ROARING HEARTS
@jade

Elle avait lu la peur dans les yeux, dans les mouvements de Scarlett quand les résultats des votes s’étaient rapprochés dans le temps. Elle avait surpris le regard paniqué de Scarlett quand elle avait dit sans le prononcer à sa sœur « que ferais-je si tu pars ? ». Jade n’avait pas la même importance pour Khadija, qui avait réalisé sur le coup qu’elle en avait quand même une, et pas des moindres. Sans vraiment s’en rendre compte, il était pourtant clair à présent que Jade faisait partie de sa famille, ici. Sans elle, rien ne serait pareil. Sans Cody, c’était différent, mais le cœur battant restait entier. Sans Jade, elle se serait sentie meurtrie. Sans Jade et son absence de sourire, Jade et ses gestes imprévisibles, Jade et ses pas vers un chemin sur lequel personne, pas même sa sœur, n’arrive à la suivre. Il ne lui était pas concevable qu’elle s’en aille. Lorsqu’elle la croise en entrant dans la salle de bain, ses longs cheveux rouges épars de chaque côté de ses épaules, le long de ses bras, elle ne peut s’empêcher de s’avancer vers elle et de la prendre dans ses bras pour la presser avec douceur contre elle. Bien sûr qu’elle est restée. Elle semble importante pour tout le monde ici, son chiffre de votes en témoigne. Il n’empêche, Khadi a eu peur hier soir. Une peur bien différente de celle de Scarlett, parce que l’amour de Scar pour Jade n’est pas négociable, il est inné, à jamais. Celui de Khadija est né du néant, partit d’aucun lien du sang, d’aucune enfance partagée. Elle desserre son étreinte et lui sourit. — Tu es restée. C’est tout. Un soulagement, une surprise que de réaliser qu’elle y tenait beaucoup. Elle voudrait ne surtout plus les voir nominés, ceux auxquels elle tient. Tous sauf eux, la loi de la survie. Parce qu’elle a besoin d’eux pour continuer l’aventure, pour ne pas se sentir enfermée au milieu d’étrangers dans une boite expérimentale. Elle aime Jade, elle aime ces personnages fuyants, à saisir sur le vol, que la peur d’être jugés peut faire gonfler de piquants comme des poissons exotiques. Ils sont comme l’océan, insaisissables, peu aimables, fascinants et tendres sans qu’on s’y attende.

Positionnée face à un des nombreux miroirs, je brosse un moment ma longue chevelure couleur rouille. Parfois mes opales se posent sur mon reflet qui a tendance à me rendre un peu mal à l'aise parce ma silhouette chétive me fait peur. Je suis rapidement interrompue, à mon plus grand bonheur. Khadija. Je lui offre un vague salut lorsque la demoiselle apparaît dans la pièce, mes prunelles nerveuses suivent, accompagnent son mouvement en me demandant ce qu'il lui prend. Je ne suis pas habituée. La réaction de Khadija me surprend pendant une poignée de secondes. Je reste inerte face à cette démonstration soudaine d'affection qui me bloque pendant un instant. Mes bras squelettiques lui rendent son éteinte, le plat de mes mains se posent sur son dos si bien que l'on ne sait plus laquelle de nous deux soutient l'autre. Mon front se love contre le creux de son cou pendant une seconde. La tension qui semble animer constamment mon corps semble s'apaiser pendant une seconde, simplement une petite seconde avant que l'on se lâche. « Apparemment, ce n'était pas encore mon heure, il faut croire » je lui réponds en souriant avant d'hausser les épaules. Je crois dire que je m'étais préparée à partir. Il faut dire aussi que mon aventure a perdu un peu de ses couleurs sans Lino, c'était le premier départ qui a réellement soulevé quelque chose en moi. C'était comme un déclic. « On a encore un peu de temps supplémentaire ensemble » je continue de mon air serein, un pâle sourire fantomatique se dessinant sur mes pulpeuses alors que je la regarde sans rien ajouter de plus.

