Il aurait été lui-même incapable de dire pourquoi, mais le fait était qu'il l'avait trainée là, sans lui laisser le choix. Sûrement avait-il lu dans son regard une approbation totale, ou peut-être l'avait-il imaginée pour mieux se convaincre. Le froid venait de tomber avec violence, le parc était gelé par endroits, mais c'était là qu'il voulait marcher à ses côtés. Il n'avait pas besoin de les regarder pour savoir que ses ondulations dorées dépassaient de sa capuche et dansaient dans le vent glacé, que ses pupilles rétrécissaient sous le ciel d'un blanc maladif, laissant place à deux ronds d'un bleu métallisé. Leurs pas crissaient sur l'herbe froide, et, instinctivement, il glissa sa main dans la sienne et la rapprochant de lui – meilleure protection à ce jour contre l'hiver. « Tu voulais que je te parle de moi », dit-il avec un sourire, le regard perdu dans le fond interminable du jardin. « Je viens de Sarcelles. » Il tourna son visage vers elle. « Tu connais? J'ai aussi visité la Suisse, un … très beau pays », continua-t-il la regardant toujours, comme s'il avait cherché ses réponses au fond ses prunelles. Une bourrasque de vent glacial s'abattit sur le parc et rougit son nez. Il porta sa main à son visage, et l'enferma entre les deux siennes, l'approchant de ses lèvres, soufflant un peu de sa chaleur sur ce petit bout de chair mis à mal par le climat. On aurait dit que la terre entière avait décidé en un murmure tendre de ne pas révéler à Madeleine à quel point elle était belle. Ainsi, elle la préservait de tout orgueil, de toute superficialité qui aurait pu altérer les traits de ce visage, elle ôtait de ce regard toute couleur de supériorité criarde, elle couvait la douceur de ces joues rondes et roses. Comment n'avait-il pas pu s'apercevoir dès le premier soir dans le château que Madeleine était ce qu'elle était? Avec une pointe au cœur, il songea que les autres garçons de l'émission, eux, n'avaient pas tant tardé à ouvrir les yeux.

Il me dit de le suivre, alors je l'accompagne avec docilité sans aucune hésitation, mon pas emboite le sien et nous traversons le jardin vide d'hommes pour nous isoler tous les deux. Je ne lui ai pas parlé depuis le prime, je ne lui ai pas adressé un seul mot depuis très longtemps à vrai dire. Tous nos échanges sont fait de regards, de petits sourires, de froncements de sourcils, il parait toujours très loin et pourtant si proche à la fois. Je rougis quand il me prend la main, je serre mes doigts autour des siens mais ne dis rien qui puisse trahir le silence qui s'impose entre nous. Les températures sont descendues alors que la nuit approche, le ciel se colore et il me stoppe au milieu du parc pour s'adresser directement à moi. Je me pince les lèvres, pourquoi mon souffle est-il aussi court? J'hoche la tête pour confirmer sa déclaration, je garde le nez pointé vers mes bottines, la tête enfouie dans la capuche de ma doudoune. Il m'annonce qu'il vient de Sarcelles, me demande si je connais. Je ne saisis pas sur l'instant, balbutie. « Ou..oui oui je connais. » Je n'ai même pas la présence d'esprit de préciser que moi aussi je viens de là bas, j'en oublie qu'il n'est pas censé le savoir puisque l'on ne se connait pas. J'ai l'impression que tout est évident entre nous, étrangement. Il me parle de la Suisse, mon menton se baisse un peu plus, il me prend au dépourvu avec sa voix douce et son timbre chaud. « J'y suis allée aussi, j'ai de la famille là bas... J'en garde de très beaux souvenirs. » Je réponds. J'aimerai parler plus librement mais il me paralyse avec ses mains qui se hissent contre mes joues. Les lèvres entre-ouvertes, je suis sa progression sur ma peau, son visage qui se rapproche du mien, je ferme déjà les yeux mais ne sens qu'un souffle chaud sur mon nez. Je souris, c'est trop bête d'avoir pensé qu'il allait m'embrasser. Je rouvre les paupières, elles s'agitent à sa vue. « Je suis contente que tu sois resté Clément.. » J'ai les bras ballants contre ma taille, je me sens si faible.

