- addil.

Je fais rouler entre mes doigts un épais verre à moitié rempli d'un alcool non-identifié que j'ai trouvé dans le bar lounge. Je me fiche pas mal de quel alcool j'ai attrapé en balançant le bras au hasard, je l'ai très certainement déjà goûté un jour, quel qu'il soit. C'est une activité appréciée, dans ma classe sociale. On boit comme d'autres mâchouillent du chewing-gum. Ça n'a rien d'extraordinaire, encore moins d'étrange ou de négatif. C'est un code, nos mains sont faites pour réceptionner le sacro-saint verre - la flûte de champagne pour les femmes, le Glencairn pour les hommes. Pas de verres de marque ici, juste un gros verre aux multiples faces qui fait se refléter le liquide marron sur ma peau. Un gros verre à l'odeur insoutenable qui j'emporte avec moi, sans réellement prévoir de destination. Je me retrouve sur la balcon sans savoir comment ni pourquoi mais je m'en contente, signant cet accord tacite d'occupation en plantant mes coudes sur le garde-fou. J'offre à mes yeux une liberté inhabituelle en les laissant vagabonder dans le jardin exotique, désert de toute présence humaine. Il n'y a que les plantes pour le faire vivre. Les plantes et mon regard qui lui confèrent un but, une raison d'être. Celle d'être beau et apaisant. Et toujours mon verre qui roule dans ma poigne agile. Je ne sais pas pourquoi je l'ai pris, je ne le boirai pas. L'habitude, peut-être, ce besoin viscéral, furieux et soudain de retrouver l'avant. Je soupire, incline doucement le poignet pour vider ma boisson par-dessus le garde-fou mais des sons feutrés de pas en arrière-plan me retiennent, et je me fige. Aussi, naturel, je balance un regard à l'intrus et ô, surprise, c'est Addil. D'un sourire narquois peu convaincant car peu convaincu, je le laisse s'approcher. « Il faudrait que tu calmes ton obsession pour moi » je me contente de l'accueillir, la voix neutre de toute intonation. Il m'énerve mais pas suffisamment que pour le recevoir avec hostilité dès le début - pas pour l'instant, en tout cas. Il n'a pas encore franchi, ni même atteint mon seuil de patience. Il en faut plus pour percer ma bulle d'indifférence. « Ce n'est pas très recommandé pour un psy d'être névrosé » j'ajoute, fronçant les sourcils sur un regard condescendant. Je lui plaque le verre contre le torse alors, parce que je n'en veux pas. Et je réintègre ma position initiale, accoudé sur le garde-fou.

Le revoilà qui se lance dans des répliques fleuves, le genre dont on oublie le début une fois arrivé à la fin, tout en perdant le fil au milieu, et dont les sujets restent sans verbes et les verbes demeurent sans sujets, parce que son instigateur lui-même ne parvient à se remémorer sa tournure. Et effectivement, au bout du centième mot, il finit par me larguer, ma concentration et surtout, mon intérêt s'étiolent, je cesse peu à peu de l'écouter et je replonge dans ma contemplation du jardin. Tandis que mon esprit tâche, déformation professionnelle, de capter deux ou mois mots importants de son discours sans fin, mes yeux papillonnent un étage plus bas, pour se poser sur un couple de candidats qui se promènent, de toute évidence. Je ne parviens pas à mettre des noms sur les silhouettes, d'ici, mais je distingue un homme et une femme. Aussitôt, je me mets à tenter d'imaginer toutes les combinaisons possibles, faute de mieux. Mais je dois me rendre à l'évidence, je ne fais pas suffisamment attention aux autres que pour être au courant des liens qui se sont tissés entre les uns et les autres. La vérité, c'est qu'ils n'ont d'intérêt pour moi que dans ce genre de moments - lorsqu'il me faut d'urgence une distraction potable. Et quelle meilleure distraction que l'être humain ? Les êtres humains ? À plusieurs, seuls, dans leur environnement naturel ou soumis à la pression d'une situation bien singulière - il n'y a pas de meilleur sujet d'étude. Il est à la fois incroyablement fascinant et particulièrement dégueulasse. Drôle de combo. Lorsque, du coin de l’œil, je le vois s'accouder au garde-fou, à côté de moi, je devine que son monologue a cessé et que c'est le moment où je suis supposé répondre quelque chose, réagir d'une quelconque façon. « Et moi, ce sont tes longues phrases pédantes qui me lassent » je soupire à mon tour, sans condescendance pour une fois. Ce n'est qu'une réalité que je soulève. Ses répliques de trois chapitres tournées comme de la poésie low cost, à grand renfort de métaphores pompeuses et de prétention exacerbée, ça m'ôte toute envie de l'écouter. Je roule des billes dans sa direction, la face exprimant ma profonde indifférente. Je constate le changement sur son expression. Il a l'air ailleurs, et étrange aussi. « Je n'ai même pas besoin de chercher à t'ébranler, Grande Muraille, tu y parviens très bien tout seul » je note, vaguement sarcastique. Vu sa gueule, qu'il tire jusque par terre, je n'ai absolument aucun effort à déployer pour le chercher, si tant est que j'aurais souhaité le faire. Parce que ce n'est pas le cas. Je n'ai pas son caractère puéril. Emmerder les gens dans le simple but de les emmerder ne m'amuse pas. Soit je les ignore, soit je leur réponds avec mon désintérêt coutumier. S'ils m'énervent, je m'énerve. C'est tout. Alors, je me tais. Je le laisse refaire ses stocks d'oxygène après une telle tirade, il doit en avoir sérieusement besoin. Sauf qu'il me gave avec sa tronche d'enterrement et sa "lassitude" de dépressif. « Bon, soit tu racontes, soit je me tire, mais je n'ai pas envie d'être mêlé à ton suicide. » je grogne parce que le silence me pèse. Je n'ai pas particulièrement envie de l'écouter non plus, mais s'il se met à chialer tout seul dans son coin, ça sera encore pire, je préfère prendre les devants.