Ce lac aurait pu être le dernier lieu qu'il aurait connu. C'est ici que tout aurait pu s'arrêter, que tout aurait pu prendre fin. Il avait eu un geste bien malheureux la semaine passée, et il était certain que sans l'intervention d'Elliot, la Production aurait été forcée de gérer le suicide de l'un de ses candidats. Heureusement d'ailleurs qu'il ne faisait pas partie de ceux qui permettaient au programme de tenir debout. Si vraiment il avait perdu la vie quelques jours plus tôt, il va de soi que personne ou presque ne s'en serait aperçu, mais qu'en plus, on aurait fait passer cela pour un évènement de petite importance, chose tout à fait logique puisqu'il faisait tout juste office de décoration ici. Son importance était bien moindre, mais il en avait heureusement conscience. Quoi qu'il en soit, et puisqu'il était visiblement toujours de ce monde - c'est sa mère qui devait déplorer de ne pas l'avoir près de lui, histoire de pouvoir lui faire plus facilement du mal - Raphaël avait encore tout le loisir de se balader un peu n'importe où, toujours la tête dans les nuages, mais avec cette fois-ci une mélancolie différente de celle qu'il pouvait habituellement ressentir. Les choses se passaient au niveau de son cœur, mais également de l'ensemble de son corps. De nombreux souvenirs s’entretuaient au sein de son pauvre esprit, si bien qu'il fut pour le moins surpris par l'arrivée de Branca, alors que le suisse se tenait debout près du lac depuis une bonne demie-heure, à penser à tout un tas de choses, tantôt futiles, tantôt plus primordiales à ses yeux. La question que lui posa la jeune femme ne manqua évidemment pas de l'embarrasser. Pour lui demandait-t-elle cela ? Est-ce qu'elle attendait de lui qu'il lui décrive attentivement la pièce ? Ou bien espérait-elle obtenir davantage, des choses plus privées disons ? Il n'en savait rien. Il ne comprenait ni la nature exacte de la question, ni la raison qui avait pu pousser Branca à la lui poser. Une simple curiosité ? Peut être bien. Mais pourquoi estimait-elle qu'il avait ne serait-ce que quelque chose à lui dire ? Cela n'était peut être même pas le cas. « Que veux-tu précisément savoir, Branca ? » demanda-t-il alors, d'une petite voix. Histoire qu'il sache d'emblée s'il était disposé à lui répondre, ou non.

Honnêtement, Raphaël n'était pas bien certain de savoir comment interpréter la question posée par Branca. Devait-il y voir une forme de curiosité un peu trop développée ? Un moyen de déstabilisation plutôt habile et innovant ? Allez savoir. Parce que clairement, le fait qu'il soit du genre très paranoïaque avait un peu tendance à l'inciter à se demander si sa camarade n'avait pas simplement voulu l'embarrasser en lui posant une question qui, elle le savait peut être depuis le moment où de tels mots avaient passé la barrière de ses lèvres, ne manquerait pas de pousser Raphaël à y voir un sens caché. Dans le fond, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle avait un problème avec lui. Si leur rencontre s'était plutôt bien déroulée - elle s'était montrée serviable en l'aidant à ramasser ce qu'il avait renversé dans l'épicerie - il fallait bien avouer qu'elle ne lui apparaissait pas particulièrement bien intentionnée depuis la confrontation qu'ils avaient partagé. Il ignorait exactement pourquoi, mais il semblerait qu'elle lui en veuille à ce sujet. Alors, était-ce leur discussion qui lui avait profondément posé problème ? Il est vrai qu'elle avait été amenée à parler de choses personnes et douloureuses, et qu'il était indirectement impliqué là-dedans. Mais jamais il n'avait voulu lui faire du mal, d'une quelconque manière. De même, en avançant son point de vue sur ses propres problèmes et sur la mort, il n'avait pas voulu qu'elle s'en offense. En réalité, il s'était contenté d'exprimer ses pensées, mais sa camarade n'avait pas manqué de lui faire savoir