Khadija regarde Jade avec douceur, lui rend son sourire, un peu surpris, celui de la rousse, peut-être n’avait-elle pas vraiment saisi qu’elle était importante, ici, aux yeux de beaucoup. Non, son heure n’était pas arrivée du tout. — Tu as vu tes pourcentages de votes ? J’ai tout vu depuis mon lit, dit-elle dans un nouveau sourire, les yeux brillants. — Tu as su toucher les gens, juste en étant toi-même. C’était vrai. Les gens avaient voté massivement pour Jade, peut-être parce qu’eux aussi avaient senti en elle la force, insoupçonnée dans ce petit corps frêle, la fierté, le talent dans la fêlure. Jade était un être attachant, il n’était pas nécessaire de lire en Scarlett pour comprendre pourquoi elle l’aimait autant. Khadija observe son visage dans le miroir. Il faudra qu’elle fasse un masque revitalisant, pour graisser un peu sa peau qui a tendance à s’assécher ici, avec les chauffages qui diffusent un air artificiel, chaud et sec. Ça manque ici de l’humidité de l’océan, elle n’a pas l’habitude. Elle attrape sa petite brosse Tangle, ronde et capable de brosser les cheveux longs sans les briser. Elle défait les éventuels nœuds qui peuvent se nicher contre sa nuque, avant d’abaisser le bras, la brosse encore dans sa main. — Tu viendras vraiment me voir, à l’océan ? Elle demande du bout des lèvres, son regard vert vrillant celui de Jade. Est-ce qu’elle osera dépasser ses peurs et venir ? — Tu viendras surfer ? Elle aimerant tant… Elle regarde tendrement le corps de Jade, dont beaucoup doivent condamner le manque d’épaisseur. Pas elle. Pas Khadija, pour qui on ne peut changer si l’on n’apprend pas à s’aimer. Si vous détestez votre corps, vous n’avez même pas envie de faire quelque chose pour lui. Si vous l’aimez, vous pourrez trouver la force de l’améliorer. — La maigreur ne sera pas une faiblesse pour toi, une fois sur l’eau, ajoute-t-elle dans un sourire admiratif. — Tu te mêleras au vent, elle souffle dans un murmure. — Les vagues te porteront sans te sentir, toi même tu auras quitté ce qui te retient sur la terre ferme, et tu découvriras un autre monde, une autre Jade. Tout comme elle-même avait découvert une autre Khadija. Elle voudrait lui faire découvrir ça, lui faire vivre cette expérience. Ça la sauverait. Non pas un traitement, non pas un psychiatre, non pas Scarlett, mais simplement Jade. Sur l’océan, on n’est qu’avec soi. On n’a pas d’autre choix que de compter sur soi, et de réaliser qu’on arrive à prendre soin de soi, à se maintenir en place. A se protéger. On réapprend la confiance en soi, ce vieux sentiment qui, lorsqu’on était enfant, semblé inscrit en nous, et qui a disparu au rythme des ans pour laisser place au doute.

Elle me parle de pourcentages, ce ne sont que des chiffres. J'ai peut-être touché le public mais je ne sens pas tellement à mon aise dans le Nid parce qu'il y a quand même pas mal de personne avec qui je n'ai pas accroché. Pourtant je n'ai pas l'impression d'être inaccessible, au contraire ... « Je suis à nouveau nominée cette semaine » je lui rappelle simplement parce que c'est un triste constat. Je viens à peine de sortir d'une semaine avec une épée de Damoclès au dessus de la tête que j'y retourne et ça, juste à cause d'une personne en plus. Khadija enchaîne sur un sujet totalement différent. L'océan. Elle. Le surf. Un combo qui est plaisant sur le moment, qui donne envie. Elle veut savoir si un jour j'en ferai avec elle comme professeur par exemple. « Je te promets que je viendrai un jour » je lui réponds en vrillant ses prunelles aux siennes en lui offrant un vaste sourire. Je ne veux pas fixer de date, de repère temporel parce que je n'ai pas envie de me rajouter une chaîne de plus, une contrainte alors que c'est sensé être un plaisir. Je viendrai, j'en suis sûre, mais je ne sais pas encore quand. Je ne sais jamais de quoi sera fait demain alors je ne vois sur du long terme, je me contente de survivre à la journée sans écraser ceux qui m'entourent et c'est déjà une victoire. Je l'écoute parler, donner une autre dimension à ceux qui pourraient dire que c'est simplement tenir en équilibre sur une planche flottante sur l'eau. Je pourrais presque me plaire dans la description qu'elle me fait sans être vraiment sûre de vouloir trouver une autre Jade, comme elle dit. « Les passions sont aussi salvatrices que destructrices » je lance simplement de ma voix aérienne, parce que sans le vouloir je fais un amalgame entre la passion de Khadija pour le surf et la mienne pour la danse. Cela m'a fait monter très haut pour me laisser m'écraser sans amortissement la seconde d'après. « Et toi, un jour tu viendras me voir danser » je dis comme s'il s'agissait d'une contrepartie alors que ce n'est pas du tout le cas. C'est juste une demande, un espoir, ou une envie.