« De la famille, vraiment... » Il haussa un sourcil et sourit. « Un garçon t'y attend? » murmura-t-il, attrapant son regard du sien et l'empêchant de s'échapper. Mais toujours, Madeleine baisse les yeux à ses pieds. Il éloigna sa main de ses lèvres et observa la caméra plantée dans la terre dure, la caméra qui, plus que les candidats, résiste à tout climat. Parfois, il envie les appareils qui pensent seuls sans avoir conscience d'eux-mêmes, il aimerait avoir à la place du ventre un mécanisme complexe de rouages et de puces électroniques, un mécanisme qui comprenne parfaitement tout ce qui se passe dans l'esprit des filles, ou qui se mette simplement à balancer un message d'alerte en cas d'absence de ressource. Tout sauf cette implacable envie d'envoyer balader les paroles inutiles et de laisser ses envies vagabonder sur le corps de Madeleine, pourtant bien emmitouflé dans sa doudoune. Il s'en fout, il n'a pas oublié le corps qui lui est apparu dans le sauna en pleine nuit, divin cadeau de la lune. Elle est contente qu'il soit resté. Son index se posa avec douceur sous son menton, lui soulevant le visage à la hauteur du sien, l'obligeant à le regarder, quoi qu'il lui en coûte. « Et que me vaut une si soudaine déclaration? » demanda-t-il d'un air amusé, à moitié fasciné par l'art avec lequel cet ange blond sait le rendre incapable d'autre chose que de l'adorer. Mais des questions, toujours des questions, il entretient malgré lui la discussion vide de sens et débordante de non-dits, il se raidit bêtement quand elle prononce son prénom entre ses lèvres roses, et la distance qui les sépare lui paraît interminable. Qu'est-ce que ça veut dire, elle est contente qu'il soit resté? S'il reste, c'est pour se rapprocher d'elle.

Il s'empresse de me demander si un garçon m'y attend. Il n'en manque pas une, je rougis parce que cette question n'a rien d'innocent, tourne la tête pour ne plus l'avoir dans mon champs de vision. C'est très dur de soutenir son regard dans ces moments, alors je préfère me perdre sur les falaises au loin. « Non, je suis célibataire. Je n'y ai qu'une grande mère et quelques cousins. » Je dis un peu sèchement avant qu'il ne s'empare une nouvelle fois de mon visage, me coupant dans mes souvenirs d'une relation qui s'est arrêtée depuis. Pourrait-il cesser de me toucher ainsi? Je n'ai même pas la force de le lui demander, j'ai encore moins la force de me risquer à saisir cette main qu'il se plait à déposer sur ma peau. Allez, sois forte Madeleine, pas de soumission stupide entre vous. « Je pense que c'est important que tu le saches. » Je ne sais pas quoi faire de mes mains qui restent nouées entre elles devant moi. J'hésite un instant, m'approche un peu si s'approcher est encore possible. Mes doigts se glissent sur son t-shirt, s'y accrochent, passent finalement sous le tissu pour rencontrer sa peau nue. Elle est chaude, j'ai peur que la mienne soit trop froide. Je suis toujours glacée. Les paumes sur ses flancs, je dégage mon menton de la sienne, ma vue se trouble un peu. « Je.. » Prends-moi dans tes bras. La supplique est silencieuse mais je le tire un peu plus contre moi, dépose mon front contre son cou.

Elle est trop près de lui. Trop près pour que cette relation d'inconnu à inconnu se poursuive, trop près pour que la découverte et le mystère restent entiers. Soit trop loin, soit trop près, l'idéal, c'est d'être en elle, il le savait et le déplora encore tandis que son regard se perdait dans la fine couche de neige qui recouvrait l'herbe douce, dans laquelle il aurait aimé l'allonger. Déjà, il sait qu'il n'aura plus jamais besoin de la voir pour la savoir. Mais ce fut quand ses mains se glissèrent contre son corps, quand les muscles de son ventre se raidirent sous ce contact glacé et pourtant aussi brûlant qu'une décharge électrique de cent mille volts, qu'il sursauta et reposa son regard sur le sien. Il ne s'y attendait pas, Madeleine n'est pas du genre à tirer les garçons contre elle, il pensait le savoir, sans même la connaître. Son front froid contre son cou chaud. Les centaines de possibilités de tout ce qui pourrait être fait à l'instant se précipitèrent dans son esprit, alors qu'il se laissait faire comme un pantin de chair. Il aurait pu l'attirer tout contre lui, la glisser dans son manteau, embrasser ses paupières et, peut-être, sa bouche glacée comme un bonbon, faire glisser le bout de sa langue contre ses lèvres sucrées, il aurait pu la porter dans ses bras jusqu'à un endroit chaud et isolé, pour lui faire l'amour comme elle seule le méritait, et comme personne ici n'aurait pu lui faire à l'en combler. Il aurait pu. Ses mains glissèrent à son tour sous son propre t-shirt, y attrapant celles de Madeleine, les retirant de tout contact avec son torse. « C'est stupide » dit-il en un souffle. Son regard se détourna d'elle pour se poser sur l'étendue devenue terne, une trace d'amertume au fond des prunelles. « Je ne dors même pas avec toi. » Allez, lâche ses mains à présent, et essaie de penser à tout, tout sauf à celui qui partage les draps de Madeleine, que tu écraserais bien volontiers d'un coup de roue après avoir sauté très haut.