qu'elle n'était pas de son avis, qu'elle trouvait même purement honteux qu'il raisonne de cette manière. En fait, il en venait à penser qu'avec certaines personnes, il avait tout intérêt à refouler un maximum ce qu'il était. Car si quelques candidats le mettaient clairement à l'aise et se montraient avenants et compréhensifs à son égard, il en étaient quelques uns qui ne prenaient pas tellement la peine de se faire une réelle opinion de lui, qui jugeaient sur peu de choses, un peu trop rapidement. Branca n'était pas la seule, mais elle n'était pas loin d'être la pire. Lui, il ne la jugeait pas. Il n'avait absolument rien contre elle. Il déplorait juste un tantinet qu'elle s'arrête à certaines choses, mais c'est tout. Quoi qu'il en soit, sa camarade ne tarda pas à lui exprimer - après qu'il ait préféré lui demander ce qu'elle attendait précisément de lui à travers sa question - qu'elle aimerait une description esthétique de la chambre. Ses paroles sonnèrent comme une sorte de reproche. A l'entendre, on jugerait que Raphaël avait été bien bête d'imaginer qu'elle pourrait vouloir l'embarrasser à coup de question gênante. Et bien, excusez-le de se méfier des gens, et surtout de ceux qui ne devaient pas tellement lui vouloir du bien. « C'est une jolie chambre, à l'ambiance romantique, à la décoration plaisante et agréable. On y trouve principalement des meubles en bois, et les couleurs rouge et blanc y sont assez récurrentes. Le lit est spacieux, et ... tu sais, je n'ai pas non plus détaillé du regard cet environnement. » Et il était prêt à s'en excuser. Parce qu'honnêtement, ses yeux avaient trouvé plus plaisant encore à contempler. « Branca, j'ai l'impression que tu m'en veux. Je crois savoir pourquoi, mais j'aimerais te l'entendre dire. » Parce qu'il ne voulait pas laisser les choses en l'état. Si elle avait un réel problème avec lui, il comptait bien essayer d'y parer. Si tant est qu'il le puisse, évidemment.

Quelque chose n'allait pas. Quelque chose n'allait pas et il le sentait. Branca lui reprochait peut être quelque chose. Ou si ça n'était pas le cas, il y avait bel et bien un problème quelque part, ne serait-ce que de compréhension, de dialogue. Ils étaient tous deux sensiblement différents, au moins à première vue, et leurs opinions l'étaient elles aussi. Notamment au sujet de la mort, de la souffrance. Les propos de Raphaël, lors de la confrontation, avaient profondément gêné sa camarade. Celle-ci ne s'en était pas cachée et n'avait pas tardé à lui faire remarquer qu'elle ne partageait en rien son point de vue sur la question. Bien, il s'y était fait, et il avait surtout tâché de respecter le sien de point de vue. Sauf qu'à l'entendre s'adresser à lui, il sentait toujours comme une petite gêne. Peut être cela n'était-il pas passé. Peut être sa camarade lui tenait-elle finalement profondément rigueur d'avoir avancé toutes ces choses, des choses avec lesquelles elle n'était pas d'accord, des choses qu'elles ne cautionnaient pas. Il s'était pourtant contenté d'exprimer un avis, son avis, le sien, seulement le sien. Il aurait pu garder ces choses pour lui, mais il avait été amené à en parler, voilà tout. Alors était-ce pour cette raison, et parce que la pilule n'était en fait toujours pas passée, que sa camarade lui semblait un peu amère ? Allez savoir. Le suisse, lui, préféra le lui demander directement, sous-entendant qu'un problème était perceptible, qu'elle pouvait lui en vouloir pour une raison bien précise, mais avançant qu'il préférait qu'elle lui en fasse part elle même. Sa camarade affirma alors ne pas lui en vouloir. Bon, c'était plutôt rassurant. Elle précisa qu'elle n'avait simplement pas la même vision des choses que lui, et sur cela, il était d'accord. Pourtant, il continuait de penser que quelque chose n'allait pas. Il semblait l'agacer. Il semblait lui apparaitre comme quelqu'un d'agaçant, de