Ici le temps me paraît plus long, et plus rapide en même temps. J'ai l'impression que les journées sont plus longues, que j'ai plus de temps pour moi. Et d'un autre côté le temps a l'air de défiler sans que je ne le vois parfois. D'habitude je n'ai le temps pour rien, c'est à peine si je fais deux repas par jour. Ici j'en fais trois tous les jours. J'ai parfois l'impression de tourner en rond, parce que je n'ai pas l'habitude rester à ne rien faire, mais c'est indéniable : je me sens bien ici. C'est presque agréable de s'ennuyer. En réalité cela doit faire des années que je ne me suis pas ennuyée, je n'ai même pas le temps pour ça. Je marche sans raison particulière, comme il ne m'arrive pas souvent de le faire, et je croise Enoch. Il me propose une partie de basket. J'accepte dans un sourire. C'est plus pour passer du temps avec lui que pour jouer au basket. Je n'ai jamais été très douée, mais ça me fait plaisir de jouer avec lui. A seize heures, l'heure à laquelle il m'a donné rendez-vous, j'arrive sur le terrain de basket. Je me rends compte qu'il a mis sa tenue de sport, ce que je n'ai pas fait. Je me sens bête, j'ai gardé mon jean. Je réponds à son signe de la main. Je lui souris, et je vois qu'il tient une glacière dans la main, qu'il pose sur le côté du terrain. « J'aurais peut-être dû quitter mon jean. » je lui dis en souriant. Oui ce n'est pas la tenue idéale, je n'y avais même pas pensé. J'espère qu'il ne se moquera pas de moi. Il me propose quelque chose. Avant de lancer le ballon, il faut révéler quelque chose à l'autre. Et celui qui mettra le plus de paniers donnera un gage à l'autre. Il me lance le ballon. « Avoue-le, tu as choisi le basket parce que tu t'es dit qu'avec ma petite taille tu avais plus de chances de gagner. Mais j'accepte. » Je ne suis pas sérieuse, je sais qu'il n'aurait pas fait ça. Une fois le ballon en mains, je cherche quelque chose à lui dire sur moi. Je ne le fais que très rarement, mais j'ai envie de faire un effort. « J'ai perdu mon père l'année dernière, alors je sais ce que ça fait aussi de perdre un de ses parents. » Je ne sais pas trop comment tourner les choses. C'est une chose que j'ai voulu lui dire la semaine passée, mais je ne trouvais pas cela approprié. Je voulais simplement qu'il sache que je pouvais comprendre ce que ça faisait de perdre un de ses proches, que je pouvais être là pour en parler au besoin. Alors je lance finalement le ballon, et je rate largement ma cible. Bon je ne suis vraiment pas douée, je le savais avant. Je récupère le ballon et je le lui donne. « Allez à ton tour. » Oui de toute manière je n'ai pas envie de parler de mon père plus longtemps.

Le basket n'a jamais fait partie de mes sports favoris, parce que je ne sais pas quoi faire quand j'ai une balle dans les mains et parce que ma taille moyenne pour une fille ne m'a jamais aidée. Toutefois ça me fait plaisir d'y jouer avec Enoch, j'ai accepté avec plaisir, sans y réfléchir à deux fois. Je n'ai simplement pas pensé que j'aurais dû me changer, c'est idiot. Je me sens bête quand j'arrive sur le terrain et que je le vois en tenue de sport. Je ne sais même pas pourquoi l'idée de me changer ne m'a même pas traversé l'esprit. Ce n'est pas trop grave, il rit mais ne fait aucune remarque, je me sens rassurée. J'accepte tout de suite la proposition qu'il me fait. Je ne suis pas à l'aise quand il s'agit de parler de moi, mais je suis prête à faire des efforts. Je n'ai pas envie qu'il pense que je n'ai pas envie de lui confier des choses sur moi. Ce n'est pas le cas, je suis simplement réservée, peut-être un peu trop. Je suis la première à lancer, je lui confie que mon père est mort l'année dernière. En temps normal je ne lui aurais certainement pas dit cela en premier mais je me rappelle qu'il m'a dit que sa mère était décédée. J'avais déjà voulu lui dire la semaine dernière, mais je n'avais pas jugé le moment approprié. Maintenant c'était la bonne occasion, pour autant je n'ai pas envie de parler de lui, pas pour le moment. C'était encore trop douloureux. Je tire, je rate le coup et je lui rends le ballon. Son père le battait. Oh, le regarde sans trop savoir quoi dire. Je me sens triste pour lui. Il tire et le ballon entre dans le panier. J'aimerais lui dire quelque chose, lui poser des questions, mais je ne sais pas s'il a envie d'en parler, si c'est le bon moment. Je me demande si les marques que j'ai déjà pu apercevoir dans son dos sont dus à cela. Je n'en sais rien, je ne sais pas s'il a envie d'en parler. Je le regarde longuement le ballon dans les mains, je me sens triste pour lui. Je me tais, je ne voudrais pas faire une gaffe. « Tu peux jouer avec ton épaule ? Elle ne te fait plus mal ? » J'ai déjà eu l'occasion de prendre des nouvelles de son épaule oui, maintes fois, mais je veux quand même m'en assurer une nouvelle fois, être sûre qu'il ne va pas se faire plus mal. Et puis je voulais changer de sujet. Je reporte mon attention sur le ballon avant de reprendre la parole. « Je suis ... Je suis asexuelle. » Ce n'est pas quelque chose que je dis tous les jours, je pense même qu'il s'en fiche. Simplement c'est une partie importante de ma vie, même si on s'en rend sûrement difficilement compte. Je n'aime pas en parler, parfois j'ai l'impression que l'on me prend pour une bête de foire, mais si j'avais pu choisir il en aurait été autrement. J'ai l'impression de cumuler, que la nature n'a pas voulu me laisser tranquille. Je tire finalement, et je rate une nouvelle fois la cible, ce n'est pas passé loin pour une fois. Je vais peut-être finir par en marquer un qui sait.

