Je m'ennuie un peu en ce moment. Bon je crois que c'est notre lot quotidien à tous, mais j'y suis pas habituée et ça me fait un peu bizarre. À l'extérieur, ma vie va à cent à l'heure, je suis toujours en train de courir quelque part, de jongler entre trois milles activités, mais ici tout est réduit, je n'ai pas grand-chose à faire, et si il m'est aussi agréable d'être débarrassée de certaines contraintes pendant ce temps, ça reste assez étrange pour moi de rester aussi longtemps inactive. Bien sûr, j'ai de quoi faire avec la piscine, la salle de sport, et l'immense jardin dans lequel je vais régulièrement courir. Mais je ne peux pas non plus passer mon temps à faire du sport – ça serait mauvais pour ma santé, déjà. J'ai l'impression d'être en vacances, mais je n'en ai jamais eu, des vacances comme ça. Il y avait toujours les soirées avec les copains, les baby-sittings, les obligations familiales, les rendez-vous avec mon copain. J'avais rarement du temps pour glander. Là, je n'ai que ça. Je ne m'en plains pas, je suis là de mon plein gré et ce serait terriblement ingrat de ma part de ne pas apprécier une telle situation, mais j'ai du mal à m'y adapter et je sens bien que je n'en profite pas comme je le devrais. Par exemple, là, je traîne dans le salon, allongée sur le ventre sur un des canapés, à lire Cosmo, mais je manque d'entrain, ça ne m'amuse pas plus que ça, et je fais ça uniquement parce que je ne vois pas quoi d'autre faire. Si bien que quand j'entends quelqu'un passer par là, je me redresse aussitôt sur mes coudes, à l'affut. C'est India. Je l'interpelé au passage, bien décidée à ce qu'elle me sauve de ma solitude. « Hey, dis India, tu t'imagines que tu seras comment, plus tard, genre quand tu seras vieille et tout ? » je lance spontanément, parce que c'est le premier truc qui me passe par la tête. Forcément, je suis en train de faire le test "quelle vieille peau serez-vous ?" alors…

J'ai l'habitude d'être seule, je passe pas mal de temps chez moi aussi, seule donc et je parviens toujours à m'occuper, toujours. On a toujours des choses à faire quand on a une maison. Elle n'est pas immense ma maison, elle a une taille normale, il y a même une piscine dans le jardin, pour mes exercices quotidiens, elle est donc plutôt grande. Normale pour une famille, grande pour une femme seule mais je n'allais pas la rendre et chercher plus petit parce que c'est notre maison et parce qu'en plus de cela j'ai les moyens de payer les charges. C'est ma maison et je me vois mal en changer, peut être que c'est un tort, sans doute. Quoi qu'il en soit, j'ai toujours quelque chose à y faire. Ici c'est différent, je vais bien plus de ménage que la majorité des candidats et non seulement ça m'occupe mais en plus je ne me verrais pas vivre dans la saleté alors que je n'ai pas grand chose à faire. Sauf que parfois j'ai envie de faire autre chose que de récupérer. Je ne sais pas particulièrement ce que je pourrai faire maintenant mais peut être que dehors je trouverais mon bonheur. Je passe dans le couloir pour me rendre dehors lorsqu'une silhouette attire mon attention dans le salon. Il s'agit d'Aliénor qui me fait signe de la rejoindre. Et autant dire que je presse le pas pour la retrouver, c'est mieux d'être seules à deux. « Hey, dis India, tu t'imagines que tu seras comment, plus tard, genre quand tu seras vieille et tout ? » Et bien ça c'est une question à laquelle je ne m'attendais pas du tout si bien qu'elle mérite réflexion. Oui, j'ai besoin de réfléchir et c'est ce que je fais pendant que je m'assieds près d'elle. C'est compliqué, j'ai déjà du mal à savoir comment je serai à la fin de l'aventure donc vieille dans plusieurs années c'est difficile. « Je pense que je serai comme aujourd'hui, des rides en plus, et entourée de chats, seule très probablement, tu sais la petite vieille gentille à qui on adresse un sourire gêné en passant. Oui je pense que ce sera moi cette petite vieille.  » Et c'est vraiment déprimant, mais c'est ce que je pense, je finirai seule mais ça ne veut pas dire que c'est ce que je souhaite, je suis juste réaliste. « Et toi ? Tu te vois comment dans 70 ans ?  » Elle a eu ma vision assez ... glauque j'ai le droit d'entendre la sienne maintenant.

India vient me rejoindre et je me sens aussitôt soulagée. La solitude, ce n'est pas mon truc. Seule, je deviens folle ; je suis cruellement dépendante des autres, du contact humain, j'ai constamment besoin de voir des gens, et je préfère de loin être mal accompagnée que d'être seule. En l'occurrence, je m'estime plutôt bien accompagnée alors c'est le top du top. Inspirée par le test que je lisais dans mon magasine, je pose une question à India, une question toute anodine mais dont la réponse m'intrigue assez, mine de rien. Un léger sourire vient brièvement flotter sur mes lèvres devant le portrait que me dresse la jeune femme. Je ne l'imagine pas comme ça moi. Je suis certaine que plein de petits vieux craqueront pour elle, et que son mari, très jaloux, fera constamment des efforts pour s'assurer qu'elle ne le quitte pas pour un de ses nombreux prétendants. Oui, c'est comme ça que je l'imagine India, avec une foule de courtisans. Même si, j'en suis certaine, elle ne remarquerait que du feu, et ne se douterait pas le moins du monde de l'engouement qu'elle peut susciter. Enfin, c'est comme ça que je perçois les choses, au feeling. Mais en vrai, je la connais pas si bien que ça, et elle a peut-être raison – pour les chats, je veux bien la croire. Je l'imagine bien avec plein de chats. « Hum moi je m'imagine bien comme une de ces petites vieilles qui refusent de vieillir, et sont bien trop énergiques pour leur âge. Je profiterai sûrement de mon âge pour me montrer encore plus agaçante. Je me vois bien passer mon temps à donner des leçons aux petits jeunes, et à me plaindre du comportement de tout le monde. » Ça y est, c'est bon, je m'y projette déjà. Je n'y avais pas trop réfléchi jusque-là, mais d'un coup j'ai tout en tête. « Et surtout j'espère que j'aurai une vie amoureuse et sexuelle très épanouie. C'est pas parce qu'on est vieux et tout fripé qu'il faut s'arrêter ! » Je conclue là-dessus, parce que c'est important mine de rien. Je veux pouvoir me sentir amoureuse, même à 90 ans. Sinon, ça vaut pas le coup. « Si tu pouvais changer quelque chose chez toi, ça serait quoi ? » je demande ensuite, et je parle aussi bien du physique que du mental, ou de tout ce qu'elle veut en fait. Ouais, c'est l'heure des random questions apparemment.