Je sens le moindre de ses muscles se tendre à mon contact, je devine qu'il n'est pas à l'aise, que cette proximité ne le satisfait pas. Je garde le maigre espoir que peut-être il fera ce geste vers moi, mais il se contente de poser ses mains sur les miennes pour finalement les retirer de sous son vêtement. Je me sens stupide. Je me recule un peu, suis son regard qui se perd sur un point invisible que je ne parviens pas à saisir. Alors je me contente de le fixer sans ciller, le souffle court tandis qu'il me dit, comme un regret, qu'il ne dort pas avec moi. Un sourire se serait, par habitude, formé sur mon visage mais pourtant ce sont mes sourcils qui se déforment dans une moue dépassée. Je me mords l'intérieur des joues, détache mes doigts des siens pour les ranger dans les poches de ma doudoune. « C'est mieux ainsi. » Je lui réponds sans oser croiser ses prunelles. Cet échange est éprouvant, je ne sais trop quoi penser de ce que je ressens pour Clément à cet instant. Attirance sexuelle? C'est certain, mais je ne perçois pas celle-ci comme saine, surtout quand je pense aux raisons de ma présence ici. J'achève de briser notre échange en me reculant encore d'un pas, hésitante. « Le jeu prendrait une toute autre tournure si c'était avec toi que je dormais chaque nuit. » J'avoue finalement avant de baisser les yeux, une énième fois, sur nos pieds qui semblent verrouillés sur le sol.

C'est mieux ainsi. Non, ce n'était pas ça, pas ça du tout qu'il fallait dire. Elle s'enfuit à pas lents, ce n'était pas ça du tout. Mais si Madeleine s'était jetée contre lui et l'avait embrassé à pleine bouche, une main attrapant sa nuque, l'air de dire on s'en fout, et nos paroles s'effacent dans l'air trop froid pour elles, ça n'aurait pas été Madeleine, n'est-ce pas? Il se rappelle alors. La violence de son caractère lorsqu'il est soumis à de telles situations ressortit pleinement dans sa mémoire, dans l'immédiat, et sa mâchoire se raidit – il serra les dents, haussa les épaules sans la regarder. « Si c'est mieux ainsi, alors. » Lentement, il la laissa s'éloigner, l'observant à la dérobée, sur le point de lui demander de combien de mètres elle pense encore devoir s'écarter de lui avant de retrouver une distance convenable. Le bout de sa chaussure envoya voler plus loin un cailloux qui se trouvait à ses pieds. Ses oreilles écoutèrent à peine sa dernière phrase, glissant sur lui comme un air qu'on entend à peine, trop loin de nous, perdu dans l'écho des anciens mots. Soudain, comme son caractère ignescent l'avait décidé, il se tourna vers elle et posa sur ses yeux transparents son regard dur. « Je veux pas te retenir. » Le château de cartes semblait s'être effondré en temps record, emportant tout avec lui, l'envie, le désir, les interdits, l'amour fragile et craquelé.

« Je ne te demande pas de me retenir Clément. » Je me sens tremblante, pourrais-je être plus gênée que je ne le suis déjà présentement? Je n'ose pas croiser son regard, je n'ose plus dire un mot, esquisser un pas, dessiner l'ébauche d'un sourire sur mon visage. Il est contrarié, je le sens au ton qu'il emploi, à sa voix qui s'est durcie, au bleu de ses yeux qui a pris la nuance d'un ciel grondant. Mon cœur se soulève d'avoir été trop honnête avec lui, de ne pas m'être montrée plus douce, préventive, réfléchie. Je regrette de ne pas avoir pesé mes mots, mais le mal est fait désormais. Je ne sais quoi dire pour justifier mon refus. J'entre-ouvre les lèvres, bafouille un peu. « Quelque chose en moi est mort depuis... » Depuis quoi au juste? J'ai envie de me frapper de me perdre dans de tels aveux. Ma voix se brise, je me tais. Il n'a pas besoin de le savoir, même si ses pupilles qui s'écarquillent à mes propos parlent d'elles-même. J'en déduis à son attitude qu'il n'y a rien à ajouter à cet échange. Je soupire longuement, plongée dans un état émotionnel intense. « Je suis désolée. » Je me tourne sans un regard en arrière et le pas lourd, m'éloigne vers le château un peu plus haut dans le parc.

SUJET TERMINÉ POUR MADELEINE.