dérangeant. Autant il avait l'habitude de lire ce genre de choses dans le regard d'autrui, autant ici, il avait cru qu'il pouvait y échapper. La preuve que non. Mais voilà qu'à peine après qu'il eut hoché la tête, sa camarade reprit la parole. Et là, il se sentit accaparé par un flot de pensées douloureuses. Tous ces mots, il jurerait les avoir déjà entendu. Sa sœur Salomé, probablement. Oui, elle avait du lui adresser à peu de choses près les mêmes paroles. Du coup, il se voyait réagir à celles de Branca comme à celles de sa sœur. Elle parlait, parlait, parlait ... mais lui, il en était resté à une phrase bien précise. Une phrase qui résonnait terriblement dans son esprit. « Comment peux-tu dire que je ne fais pas d'effort ? » laissa-t-il entendre, la voix faible, l'expression attristée. « J'en fais tout le temps, des efforts. Partout, tout le temps, avec tout le monde ... » Il soupira et se mordit la lèvre. La dernière chose dont il avait besoin, à cet instant précis, c'était bien de fondre en larmes. Tenez, justement, il faisait de gros efforts pour se retenir de pleurer, là. « J'ai peut être baissé les bras à quelques reprises, mais ... mais je continue de faire des efforts, de me battre contre ce que je suis, contre lui, contre eux ... Je ne veux pas mourir, c'est pour ça que je fais tout ça, c'est pour ça que je suis ici. Je suis bien conscient que mon état psychologique est critique, alors j'essaie, vraiment j'essaie de lutter contre mes pensées. Tu n'as pas le droit de dire que je ne fais aucun effort, parce que c'est faux. Si je n'en faisais aucun, j'aurais quitté ce jeu dès le première soir, je serais retourné en Suisse pour m'enfermer à double tour dans mon appartement et pour y ouvrir le gaz. Je ne l'ai pas fait. Je fais des efforts. Rien qu'à cet instant, pour te dire tout ça, je fais des efforts. J'aurais pu partir, partir en pleurant ... mais je suis encore là, devant toi, et ... Je fais des efforts, Branca. Je fais beaucoup d'efforts. » Ses poings s'étaient serrés au point qu'il en eut la respiration coupée le temps d'une seconde ou deux. Il prit une grande inspiration puis expira douloureusement. « Je vois bien qu'on veut m'aider. Et j'ai besoin d'aide, je le sais. Mais le fait que j'ai encore du mal à accepter votre aide ne veut pas dire que je ne fais pas d'efforts pour aller mieux. » Il lui lança un regard confus, même désolé, parce qu'il s'était contenté de livrer ses pensées, et il ne voulait pas qu'elle s'en offense. « Je suis désolé si je te donne l'impression de ne pas vouloir de ton aide. » Et il était sincère. Rien de tout cela n'était contre elle. Il comprenait bien qu'elle disait, qu'elle faisait ça pour lui, au fond.

S'il y avait bien une chose que faisait couramment Raphaël, une chose qu'il s'efforçait de faire en permanence, c'était bien des efforts. Oui, il estimait en faire régulièrement, voire même fréquemment, voire carrément perpétuellement. Parce qu'il le fallait, parce que sa guérison en dépendant, parce que des efforts étaient à faire de sa part, et ce, à différents niveaux, de différentes manières. Il lui fallait en faire, parce que c'était à cette condition qu'il pourrait véritablement espérer aller mieux, changer, évoluer, progresser. Il ne pouvait pas se permettre de lésiner sur les efforts, il ne pouvait pas se payer le luxe d'arrêter d'en faire ne serait-ce qu'un seul jour. Cela le mènerait droit à sa perte. Cela annulerait les bienfaits des efforts qu'il avait déjà fait. Cela le ramènerait quelques temps plus tôt, le ferait régresser, lui ferait perdre ce qu'il avait gagné. Il ne pouvait clairement pas perdre davantage de temps. Son temps lui était compté, il ne pouvait pas se permettre de le gâcher. Et Raphaël ne pouvait clairement pas laisser dire qu'il ne faisait pas d'efforts. Bien sûr que si, il en faisait. Tout le temps. Parce qu'il savait que c'était