+ Aujourd'hui, je m'ennuie. La journée s'écoule tranquillement, comme toujours ou presque. Je n'ai rien de bien passionnant à faire que je n'ai déjà fait dix ou vingt fois. Je sens que je commence un peu à tourner en rond comme un lion dans sa cage, et ça tombe bien parce que je suis lion, c'est mon signe astrologique, paraît que ça explique beaucoup de choses à mon sujet. En tout cas, c'est ce qu'à toujours dit la voisine un peu folle du deuxième qui vient toujours frapper à ma porte avec une nouvelle excuse bidon, à chaque fois un peu plus abracadabrante, même quand on pourrait croire que pire c'est pas faisable. Mais je comprends, elle doit se sentir seule dans son appartement et dans sa tête, puis je dois avouer que c'est un peu mon cas aussi parfois, alors je peux bien passer un peu de temps avec elle, au final je crois bien qu'on y est toutes les deux gagnantes, hm. Enfin bref. C'est pas en pensant à des trucs cons dans le genre que je vais moins m'ennuyer moi. Je soupire en ouvrant la porte du frigo. J'attrape la première bouteille qui me tombe sous la main. Du jus de pommes. Je m'en sers un verre, puis un deuxième que je termine comme ça, d'une traite. J'avais un peu soif, oui. Mais je m'ennuie toujours autant maintenant. Je vais donc m'échouer sur un canapé dans le salon pendant un petit moment jusqu'à ce que l'envie me prenne d'aller aux toilettes. J'hésite à emmener de la lecture avec moi, puis je décide d'abandonner l'idée, je devrais avoir mieux à faire logiquement. Je croise les doigts pour en tout cas, et pour que la place soit libre. Sauf qu'on peut pas toujours avoir ce qu'on veut dans la vie. Je serais arrivée deux secondes plus tôt et j'aurais piqué le trône à Paloma. Tss. Je croise les bras sur ma poitrine, je tape nerveusement du pied. « J'espère que c'est parce que les Anglais ont débarqués que t'es si longue. » Je râle alors que ça fait même pas deux minutes qu'elle y est. Puis je pense à un truc, mais je me retiens de me moquer, je préfère attendre un peu avant, surtout que j'aurais juste l'air con, ça a sans doute rien à voir, mais moi j'aime bien m'imaginer des trucs. « Non mais vraiment, j'espère que c'est ça, hein, sinon ça veut dire que... » Dans neuf mois, bonjour les tracas. Mais bon, elle pourra s'en prendre qu'à elle, fallait pas jouer dans la forêt sans petite culotte un soir de pleine lune alors que le loup était dans le coin, hm. Enfin, moi je dis ça, je dis rien, n'est-ce pas.

Je râle, pas forcément parce que j'ai une envie pressante ou parce qu'on m'a piqué la place à deux secondes près, mais surtout parce que c'est Paloma. Bon, en vrai j'aurais râlé après n'importe qui, mais c'est encore plus amusant de l'emmerder, elle. Elle vient à peine de refermer la porte que je lui adresse déjà de douces paroles d'un air légèrement contrarié. J'espère qu'elle a une bonne raison pour prendre autant de temps à finir son affaire, alors qu'en vrai elle est même pas longue, j'entends bientôt la chasse d'eau. Mais paraît que tout va bien de ce côté-là, pas d'Anglais en vue, pff. Je fais une grimace tellement ça me saoule qu'elle me réponde ça, mais du coup ça me fait penser à un truc à propos duquel je vais pouvoir l'embêter. Je le dis pas clairement mais tout le monde aura compris. Elle répond pas immédiatement et pendant ce temps, un sourire narquois, limite satisfait vient se pendre à mes lèvres. Quand elle retrouve la parole, c'est pour dire que ça veut rien dire du tout. Je laisse échapper un léger rire, comme un bref soupire. Je peux pas m'empêcher de me moquer, c'est plus fort que moi. « Si tu l'dis. » Je rétorque simplement en retrouvant mon petit air suffisant. La porte s'ouvre enfin sur une Paloma bien moins douce que d'habitude, mais c'est loin de me faire peur. Elle aura beau être plus grande, plus belle, plus mature ou plus appréciée que moins ici, on se ressemble plus qu'on ne le croit et je sais, je sens, à quel point elle peut être faible derrière tout ça. Puis faut pas oublier que je suis de Chicago, je sais me défendre, c'est pas une nana comme elle qui va me faire peur, Espagnole ou pas. « Mais je plaisante pas. » Presque pas. Même si c'est vrai que je trouve assez drôle le fait qu'elle puisse tomber enceinte d'un type comme Isaac pendant une émission de télé-réalité rien que parce qu'elle a eu un petit moment de faiblesse, rien qu'un. Enfin, j'imagine que je serais la seule que ça fera rire, mais je vais pas en pleure non plus, faut pas déconner. « Pourquoi je laisserais tomber alors que je viens tout juste de trouver un de tes points faibles ? » Avant j'avançais à l'aveuglette, je donnais un peu des coups dans le vide, mais là je viens de toucher un point sensible, même si c'est pas fait exprès, et j'ai pas l'intention de le lâcher, non, je suis trop fière de moi pour le coup. J'en oublierais même la raison de ma venue.