Je ne suis pas quelqu'un qui a forcément besoin de compagnie, et pour cause je suis seule la majorité du temps. Et ça ne me dérange pas du tout de l'être mais je ne suis pas non plus forcé de le rester tout le temps, si bien que lorsque Aliénor m'invite à la rejoindre je le fais avec plaisir. Elle est gentille Aliénor en plus, et elle a l'air de s'ennuyer donc autant que je la rejoigne, je n'avais rien de prévu de toute façon. Sauf qu'elle me pose une question à laquelle je ne m'attendais pas du tout. Je lui dis ce qui me passe un peu par la tête, les chats, je ne sais pas si j'en aurais beaucoup mais j'en ai déjà un et j'aime beaucoup les chats, surtout quand ils sont petits et ils sont affectueux, j'aurai besoin d'affection. Puisque je serai seule. Je ne me vois pas me remarier, je ne vois pas avec qui je pourrais me remarier de toute façon. Je suis réaliste, je ne suis pas sûre d'être capable d'aimer encore... enfin, après ça... Le truc qui se passe maintenant et qui va se terminer bientôt. Je lui retourne la question et sa réponse me fait rire. Le genre de petite vieille drôle, et je n'ai absolument aucun mal à l'imaginer comme ça. Finalement c'est elle qui a raison. Et quand elle parle de sa vie sexuelle épanouie, je fais la grimace. Je n'y ai pas songé mais de toute façon j'ai vingt-sept ans et je n'ai plus de vie sexuelle donc à quatre vingt dix je pense que je ne me rappellerais même plus à quoi pourrait bien ressembler un pénis et ça me fait légèrement rougir d'ailleurs. « Si tu pouvais changer quelque chose chez toi, ça serait quoi ? » Cette question est pire. Je ne sais pas du tout. Tout sans doute. J'aimerais tout changer mais cette réponse n'est pas acceptable. Elle mérite réflexion du coup. « Cette nouvelle moi, j'aimerais beaucoup retrouver l'ancienne moi, plus enjouée, moins réservée, plus rieuse tu vois..  » Mais si c'était aussi simple... Je ne suis pas comme ça normalement, enfin je ne suis pas non plus aussi extravertie qu'elle je pense mais déjà j'étais moins triste et plus tactile tout ça. « Ton plus grand regret c'est quoi?  » Oui finalement moi aussi je me prends au jeu, ça passe le temps et au moins c'est utile je trouve, de connaître l'autre et tout ça, c'est sympa en tout cas.

À peine ai-je posé ma question que déjà je regrette de l'avoir posée. J'ai envie de discuter de trucs funs, gentillets, positifs, en mode bisounours, avec un filtre rose devant les yeux pour tout voir du bon côté. Mais comme bien souvent, j'ai juste sorti le premier truc qui me passait par la tête, et comme bien souvent, ça ne me satisfait pas. Mais India répond et finalement je ne regrette pas ; peut-être que c'est moins drôles que de discuter de sujets superficiels et légers, mais c'est aussi intéressant et agréable d'échanger de façon plus personnelle, plus intime. Je hoche doucement la tête en guise de réponse ; oui, je vois ce qu'elle veut dire. « Elle est encore là, tu sais. Je ne pense pas qu'elle a disparu. Tu la retrouveras, le temps venu. » je souffle, sans trop savoir de quoi je parle, mais en ayant la ferme impression, peut-être illusoire, de ne pas complètement faire fausse route. Parfois il faut laisser le temps faire les choses. Des tas de gens se perdent pour mieux se retrouver, une fois qu'ils sont prêts. Je ne me fais pas de souci pour India. Je ne l'imagine pas mal finir ; y'a des gens, comme ça, c'est juste impossible de croire qu'ils n'auront pas la chouette vie qu'il mérite. Elle me retourne ensuite une question qui me laisse songeuse quelques instants. Mon plus grand regret ? Aucun ne me vient à l'esprit directement, clairement. Il y en a bien un, mais je ne sais pas. « De ne pas avoir su garder contact avec ma mère biologique. Mes parents ont divorcé quand j'étais très jeune, et elle est partie vivre aux États-Unis. Du coup, celle que je considère comme ma mère, c'est en réalité ma belle-mère. » Je hausse les épaules, pas vraiment décidée à sortir un long monologue là-dessus. J'étais trop jeun à l'époque. Un autre continent, ça me faisait peur. Et puis, je me sentais abandonnée par ma mère, je ne comprenais pas. « Si tu étais un homme, tu penses que tu serais comment ? » je lui demande ensuite, espérant dévier sur un sujet un peu moins badant.