C’est vrai, Jade est de nouveau nominée cette semaine. Mais à qui la faute, à Gael ou à des dizaines de votes en sa défaveur ? Khadija sourit et cligne des yeux en guise de compréhension. — Je connais cette épée de Damoclès qui ne te lâche pas d’une semaine à l’autre, n’oublie pas que je suis la partenaire de Lloyd, dit-elle dans un sourire malicieux. — Ne t’en fais pas, d’accord ? Même si une part de moi est contente que tu t’inquiètes de partir… Ça veut dire que tu te plais un peu, ici ? Elle demande d’une petite voix, légèrement timide. Oh, elle sait bien que Jade reste fuyante, au sein du nid, mais elle fait partie de ceux qui ne lâchent pas l’affaire, qui continuent le rentre dedans et qui ont décidé de l’aimer ; qu’il pleuve ou qu’il vente. Le regard vert de Khadija s’éclaire à la promesse de Jade. — Compte sur moi pour te recevoir comme il se doit, peu importe quand, assure-t-elle avec sincérité. Les paroles de Jade au sujet des passions semblent faire écho, de ce que Khadija en comprend, à sa propre passion : la danse. Selon son secret, il semblerait que trop d’exercice, trop de pression, d’idéal, aient eu raison de la santé de Jade, de sa modération. Khadija observe le visage de Jade, légèrement assombri, y cherchant son histoire et ses ressentis. Elle a mal vécu l’arrêt de la danse, mais elle a sans doute encore plus mal vécu l’enfer passé les derniers mois de ballerine. Pour Khadija, le surf est aussi une passion dangereuse : elle sait qu’elle pourrait y laisser sa peau à tout instant. Elle fait vivre un enfer à ses parents lorsqu’elle part surfer dans des lieux dangereux ; eux-mêmes savent qu’on peut se noyer dans une flaque d’eau, il suffit d’avoir une crampe au mauvais moment, un petit malaise, trop de courant… Et pourtant… — Une passion peut détruire, mais de la destruction nait autre chose. Pas forcément du négatif, tu sais. Roméo et Juliette meurent, mais leurs familles se réconcilient, évitant ainsi bien d’autres morts inutiles, créant de nouvelles unions… Peut-être que l’arrêt momentané de la danse a fait, quelque part, du bien à Jade ? Peut-être qu’elle reprendra les chaussons avec plus de modération, moins d’angoisses ? Peut-être cet arrêt aura-t-il fait naitre en elle un rapport apaisé à son art, comme l’est le rapport qu’entretient Khadija avec l’océan ? Elle sourit à sa proposition. — Tu me le proposes enfin, dit-elle dans son sourire, le regard brillant. — Quel ballet n’as-tu jamais dansé, et rêverais-tu de faire une fois dans ta vie ? Elle songe au Lac des cygnes, mais il faut dire qu’étant donné son peu de culture en la matière, c’est le point Godwin du ballet classique qu’elle se retient d’énoncer.