Pour une fois j'ai l'impression d'avoir l'avantage sur Paloma. Elle est coincée dans les toilettes, obligée d'écouter les petites piques un peu hasardeuses de sous-entendus que je lance jusqu'à ce que l'une d'entre elles la frappe assez forte pour que son comportement à mon égard change quelque peu. Je la sens légèrement troublée de l'autre côté de la porte et je ne suis pas du genre à laisser passer de telles occasions, je ne vois donc pas pourquoi je n'en profiterais pas un peu. Mais c'est un tout autre visage qu'elle me montre quand elle se décide enfin à sortir de la cabine. Il se pourrait que j'ai finalement réussi à l'agacer et même si je ne le montre pas en souriant d'un air malin, j'en suis assez ravie. Elle me conseille alors de laisser tomber ce genre d'insinuations mais je ne l'entends clairement pas de cette oreille et je lui demande clairement pourquoi je ferais ça. Ça aurait encore moins de sens que la rivalité que je ressens à son égard et que j'ai instaurée entre nous, il me semble. Elle m'explique donc que je ne suis pas méchante, mais mauvaise, que je veux juste l'agacer, pas la blesser. Oui, bah ça prouve que je suis pas si méchante que ça, en effet, mais je vois pas à quoi ça lui sert de me le faire remarquer. J'ai jamais voulu aller jusqu'à la blesser mais tant pis. Si ça devait arriver, ce serait sans doute le truc de trop qui me ferait justement me rendre compte que je suis allée trop loin, sauf qu'à ce moment-là il sera surement trop tard pour faire marche arrière auprès de la jeune femme. D'ailleurs, elle m'informe que c'est pas la semaine pour l'énerver. « Ouais bon voilà, j'avais raison, c'est ta semaine rouge. » Je marmonne, histoire de l'agacer toujours plus malgré ses recommandations. « Mais tu me fais pas peur, tu sais. » Elle peut me mettre en garde tant qu'elle voudra, me prévenir que si je la cherche, je vais finir par la trouver, c'est pas ça qui va m'empêcher de l'emmerder si j'en ai envie. C'est que c'est quand même assez divertissant, et puis il savoir prendre des risques dans la vie. Inutiles et débiles, certes, mais j'aime vivre dangereusement, et je pense pouvoir dire que j'ai connu bien pire qu'une Paloma en colère. « Bon, si tu pouvais bouger d'là, par contre... » Ce serait cool, que je puisse aller faire ma petite affaire moi aussi, puisque c'est un peu la raison qui m'a amenée ici, à la base. A moins qu'elle n'ait décidé que ce serait ça, sa vengeance suprême : m'empêcher de me soulager. Mais c'est nul, je peux toujours faire ça dehors, derrière un buisson, même si la forêt me fait un peu flipper, je saurais surmonter ma peur pour éviter que ma vessie n'explose.