux corps se trouvant l'un en face de l'autre, et mon visage ayant pour vu le sien, je ne peux rester longtemps à fixer la silhouette de la biche. Mon regard n'arrête pas de jeter des coups d'oeil vers le jeune homme. On pourrait appeler ça un coup de folie ?Moi je traduirais mes futurs gestes comme de l'anticipation. En effet, l'animal n'étant pas encore prêt à faire le moindre mouvement envers nous, je décide d'en faire... vers le candidat. Pourquoi ? Parce que. J'attrape alors délicatement le menton d'Hadrien, puis y dépose un baiser. Chaste, mais tendre et de deux secondes et demie. Le temps même pour moi de prendre dans ma main quelques raisins et de les écraser sur l'arbre, présent derrière Hadrien. Je jette par la suite un coup d'oeil vers notre « proie ». Toujours présente. Certainement attiré par l'odeur, j'entre-aperçoit sa tête. Je plaque alors d'une main, essaye d'être le plus douce possible, le candidat contre le tronc. Croise son regard et dit dans un chuchotement : « Il y avait quatre-vingt-neuf pour cent de probabilités que cela se termine comme ça. Ce moment je veux dire. Alors autant le faire tout de suite. » dis-je de mon ton neutre habituel. Dites-moi que j'ai tort à ce sujet, mais franchement tout y est. La forêt. Un homme, une femme. Une biche. L'histoire est courue d'avance. J'entends quelques craquements de feuilles. « C'est plus excitant maintenant ! » dis-je en esquissant un bref sourire avant de me concentrer de nouveau sur notre mission. Je sais très bien que la finalité de cette chasse, qui n'en est pas à proprement une. C'est de l'observer au plus près, pourquoi pas même de l'apprivoiser le temps de quelques minutes avant de la laisser. Comportement que je n'aurais jamais adopté il y a de ça quelques années. Mais ça personne n'a besoin d'être au courant.

Je constate en silence et sans réagir qu'elle ne répond absolument pas à ma question. Son vulgaire grognement n'est ni un oui, ni un non, pour moi. Ce n'est qu'une façon à peine polie de m'envoyer me faire foutre, ou de signifier que ça ne me regarde pas. Ou autre chose, j'en sais rien. Je ne m'attarde pas, toutefois. Libre à elle de parler ou non. Pas forcément de m'en parler à moi, car en définitive, on n'est pas grand chose l'un pour l'autre, et je n'ai aucune légitimité à recueillir ses pensées, mais à parler tout court. Dans le vent, qui l'écoute et réagit. En agitant doucement ses cheveux, comme maintenant, par exemple. L'espace d'un souffle, l'idée d'une répartie débile sur son impressionnante élocution me fourmille sur les lèvres, mais je n'ai à me contenir que quelques secondes pour que ça me semble débile et que l'envie ne passe d'elle-même. De toute façon, Ana, qui n'a pas vraiment ce genre de préoccupations, trouble mon champ de vision en bougeant, m'ôtant toute possibilité d'action. J'ai juste le temps de détourner le regard dans sa direction qu'elle est déjà devant moi, juste devant, les doigts perforant mon espace vital pour faire pivoter mon visage. En plein sur le sien. Elle ne m'embrasse qu'une seconde ou deux, mais elle me prend tant au dépourvu que ça me semble durer des années. Les sourcils froncés d'incompréhension, je la regarde me lâcher, s'éloigner, m'observer à son tour et, docile, je capitule contre le tronc d'arbre, sans chercher à protester ses ordres. Ses explications ne me plaisent guère, sachant pertinemment que ça ne se serait jamais terminé de cette façon. « Tu me connais mal, Bambi » je me contente de la contredire. Évidemment. Elle ne me connait même pas du tout. Et j'imagine que dans un sens, elle n'a pas totalement tord. Avec n'importe quel autre gars, ou nana d'ailleurs, les choses auraient pu déraper jusque là, en effet. Plus j'y pense, plus je m'en rends compte. On est seuls, paumés, proches, tendus. J'entends presque les battements de son cœur dans sa poitrine. Ça a quelque chose d'ambigu, comme atmosphère. « Ne t'abaisse pas à endosser ce rôle pourri » je souffle, accrochant à mon tour son visage pour l'obliger à me regarder. Celui de la gosse qu'on bécote au détour d'un bosquet puis qu'on oublie. Celui de la femme obéissant aux lois sociétales qui disent qu'un bois est numéro trois dans le top ten des endroits érotiques par excellence. Mais comme elle semble déjà passée à autre chose, je n'épilogue pas plus sur le sujet et la lâche pour pivoter la tête en direction des branchages, un peu plus loin. Je n'ai pas eu besoin de ses paroles pour l'entendre. Figé, j'ai le regard attentif et je repère presque dans la seconde le petit museau effrayé mais curieux de la biche qui se montre de plus en plus. Stupéfait, immobile, je m'empêche presque de respirer, lorsque je la vois se dépêtrer de plus en plus de sa cachette pour esquisser des pas hésitants dans notre direction. Ou plutôt, dans la direction d'Ana, car il devient vite très clair qu'elle fait une distinction entre nous et qu'elle a déjà choisi son petit préféré. « Elle t'aime bien, on dirait » je chuchote, fasciné, sans la lâcher du regard, tandis qu'elle poursuit lentement son chemin dans notre direction.