La question de Mallaury sur son enfance la prend de court. A vrai dire, elle ne comprend pas trop ce qu'il entend par là. Ca devient un peu trop vague pour que son cerveau soit dirigé dans une seule et même direction alors elle préfère dire qu'elle ne comprend pas trop. Elle a un regard un peu perdu, derrière ses lunettes, qu'elle repousse sur son nez en un éternel mouvement de tic nerveux. Elle ne se souvient pas avoir été malheureuse parce que ce pragmatisme, cet esprit cartésien excessif ont toujours fait qu'elle sait relativiser. Même en étant enfant. Pas d'affection de la part de ses parents ? Tant pis, elle allait chercher un peu de chaleur dans des livres ou des mystères qui la faisaient se concentrer sur autre chose. D'un côté, c'est aussi pour ça qu'elle ne sait pas trop exprimer ses émotions, parce que personne ne le lui a appris. « Je... je ne sais pas ? Je n'ai pas vraiment eu le choix... » fait-elle en guise de réponse, confuse. Et puis elle hausse les épaules. « De toutes façons, je ne peux pas remonter le temps pour tout changer alors... je pense qu'il est inutile de se lamenter sur ce qui est passé... » ajoute-t-elle en dessinant des formes géométriques dans le sable. C'est plus facile comme ça, plutôt que de se poser des questions sans cesse à propos de choses passées, dont elle n'aura jamais les réponses. Et puis non, elle n'a jamais vraiment fêté son anniversaire. Elle secoue la tête lentement avec une expression neutre. « Jamais... » Et puis elle mentionne Diane, mais elle a presque oublié que tout le monde ne connaît pas Diane et qu'elle doit expliquer, aussi. « Oh oui... C'est ma tutrice légale. Diane était mon institutrice quand j'étais petite... » fait-elle, en essayant d'être la plus claire possible. Son histoire est particulière alors on ne comprend pas forcément du premier coup. « Je n'ai pas vu mes parents depuis longtemps alors... après mon accident, elle a accepté de s'occuper de moi en attendant que je guérisse. Et puis je suis restée... » Et Diane vit seule, alors l'arrivée de Gaëtane a égayé ses journées, en quelques sortes. Elle a quelqu'un de qui s'occuper, comme une enfant, l'enfant qu'elle n'a jamais pu avoir. Même si Gaëtane ne parle pas trop, elle sait qu'elle peut faire confiance à Diane qui a veillé sur elle quand elle était à l'école et était encore avec ses parents. Mallaury a donc appris à faire des gâteaux. Et se propose pour faire un gâteau d'anniversaire, d'ailleurs. Gaëtane a un regard un peu incrédule. Elle ne sait pas trop ce qu'on doit dire, dans ces circonstances. D'habitude, ce n'est pas une surprise, les fêtes d'anniversaire ? Mais elle hoche la tête lentement, les yeux perdus dans sa réflexion. « Je veux bien... le fêter avec tout le monde parce que... je n'ai jamais fait ça, encore. » Pas avec ses parents, et à l'institution, eh bien... elle ne s'en souvient pas vraiment, mais il lui semble que ce n'était pas vraiment le genre de la maison, les fêtes d'anniversaire. Et puis elle se souvient du détail qui fâche. « Mais il faut que je reste dimanche, sinon, je vais devoir rentrer chez moi. » Elle parle d'une voix neutre, elle énonce l'évidence, comme d'habitude. Elle n'a pas trop envie de partir, pas forcément pour cette fête d'anniversaire, mais pour un ensemble de choses. Si elle rentre, elle devra redevenir la Gaëtane qui ne parle pas trop et qui fait son travail, et retrouver sa vie ordinaire.