Je suis contente d'être ici, ça me fait plaisir de passer du temps avec lui. On ne se connaît pas encore assez, c'est dommage. C'est l'occasion de rattraper les choses. Même à travers une partie de basket, alors que je n'en suis pas particulièrement fan. Cela reste toujours amusant. Et je me sens mal à l'aise lors de sa première confession. J'aimerais pouvoir trouver quelque chose à lui dire. Je ne comprends pas comment on peut battre ses propres enfants. Je voudrais pouvoir trouver les mots justes mais j'ai peur d'avoir un mot de travers. Je préfère me taire, je le regarde en silence. Il ne méritait pas une telle chose c'est certain. Je préfère changer de sujet, parce que je ne sais pas s'il a envie d'en parler ou non. Je prends une nouvelle fois des nouvelles de son épaule. Je ne voudrais pas qu'il ait encore plus mal. Il me sourit et fait un mouvement avec son épaule. J'en conclus que tout va bien, j'espère qu'il ne me cache pas la vérité. Je reprends alors le ballon, je lui confie que je suis asexuelle et je tire. C'est difficile pour moi d'en parler, pendant longtemps ça l'a été, je refusais de mettre un mot dessus. Je refusais que ce manque d'attirance, de désir puisse me caractériser. Je me sens différente, trop différente, et je n'avais déjà pas besoin de ça. Encore une fois je rate ma cible, je me sens affreusement nulle. Je regarde Enoch qui me sourit, mais je crois que ça n'y changera rien, je serai toujours aussi nulle. Il n'a connu qu'une seule femme dans sa vie, il me dit. J'aimerais lui poser une question, j'espère que j'ai le droit, ou s'il le veut il pourra y répondre et tirer le ballon ensuite. « Et ... Tu l'aimais ? » Ou alors il ne parlait pas d'une femme dans ce sens-là. Je me sentirais idiote si c'était le cas. Il tire et rate le panier. Je rêve ou il l'a fait exprès ? « Oh c'est gentil de me faire sentir un peu moins nulle. » Oui c'est vraiment gentil de sa part, vraiment. Je lui souris et je reprends le ballon. Alors, à mon tour. « Je n'ai jamais été amoureuse. » J'ai l'impression d'être une petite fille quand je dis ça, mais je ne sais pas comment l'exprimer autrement. Personne ne m'a jamais laissé le temps de l'aimer, parce que personne n'a envie d'être avec une personne qui n'a pas de rapports sexuels. C'est comme ça je m'y suis fait, ce n'est pas grave, on ne peut pas tous trouver l'amour. Alors je m'avance un peu, j'espère qu'il ne m'en voudra pas, j'essaie de m'appliquer plus cette fois-ci. Je prends quelques secondes et je lance le ballon qui atterrit dans le panier. J'en suis la première étonnée, ce sera certainement le premier panier et le dernier que je marque d'ailleurs.

Parler de moi, de mon passé, de ce que je ressens, ce n'est pas chose aisée. Je ne me livre pas facilement. Je ne vais jamais au fond des choses, je dis toujours le minimum sur moi. Je n'éprouve jamais le besoin d'en dire plus, et quand on me demande je reste généralement très évasive. Pourtant avec Enoch je ne me sens pas jugée, j'ai l'impression que je peux lui confier plus de choses. Je sais qu'il ne va pas se moquer, qu'il ne va probablement pas me juger. Il me met en confiance, plus que personne ici. Plus que beaucoup de personnes dans ma vie. Et si ce n'était pas le cas, si quelque part je ne me sentais pas proche de lui sans réellement savoir pourquoi, je ne lui dirais pas tout ça. Je ne saurais expliquer tout ça. Je lui parle du fait que je suis asexuelle, je n'en parle pas souvent. Je n'aime pas l'évoquer, c'est douloureux d'être différente des autres. J'essaie de l'oublier, il me parle d'une femme. La seule femme avec qui il ait été. Je me permets de lui demander s'il l'aimait. Il n'est pas obligé de répondre à ma question, je ne lui en voudrai pas. Il me dit qu'il l'aimait. Très fort. Et qu'elle s'appelait Reese. Je peux lire de la tristesse dans ses yeux, ou de la douleur je n'en sais trop rien. J'aimerais pouvoir faire quelque chose, dire quelque chose. Elle lui a fait du mal, ça se voit. Il ne le mérite pas. Je lui lance un simple regard de compassion, je ne veux pas continuer sur le sujet, j'ai peur de mal faire. Alors je reprends le ballon, je parle et je tire. Je réussis pour une fois, sans doute pour la dernière fois. J'ai eu beaucoup de chance. Il me demande si j'ai envie de tomber amoureuse. Je lève la tête et mes yeux rencontrent les siens. « Je ne sais pas. Je l'ai espéré pendant longtemps, maintenant j'ai peur. Je me doute que ça puisse être un jour réciproque, et je n'ai pas envie de souffrir. » J'aimerais bien aimer quelqu'un oui, je l'aimerais beaucoup mais j'ai peur de souffrir. J'ai déjà trop souffert de ce côté là, et je n'en ai plus envie.