CLEMENT

Il fait nuit, il fait froid et pourtant je daigne pointer mon nez hors du château. Tel un Indiana Jones made in Great Britain, je m'aventure à l'extérieur pour braver le blizzard hivernal, affublé d'armes imparables: écharpe, gants et bonnet en laine. Bon, d'accord, là tout de suite je dois d'avantage avoir l'air d'un gros bibendum plutôt que d'un guerrier redoutable, mais pour affronter les épaisses couches de neige qui recouvrent l'herbe du parc, je préfère être trop habillé que finir congelé quelque part dehors comme un glaçon. Je fais de grands pas en direction du cimetière, montant mes genoux pratiquement jusqu'à ma taille à chaque mètre comme si je me trouve en gravité sur la Lune ou quelque chose dans ce genre. Arrivé à destination, je me laisse tomber dans la neige, avant de m'adosser contre une vieille tombe, à l'affût de la moindre agitation. Non pas que je crois à la présence de forces supérieures autour de nous, mais ça parait toujours sacrément cool quand quelqu'un raconte qu'il a passé une nuit dans un cimetière, alors je me suis laissé séduit par l'idée. Autant profiter de l'occasion d'en avoir un dans le périmètre pour faire l'expérience, non ? Des bruits de crissements contre la neige se font entendre derrière-moi. Je tend l'oreille. Un fantôme, un fantôme, un fantôme... Non. Impossible, les spectres ne reniflent pas du nez et normalement ils sont censés flotter, non ? Ce n'est pas un fait avéré, mais dans les représentations habituelles qu'on fait d'eux, ils se situent toujours à quelques centimètres du sol, alors... Je tourne la tête, plisse les yeux, avant de reconnaître en la silhouette qui s'approche Clément, qui n'est jusqu'à preuve du contraire pas un fantôme. Enfin, j'crois pas.

« Il est où Elvis? » « Je l'ai entendu parler de cimetière by night... »
« … sérieux?... » Voilà. Voilà les barges qu'on se tape dans cette émission. Des mecs qui se recroquevillent en position fœtale avant de couiner et pleurer, d'autres qui sautent sur les meufs comme des étalons en rut, d'autres qui se retiennent de jouir et serrant les dents, et d'autres qui trouvent on ne peut plus fun d'aller se perdre dans un cimetière en pleine nuit par un froid glacial. Était-il entré dans le jeu lui aussi parce qu'il était soit vicieux, soit autiste? Ou bien parce que la prod était obligée de respecter un taux de normalité? Il grelotta d'avance en se recouvrant de sa doudoune et en passant son écharpe autour de son cou. Remarque, choper un rhume carabiné serait une bonne occasion de passer quatre jours d'affilée sous la couette, c'était pas non plus une si mauvaise perspective... Il enfila ses gants et entama la traversée du parc jusqu'au cimetière. Il restait sceptique à l'idée que les tombes soient vraiment occupées, étant donné que le château appartenait depuis des années à des compagnies, et que les derniers véritables habitants l'ayant investie devaient remonter à des siècles... Cela dit, la présence de caméras de télé-réalité jusque dans le jardin du repos des morts représentait un des miracles du vingt-et-unième siècle. On filmait les pré-naissances, on filmait les naissances, les vies, et à présent on retransmettait la mort en direct. Amen. Il renifla. Elvis était assis seul sur une tombe, le dos vouté, l'observant, une lueur d'effroi au fond de ses yeux brillants. Il sourit intérieurement. « Clément vient de s'électrocuter avec son sèche-cheveux dans la salle de bain. Je suis son fantôme, et je suis venu te hanter, Elvis. » Il s'approcha de lui sans prendre la peine de jouer les fantômes, puis s'accroupit à sa hauteur, plongeant un regard sévère dans le sien. « Clément n'était plus lui-même depuis que tu l'as embrassé. Aurais-tu aspiré son âme pendant le prime, démon de Satan? »