Diane a été là pour elle quand elle avait six ans, c'est elle qui a dit à ses parents de consulter un pédopsychiatre. Grâce à elle, Gaëtane sait pourquoi elle est différente, pourquoi elle ne fonctionne pas de la même manière que tout le monde. Asperger est un bien grand mot, trop réduit au rang d'autisme léger, et techniquement, ce n'est pas exactement ça. Mais au moins, elle sait. Ca l'a beaucoup aidée. Et voilà qu'elle accepte de s'occuper, des années plus tard, de son ancienne élève de maintenant dix-neuf ans, grièvement blessée et qui a besoin d'un foyer d'accueil pour sa convalescence. Parce qu'une personne normale serait restée à l'hôpital, mais Gaëtane l'a très mal vécu pour le peu de temps qu'elle y est restée. Alors oui, Diane est quelqu'un de bien. Elle hoche la tête avec un regard entendu. « Oui, elle est très bien. » Et d'ailleurs, Mallaury lui demande si elle lui manque. Gaëtane a un instant de réflexion, penche la tête sur le côté comme pour peser ses idées et ses pensées. Est-ce que Diane lui manque, oui, un peu, parce que c'est chez elle, et que c'est quelqu'un qui lui a donné plus en quatre ans que ses parents en seize. Alors, oui, elle lui manque. « Un peu... » fait-elle d'un ton pensif. Un peu, parce qu'elle est comme ça, aussi. Elle ne veut pas déranger, elle n'a pas envie d'avoir l'air d'être quelqu'un de dépendant, même si elle l'est complètement. Elle n'est pas démonstrative parce qu'elle ne sait pas faire. Son anniversaire, donc. Elle compte les jours, en un instant, dans sa tête. Dix-neuf jours, ça fait un peu plus de deux semaines. « C'est le trois décembre... » fait-elle en focalisant à nouveau son attention sur son interlocuteur. Qui ajoute d'ailleurs qu'il ne veut pas qu'elle quitte le jeu. Gaëtane ne sait pas trop quoi dire, alors elle garde son expression neutre, de derrière ses lunettes. « Oh... merci. » C'est gentil, mais comme d'ordinaire, elle ne sait pas quoi faire, quand on est ouvertement gentil avec elle, alors elle est polie, c'est la seule chose qu'elle sait très bien faire. Au moins, elle sait que la nomination n'était pas l'intention de Mallaury, avec ces notes. A les regarder, elle ne sait pas trop lesquelles sont de bonnes notes et lesquelles sont mauvaises, alors elle ne peut se fier qu'aux avis détaillés des autres. Et les spectateurs... elle ne peut pas leur parler, elle ne peut rien sonder, elle n'en n'a aucune idée. « Je ne sais pas... je pense que les spectateurs peuvent se lasser de voter toujours pour les mêmes personnes alors... » fait-elle d'une voix un peu hésitante. Mal assurée, comme d'habitude. Mais c'est vrai, quand on regarde le cas d'Isaac, par exemple. Sauvé à deux ou trois reprises, et puis les gens se sont lassés de lui, et l'ont laissé à son sort. Alors oui, ça fait un peu peur, quand même.

Diane, fière d'elle. Ca serait bien, parce que Gaëtane n'est pas du genre affectueuse ou expressive, alors elle a toujours beaucoup de mal à exprimer sa gratitude envers Diane, et elle ne sait pas si sa tutrice sait qu'elle lui est éternellement reconnaissante. D'un côté, elle sait comment est Gaëtane, alors peut-être qu'elle comprend quand même. Elle hoche la tête lentement. « Je... j'espère. Je suis venue parce qu'elle s'inquiétait alors... » fait-elle, en réfléchissant. C'est Diane qui s'inquiétait de ne la voir qu'à Quiberon, entre la brasserie, le port et la maison, sans amis, le nez dans un livre, ou sur son vélo, mais c'est tout. Alors elle en a parlé au docteur Mercier, qui leur a suggéré le jeu. Il a fallu obtenir des autorisations, d'abord, de l'hôpital, d'un tas de gens, des papiers pour qu'elle ait le droit de participer et de défendre un secret. Mais Diane, ça lui suffisait, qu'elle passe quelques semaines entourées de jeunes gens de son âge. Les amis qu'elle aurait dû avoir, en quelques sortes. Mallaury prend en note son anniversaire, elle espère juste qu'elle sera toujours là pour voir cette promesse honorée et savoir enfin la réelle définition d'une fête d'anniversaire avec les autres. Quand elle le remercie, il a l'air un peu étonné, alors ce n'est peut-être pas la chose la plus adéquate à répondre, de dire merci. Enfin, au moins, elle est polie, c'est toujours sa solution par défaut. Mallaury exprime son opinion quant aux votes et au soutien du public. Elle écoute, analyse les mots, visualise les idées. Et puis quand le candidat a terminé, elle a un instant de réflexion, pour remettre en place le flot de pensées qui envahit son esprit. « Je... je ne sais pas... » fait-elle alors en repoussant ses lunettes sur son nez dans son éternel tic nerveux. « Je suis loin d'être aussi télévisuellement intéressante que... je ne sais pas, Lou et Sacha, par exemple... » fait-elle en réfléchissant. Non, parce que Lou et Sacha, c'était d'abord deux garçons non seulement au physique avantageux, mais en plus, leur histoire connaît de nombreux rebondissements. Je t'aime, moi non plus, c'est pour ça que le public regarde. Alors face à Lou et Sacha, oui, elle a peur d'être évincée de la compétition. « Je me contente juste d'être ici et d'essayer de me faire des amis alors ca n'a pas un grand intérêt... peut-être, avant... parce que je sais que mon comportement intrigue un peu, au début, mais après tant de temps... » continue-t-elle en baissant le nez. Elle se contente d'être, c'est tout. Elle fait des efforts pour s'intéresser aux autres autrement qu'en les observant, mais ça, c'est naturel chez beaucoup. Alors elle n'est pas sûre que les gens se rendent vraiment compte de sa progression. « Ils attendent peut-être quelque chose de moi que je ne peux pas vraiment leur donner ? Je... je ne sais pas, que je perde mon sang-froid, par exemple... » Qu'elle pète un câble, se mette à hurler, qu'elle se dispute avec quelqu'un, qu'elle envoie valser son livre de mathématiques... mais ce n'est pas elle. Gaëtane, ce n'est pas ça, pour beaucoup de raisons, alors il lui est impossible de rendre les choses intéressantes.

