Ca ne saute peut-être pas aux yeux, mais Paloma aime bien cuisiner. Elle prend plaisir à le faire, pas spécialement pour elle-même mais pour les autres. Si c'est emmerdant de devoir se faire chauffer un truc à la va-vite après une longue journée juste parce que notre ventre crie famine, c'est tout de suite plus sympa de prendre le temps de préparer un repas quand on reçoit. On prend plaisir à réfléchir à une recette, un menu, à se souvenir des préférences des uns et des autres et à tenter de concilier tout ça dans un résultat plaisant. Paloma a la culture française de la nourriture, celle de son beau-père ou de ses années parisiennes, avec Antoine. Elle aime cuisiner pour le plaisir, elle aime se rendre au restaurant et passer un bon moment autour d'un repas et d'un verre de vin, c'est simple, c'est convivial et surtout, c'est bon. La cuisine espagnole, en revanche, n'a jamais trouvé grâce à ses yeux de biche. Elle en aime les épices, les couleurs, mais ça s'arrête là. La bouffe de son pays est plus jolie qu'elle est bonne, elle est ensoleillée et festive mais tout ça, une fois en bouche, ça disparaît derrière la médiocrité de leur talent culinaire. Les espagnols étaient sans doute trop occupés par la conquête de l'amérique pour se pencher sérieusement sur leurs repas mais y'a pas dire, des progrès sont à faire. Du coup, les influences latines de Paloma se retrouvent pas vraiment dans la cuisine sauf au niveau des jolies couleurs que ses plats doivent avoir. Pour le reste, elle préfère la nourriture d'l'autre côté de la frontière, son pays d'adoption qui lui a plus apporté que tout ce que Madrid ou l'Andalousie lui ont jamais offert. Ce soir, Paloma est en cuisine. C'est pas vraiment surprenant, généralement elle essaye de se mettre derrière les fourneaux au moins une fois par semaine, pour l'ensemble du nid. Elle le dit pas vraiment, ne prévient pas, laisse tout en libre-service et ça suffit. S'ils veulent se servir, ils le font. S'ils préfèrent cuisiner eux-mêmes et bien c'est la même chose, ça n'ira pas la vexer. Paloma le fait parce que c'est dans sa nature, mais pas pour récolter des lauriers ou des compliments qu'elle a jamais su recevoir. Cette semaine, c'est un filet mignon au miel qui mijote indolemment sur la cuisinière sauf que ça sent sérieusement le cramé quand l'espagnole revient de sa douche, les cheveux encore humides sur sa nuque. Elle avise la préparation, soulève le couvercle et pige pas ce qui se passe ; le volute qui s'en échappe est parfumé et la viande pas encore cuite. Merde. Merde, merde, merde, jure-t-elle en réalisant sa méprise. Elle a oublié les courgettes au four. Rapidement, elle s'active mais ne peut que constater l'étendue des dégâts : la fumée âcre, la feta qui a coulé partout et les courgettes rondes calcinées, rabougries, immangeables. Paloma se saisit d'une serviette, attrape le plat et le laisse lourdement retomber dans l'évier. Le four fume, ça sent mauvais, et il ne lui reste plus qu'à recommencer. Super. Sauf que ses prunelles avisent la silhouette de Felice qui traverse le salon et elle décide de l'interpeller pour lui venir en aide. Paloma demande jamais rien, alors pour une fois qu'elle le fait on va quand même pas lui refuser n'est-ce pas ? « Hé Felice, tu voudrais pas venir voir deux minutes ? » souffle-t-elle dans sa direction, les joues rosies par la chaleur du four et les yeux brillants à cause de la fumée. Paloma l'accueille d'un large sourire qui lui dit merci et plus encore et saute directement dans le vif du sujet puisqu'il n'y a plus de temps à perdre. « J'ai complètement oublié mes courgettes au four et c'est un massacre. Tu m'donnerais un coup de main ? » S'il te plaît, implorent ses yeux de biche alors qu'ils papillonnent délicatement sur les traits de Felice.

Felice prend pitié de son minois de poupée partiellement dépassé par les événements et ça décroche à Paloma un grand sourire, du genre plus éblouissant que les rayons de soleil immenses que dessinent les mômes dans le coin de leur feuille. L'espagnole lui laisse quelques secondes de répit, le temps qu'elle puisse jeter un oeil à l'étendue des dégâts avant de répondre à sa question. « M'aider à recommencer bien sûr » qu'elle lance d'un ton malin, entendu. Faut pas déconner, Paloma est gentille mais elle sait aussi être obstinée, parfois, lorsqu'il le faut, et elle ne compte pas laisser une victoire aussi facile au four. « La liste des ingrédients est quelque part sur la table » ajoute-t-elle dans un sourire franc avant de rejoindre l'évier. Recommencer c'est bien beau, mais tous les ustensiles gisent ici, notamment un plat en sacré mauvais état. Pendant ce temps, Felice n'a qu'à s'approvisionner de tout ce dont elles ont besoin. Des courgettes rondes, de la feta, du riz complet, des lentilles corail, un clou de girofle, du curry, du cumin et de la coriandre. Paloma commence à frotter le plat comme si elle comptait passer sur lui l'ensemble des crises de nerf qu'elle enferme à triple-tour en elle au lieu de les laisser l'envahir. Elle est calme, indolente, mais ça ne l'empêche pas d'éprouver des contrariétés comme le reste du monde et d'avoir parfois besoin de les évacuer d'une façon saine. En courant par exemple, ou... en faisant le ménage. Ou plutôt, en luttant à mort contre un fond de plat calciné et sûrement cancérigène. Absorbée dans sa tâche elle met quelques secondes à entendre la voix de Felice qui résonne dans son dos. « Aucun risque, la viande est en train de cuire et normalement elle devrait pas nous poser problème. Les courgettes farcies sont végétariennes » lance-t-elle de sa voix chatoyante à l'attention de sa camarade. Le silence reprend ses droits sur la pièce, seulement brisé par le bruit de fond qu'induit une cuisine. Paloma vient enfin à bout de sa tâche et ses pieds foulent à peine le sol pour la conduire jusqu'à la table. Elle dépose le nécessaire, sourit en découvrant que Felice a rempli sa part de marché - les ingrédients sont tous réunis - et sans attendre, elle se met à évider une courgette ronde. Elle débute mais son regard de chat coule légèrement, en biais, sur le visage de Felice. Elle pense que les coïncidences font plutôt bien les choses parfois ; en fait, elle est satisfaite que ce soit elle sur son chemin, et pas un autre. Felice fait partie des gens dont elle ne connaît rien ou pas grand chose mais paradoxalement, elle fait aussi partie de ceux qui lui apparaissent immédiatement sympathiques, sans autre raison que son jugement qu'est pourtant pas toujours adéquat. De loin, elle semble typiquement être le genre de nana cool, mature et désinvolte, pas le genre à s'abreuver de conflits, de rivalités et de tout un tas de conneries propres aux filles dans lesquelles Paloma se reconnaît pas. C'est drôle, quand même, de vivre ensemble depuis plus d'un mois et de réaliser qu'on ne connaît même pas tous nos colocataires sur le bout des doigts. C'est drôle, oui, et un peu triste aussi. « Merci pour ton aide » souffle l'espagnole en captant son regard, un sourire complice peint sur ses lèvres carmins. « Comment ça se passe pour toi jusqu'à présent ? J'ai l'impression qu'on fait que se croiser » Autant profiter de cette occasion impromptue pour faire connaissance, il n'est jamais trop tard après tout.