Il règne un chaos monstre dans la salle à manger et la cuisine avoisinante vu l’heure, et malgré la faim qui me taraude, je préfère encore m’éclipser plutôt que subir ce brouhaha infernal encore plus longtemps. Inutile de m’entêter, sinon je risque de me retrouver avec une migraine et ce n’est clairement pas dans mes intentions. Je laisse mes pas me guider jusqu’à l’extérieur, là où le niveau de candidats chutent drastiquement, à mon grand soulagement. Je manque de patience, parfois, et quand l’appétit se met de la partie, c’est encore pire. Heureusement, j’ai pu attraper une pomme avant de me fuir loin du troupeau, et je la déguste, alors que je prends mes aises dans les différents sentiers du jardin japonais. Inévitablement, je suis amenée à traverser le joli pont qui surplombe le bassin japonais et je trouve sur ma route Maha, prise en flagrant délit d’observation de poissons. Sa tête brune se tourne en ma direction, alors qu’elle me pose une curieuse question. Sa voix est tout en délicatesse et je songe qu’elle doit être très jolie lorsque chanter, sans même savoir si la candidate maîtrise ce genre de talent. Croquant une nouvelle fois dans la pomme d’un rouge foncé que j’ai en main, je m’accorde un moment de réflexion avant de lui donner la satisfaction de répondre à son interrogation. « Pour plusieurs raisons, oui, je l’ai déjà fait. » Et même plus d’une fois, mais je me garde bien de l’en informer. Ceci dit, il est facile de comprendre que ça n’était pas l’histoire d’un seul évènement. Je suis loin d’être une sainte, à ce niveau. « L’instinct de survie nous force parfois à agir contre notre gré. » ajoutais-je d’un air détaché, même si le sujet faisait remonter certains souvenirs à ma mémoire. Le fait d’avoir grandi dans une famille aussi dysfonctionnelle que la mienne ne justifiait pas cette mauvaise habitude, mais pouvait aisément en expliquer les raisons. Je me protégeais de mon environnement immédiat, des représailles de mes parents, des menaces qui pesaient sur mes épaules. Si je regrettais? Non. Et même si on me proposait de retourner en arrière, je n’y changerais rien. Mais je n’en étais pas fière pour autant. « Toi ? » Naturellement, je lui renvoyais sa propre question, curieuse d'en connaître la solution.

J'accueille Simone plutôt sobrement pour une fois, on pourrait presque dire que j'ai canalisé mon énergie débordante ainsi que ma répartie souvent acide. C'est surement par que sa présence m'arrache à mes pensées, je perds mon file rouge. Je suis paumée. Je lui pose une question qui m'est fatale. Mon regard se raccroche au bassin lorsque je lui cède quelques secondes de réflexion pour lui laisser le temps de me trouver une réponse à peu près potable. Néanmoins, je déduis de son silence que la réponse tendrait à être positive quand même. Je l'écoute avec une certaine attention ce qu'elle dit, de toute façon j'imagine qu'elle a saisi que je n'étais pas trop en état de juger, qu'elle ne craigne pas cela. Evidemment je me garde bien de lui demander sur quoi elle a menti, c'est un peu stupide comme question, il faut l'avouer. « Souvent » j'hoche la tête alors, bon ici, cela ne me sert à rien, mais à l’extérieur, plus que souvent. Il fut une période où je trouvais moi-même cela inquiétant mais je n'avais pas d'autre choix qui me semblait envisageable sur le moment. « Par nécessité aussi» je précise alors en posant mes billes sur elle. « Mais je me suis souvent prise dans l'engrenage, tu peux rien arrêter et t'enfonces un peu plus, sans savoir quand tu reverras la surface » je lui annonce parce que c'est vrai, tout s'accumule, des mensonges justifient les anciens et il faut redoubler d'inventivité et de créativité pour être crédible. « Raconte-moi ta vie » je lui demande sans que ma voix ne laisse place à une négociation. « Mais pas les banalités que je pourrai très bien lire sur ta carte d'identité» je précise tout de même, parce que je m'en fous de savoir où elle habite.

Avec une introduction comme elle venait de me servir, je me doutais que ma conversation avec la jolie Maha ne serait pas des plus banales. Elle souhaitait connaître mes sombres secrets, et la question qui commença tout était sans équivoque. Le mensonge. Le refuge des derniers instants, quand on n’a plus aucun autre recours. À une époque, il avait été un ami plus que fidèle, mais c’est le genre de relation malsaine, qui finit toujours par ne rien nous apporter de bon. Que des problèmes, et plus encore.  Comme elle-même l’explique, il était simple de se laisser prendre dans cette spirale descendante, une fausseté à la fois. Si bien qu’un jour, on se rend compte qu’il sera bien difficile de revenir en arrière et de réparer tous les tords que nos menteries ont pu causer sur leurs chemins. J’acquiesce à ses remarques, comprenant parfaitement ce qu’elle exprime de vive voix, car j’ai de nombreuses fois eu ces réflexions. Mais le problème, ce que nous n’avons pas toujours le choix. Même si plusieurs aiment prétendre le contraire. « Je suis une erreur de parcours dans la vie de mes parents. Je ne sais toujours pas pourquoi, d’ailleurs, ma mère n’a tout simplement pas avorté en apprenant mon existence. Ça aurait été tellement plus simple. » J’hausse les épaules en lui dévoilant ce détail de ma vie. Je considère ce détail plus qu’insignifiant, car c’est une réalité avec laquelle je vis depuis toujours, mais c’est loin d’être la normalité, et j’en suis parfaitement consciente. « Ma grande sœur prenait et prends toujours toute la place, j’ai grandis dans son ombre, le vilain petit canard de la famille, tu vois le genre. La seule personne qui m’accordait un tant soit peu d’attention, c’est mon parrain. Il est mort quand j'avais onze ans. » Hugo avait eu droit à ces quelques confidences il y a quelques jours, mais elle ne pouvait pas savoir, alors je me permettais de le mentionner, à nouveau. « J’ai quitté la maison à dix-neuf ans, et je ne leur ai plus jamais adressé la paroles. Les seules nouvelles que j’ai d’eux, c’est via les réussites et les échecs de mon ainée : elle est actrice et mannequin. Elle est splendide et talentueuse, ça je n’en ai rien à redire, mais tellement naïve et manipulable… mes parents, surtout ma mère qui est aussi sa gérante, font tout ce qu’ils veulent d’elle. Zéro autonomie. À trente-trois ans, elle dépend toujours de mes géniteurs pour vivre… Je trouve ça pathétique. » Et triste, aussi. Elle était incapable d’utiliser son libre-arbitre, de prendre ses propres décisions. Ma mère l’autorisait, bien sûr, à choisir ses propres projets, mais non sans avoir fait un tri parmi ceux qui lui avait été présenté. Dire qu’elle pensait avoir le contrôle. Ça m’écœurait, toute cette histoire. Sauf que jamais je n’allais lui venir en aide. J’étais à peine haute comme trois pommes qu’elle affichait ses airs hautains avec moi, et en vieillissant, ça n’avait jamais vraiment changé. J’existais à peine, pour elle. Qu’une tache sur son parfait parcours de vie. « J’ai refait ma vie ailleurs, tout simplement. Je travaille dans l’aéronautique depuis bientôt trois ans, je vis seule avec mon chat, c’est le bonheur total. » Ou pas, ironisais-je. Cette vie-là n’était pas parfaite, mais dans les conditions, j’allais m’en satisfaire.