Elle va avoir des choses à raconter à Diane, oui et non. Oui parce qu'elle aura en effet vécu pas mal de choses différentes de son quotidien. Non, pour diverses raisons. D'abord, Diane doit suivre régulièrement l'émission, alors elle n'aura finalement pas grand chose à rajouter. Aussi parce qu'avec Diane, c'est un peu étrange. Il y a de l'affection, oui, mais elles ne parlent pas beaucoup. C'est toujours très silencieux parce que Diane sait que trop parler, ça pose vite problème pour Gaëtane. Et puis parce qu'il y a beaucoup de non-dits qu'elle respecte, aussi. Elles se parlent peu, mais elles n'ont pas besoin de refaire le monde pour savoir qu'elles sont là l'une pour l'autre. Alors à la remarque de Mallaury, Gaëtane se contente de sourire timidement, un sourire un peu mystérieux. De toutes façons, elle ne sait pas vraiment quoi en dire. Quand elle évoque le poids des autres nominés face à elle, Mallaury ne comprend visiblement pas la nuance qu'elle essaie d'exprimer. Et puis il se lance dans une explication de son point de vue. Et voilà, elle décroche. Ca la frustre, quand on ne la comprend pas, non pas à cause des autres, mais à cause d'elle. Elle s'agace d'elle-même et de son incapacité à communiquer normalement, précisément, sans détours inutiles qui finalement sont là sans qu'elle le veuille. La frustration, ça referme sa carapace comme une huître, et elle se tait, c'est tout. Elle limite les mots. « Non, ce n'est pas ce que je veux dire... » se contente-t-elle de dire d'une petite voix, comme si elle se parlait à elle-même. Ca n'a rien de personnel contre Mallaury, non, mais quand on ne la comprend pas, elle se met à se détester et préfère se taire plutôt que de s'enfoncer toute seule. C'est comme ça depuis son enfance. C'est pour ça qu'à l'école, on disait qu'elle était bizarre. C'est pour ça qu'elle a si peur de retourner à l'hôpital, parce que les médecins posent beaucoup de questions. C'est leur travail, elle ne leur en veut pas, mais ils ne se comprennent pas. Et elle sait pertinemment que l'incompréhension ne vient que d'elle, parce qu'elle n'est pas normale, et ça l'agace. Il n'a pas tort, Mallaury, mais ce n'est pas de ça dont elle parlait. Il dit que rester soi-même, c'est bien, et elle aimerait bien penser de même, parce qu'elle n'a pas vraiment d'autre option, mais elle sait trop bien que non. A courir les plateaux de télévision pendant des années, elle sait que ce n'est pas que ça. Les producteurs, ses parents, une pression énorme lui a toujours été infligée parce qu'elle devait sans cesse se renouveler, être intéressante. Le Rubik's Cube en est un témoin parfait. Les équations ennuyaient le public au bout de quelques émissions, alors ils ont dû trouver quelque chose d'autre. « Parfois, ça ne suffit pas... » souffle-t-elle en fixant le casse-tête, dans ses mains, tournant machinalement les cubes à toute vitesse. Sa concentration se perd dans le cube coloré, elle a décroché. Elle aimerait bien s'excuser de se fermer de la sorte, parce que ce n'est pas de sa faute, à Mallaury, si il y a une incompréhension générale, mais elle a perdu le contact avec la réalité. Asperger, encore et toujours. Elle sait que pour durer à la télévision, être soi-même n'est pas assez, quand on est comme elle, ça a été le combat qu'elle a mené, entraînée par ses parents, pendant des années, mais là, elle en a assez de se battre. Sauf qu'il faut encore tenir, parce qu'elle aime bien être ici.

(je conclus de mon côté, comme ça c'est fait avant le prime )