nécessaire, que c'était obligatoire pour devenir quelqu'un de plus plaisant, de moins déprimant, de moins méprisable, de moins ridicule. Il voulait pouvoir apparaitre aux yeux des autres sous l'apparence d'un homme, d'un vrai, pouvoir rendre fière sa défunte mère, ses sœurs, pouvoir plaire encore davantage à Lulu. Il voulait devenir quelqu'un d'autre, parce qu'il n'aimait pas ce qu'il était. Il aspirait à être heureux, à aimer ce qu'il était, et non plus à se mépriser à un tel point, à se trouver si bête, si pitoyable en permanence. C'était pour tout cela qu'il s'évertuait à faire tant d'efforts, alors Branca n'avait pas le droit de dire qu'il n'en faisait pas. Non, elle ne le connaissait de toute évidence pas suffisamment bien pour prétendre savoir qu'il n'en faisait pas, sachant que c'était faux, sachant qu'il en faisait en réalité des dizaines, des centaines, des milliers. Du matin quand il se levait jusqu'au soir quand il se couchait, Raphaël faisait des efforts. Il s'était donc irrésistiblement senti obligé de réagir, de ne pas la laisser dire ce qui était faux, ce qui était erroné. Non, Branca ne pouvait pas affirmer qu'il ne faisait pas d'effort quand il en faisait autant. Il se fatiguait, il s'épuisait à faire des efforts. Des efforts pour aller vers les autres, pour ne pas pleurer autant qu'il le voudrait, pour ne pas s'enfuir d'ici à la première occasion ... C'était incompréhensible pour lui qu'on puisse avancer qu'il ne faisait pas d'efforts. D'accord, peut être ne voyait-on pas qu'il en faisait. Mais il ne pouvait pas pour autant accepté que l'on décrète qu'il ne faisait pas. Il travaillait beaucoup sur lui même, sur sa personne, mais aussi sur ses rapports avec les autres, sur sa paranoïa, sur ses craintes, ses angoisses. Il faisait maints et maints efforts, voilà tout. Par contre, il regrettait profondément de s'être plus ou moins emporté contre Branca. Il s'était mis dans un état de quasi colère, et il le regrettait. Alors il s'excusa. Sauf que visiblement, ça n'était pas la chose à faire, comme le lui fit comprendre sa camarade. Ne pas s'excuser en permanence, oui, c'était aussi une chose sur laquelle il se devait de faire des efforts. Ce reproche, Fantine le lui avait fait quelques semaines auparavant. Toutes deux avaient évidemment raison, il le savait. « Je le sais. C'est juste le ... le résultat d'une culpabilisation qui s'est étendue sur plusieurs années » avoua-t-il doucement. Là, il ne se cherchait aucune excuse. Il expliquait simplement à camarade que s'il tâcherait de remédier à ce point, ce ne serait pas nécessairement facile. Le temps avait eu sur lui un impact néfaste. Elle, il, ils avaient eu sur lui un impact néfaste. Finalement, sa camarade admit avoir exagéré et il se sentit beaucoup mieux. Il en soupira même d'apaisement. Alors tout cela, ça n'avait été que pour le faire réagir ? Il comprenait mieux sa démarche, et il l'appréciait. « Oui, je crois que j'avais besoin de réagir, que ça ne pouvait me faire que du bien. Je ... je me suis senti bien mieux quand j'ai haussé le ton. J'en avais besoin. Et je te suis reconnaissant de m'aider à ta manière. Non seulement parce que c'est très aimable de ta part, mais aussi parce que c'est efficace. » La preuve, se mettre dans cet état l'avait quelques peu libéré. Il lui en faudrait assurément plus pour trouver la force nécessairement d'envoyer balader les chaines qui l'accaparaient, mais le début était là, et il était bon. « Provoque-moi encore, Branca » lui demanda-t-il finalement, un peu timidement. Il avait plus ou moins compris le principe. Il voulait réagir, il voulait s'emporter. L'autre jour, Dagga lui avait fait casser une tasse. Il n'avait pas été réellement prêt. Aujourd'hui, avec Branca, c'était différent. Il voulait dompter ses faiblesses et s'exprimer, s'affirmer. L'idéal pour lui serait simplement de hurler un bon coup, sans doute.