De ma place, j'observe le candidat qui s'avance dans ma direction avec de grands yeux pleins d'intérêts. J'ai tendance à me fasciner pour un rien, et cette fois-ci le rien, c'est Clément. Arrivé à quelques mètres de la tombe que je me suis accaparé, le jeune homme déclare: « Clément vient de s'électrocuter avec son sèche-cheveux dans la salle de bain. Je suis son fantôme, et je suis venu te hanter, Elvis. » Pardon ? Pendant un court instant, j'envisage de le prendre au sérieux. Je suis très crédule dans mon genre et inadapté en ce qui s'agit de déceler les traces d'ironie dans les voix d'autrui. Néanmoins, je ne fais pas vraiment partit de ceux qui vivent dans l'abstrait. Il m'aurait parlé d'extraterrestre, j'aurais pu le prendre au mot, mais un fantôme... Ridicule. J'espère. Parce qu'en général ils sont pas super commodes à ce qu'il parait. « T'avise pas d'essayer de traversser mon enveloppe charnel, sinon je serais dans l'obligation d'appeler Ghostbusters... J'ai entendu dire que c'était méga désagréable l'espèce d'aspirateur, là ! » Evidemment, le jeune homme ne recule pas, ce qui prouve bien qu'il n'est pas un esprit frappeur, parce qu'avec de telles menaces que celles que j'ai osé proféré, n'importe quel fantôme aurait prit ses jambes à son cou... Ou quoi que ce soit qui leur serve de jambes. Il s'approche plutôt de moi à grands pas, jusqu'à s'accroupir pour se mettre à ma hauteur. « Clément n'était plus lui-même depuis que tu l'as embrassé. Aurais-tu aspiré son âme pendant le prime, démon de Satan? » Je cligne des yeux. Ah. Ce fameux baiser. Notre prestation lors du dernier prime a sucité de si vives réactions de la part du reste des habitants, que j'ai dû mal à ne pas me sentir géné à propos de tout ça. En plus, c'est pas comme si je m'amusais à embrasser un peu tout le monde. Avec les microbes et tout ça, c'est pas vraiment ma tasse de thé, mais pour l'occasion j'y été allé à fond, ce qui avait payé puisque l'équipe avait finalement gagné. « C'est ce qui l'a déconcentré quand il se séchait les cheveux ? Il ne s'est plus souvenu du triste sort réservé à Claude François et il a par mégarde mis les pieds dans une flaque d'eau ? » je demande, de ma voix un peu trop plate.

Il haussa un de ses sourcils blonds, plus amusé qu'autre chose: non, décidément, Elvis est vraiment le plus innocent de la maison, même le bon Franckie ne lui arrivait pas à la cheville, c'était impossible autrement. Il sourit, découvrant ses dents blanches et heureusement alignées. « Non non non, je ne compte pas te traverser l'enveloppe » dit-il en riant. Il observa le garçon. Était-ce le cimetière qui lui filait des visions, ou bien Elvis était-il un peu gêné de repenser à ce baiser, comme le laissaient sous-entendre les deux plaques d'un rose soutenu qui venaient de colorer ses joues, éclairées par la lueur de la lune? Il était vrai qu'Elvis l'avait surpris, lui qui s'apprêtait à lui faire un rapide smack puis à se reculer pendant le prime, Elvis l'avait littéralement attrapé par la nuque pour l'embrasser à pleine bouche. Quand il y repensait, c'était plus drôle qu'autre chose, et puis c'était la première fois qu'il voyait un autre garçon d'aussi près. Avec un léger malaise qui s'estompa rapidement, il songea que ses potes ne le laisseraient plus jamais tranquille une fois dehors. La vidéo de son baiser avec Elvis devait décorer tous leurs murs facebook. Il soupira. « Oui, ça l'a totalement perturbé, sinon il serait mort d'autre chose, juste pour éviter d'être associé à un blond permanenté... » Il tapota la tombe sur laquelle était assis Elvis, affectueusement, ironiquement. « Bon, t'es parti chasser le mort-vivant ou quoi? »

Je met mes mains, paumes ouvertes, devant moi avec une légère moue du style "ah bah si tu ne veux pas me traverser tout va bien", en réponse à sa réplique. « Cela dit, je suis un peu déçu, SOS fantôme était mon dessin-animé préféré étant gosse... » Ce qui revient à dire il y a encore à peine cinq ans, mais bref. Je cligne des yeux, glisse mes mains dans mes poches et observe Clément, toujours accroupit en équilibre pour être à ma hauteur. Je tapote le vide à mes côtés pour lui proposer de s'asseoir, parce que je sais pas vous, mais moi rester dans une telle position pendant plusieurs minutes, ça commence très sérieusement à me provoquer des crampes... Cependant, il est vrai que je ne suis pas vraiment le grand sportif du nid, c'est le cas de le dire. « Oui, ça l'a totalement perturbé, sinon il serait mort d'autre chose, juste pour éviter d'être associé à un blond permanenté... » Un sourire effleure mes lèvres. On est d'accord, être associé à Claude François c'était peut-être glamour il y a trente ans, mais ce n'est plus réellement d'actualité. Pour tout dire, je le trouve même un peu effrayant personnellement ce français aussi éblouissant qu'une publicité pour le dentifrice... Enfin, chacun ses tares, on a bien Susan Boyle. « Bon, t'es parti chasser le mort-vivant ou quoi? » Je frissonne, avant de répondre en jetant un regard autour du cimetière: « Parce que tu crois que Jason Voorhees pourrait se trouver quelque part dans le parc ? » L'angoisse. Je sais que l'histoire du célèbre tueur au masque de hockey est une fiction, mais je ne peux m'empêcher de sentir mes poils se hérisser à l'idée qu'il puisse se planquer quelque part autour du château. Je déteste les films d'horreurs, ma présence au milieu de ces tombes est un vrai exploit. « Je me suis dit que le cimetière n'était peut-être pas un hasard... Une sorte d'indice grandeur nature, tu vois ? Si ça se trouve on va apercevoir Syssoï flottant quelques centimètres au-dessus du sol... » J'hausse les épaules. Ca expliquerait pourquoi pratiquement tout le monde le trouve étrange et effrayant. Personnellement je l'aime bien, mais c'est vrai que dans l'aspect bizarre je suis pas mal lotie dans mon genre non plus.