melancholia
ft. Gaëtane & Andreja

C'était dans sa tête tout ça. C'était le genre de réflexion sortie d'un air dédaigneux et pour faire taire les jérémiades de malades imaginaires, mais Andreja savait bien que c'était surtout la vérité, c'était dans sa tête. Il n'était pas malade, pas vraiment du moins, pas de ces maladies qui se soignaient à coup d'ibuprofène ou de celles qui se guérissaient grâce à ces antibiotiques pas automatiques. C'était la mélancolie, ce virus qui semblait l'avoir frappé de plein fouet en début de semaine et dont il ne parvenait plus à se débarrasser parce que quand elle commençait à lui coller à la peau il avait toujours un mal fou à s'en débarrasser. C'était un tout, une accumulation de tout un tas de choses qui n'avaient pourtant aucun lien ou pas de manière directe, et qui formaient un nuage qui assombrissait le ciel de sa semaine ... Parce qu'il la sentait arriver, la fin. Elle était plus proche qu'elle ne l'avait jamais été, et pas uniquement parce qu'il n'abordait pas sereinement les nominations à venir bien qu'il ait ce mauvais pressentiment pour ne rien arranger. Quelque soit l'issue du prime de dimanche rien ne changerait le fait que le dimanche qui suivraient les secrets n'en seraient plus, il ne serait plus question de reculer, et si jusqu'à présent la chose avait pu paraitre un peu abstraite au serbe elles retrouvaient peut à peu leur allure réelle, et ses angoisses avec. L'angoisse que tout change forcément, que ces semaines à profiter d'une vie factice où son secret n'aurait pas d'incidence sur ses relations partent en poussière, une crainte qui l'avait fait douter maintes fois mais que les paroles de Tilda durant le prime avaient accentué. Elle ne se rendait pas compte, elle n'avait pas conscience des dégâts que pouvait lui faire l'espoir à lui, et de ceux qu'il pourrait faire à elle ou à quiconque croyait avoir appris à le connaître sans avoir toutes les pièces du puzzle. Un puzzle tantôt froid, tranchant, tantôt sanglant comme les rêves qui recommençaient à peupler sa tête. Comme si même la présence de Pia de l'autre côté du lit ne suffisait plus à le rassurer, lui donnant un aperçu de ce que serait bientôt de nouveau sa vie, loin d'ici, loin de ce qu'il avait construit pendant ces dix semaines sur des fondations qu'il savait friables. Les yeux clos, la respiration contrôlée et volontairement lente, il avait attendu que la présence se rapproche suffisamment pour ouvrir les yeux, et poser son regard sur Gaëtane, lui adressant un fin sourire. « Riđokos. » Surnom à tendance affectueuse, pour une candidate qui lui faisait l'effet d'être la plus douce et la plus innocente des candidates du nid. Peut-être qu'il se trompait ceci dit, on se contentait beaucoup des apparences dans le nid, Elsa lui avait bien dit une fois n'imaginer qu'un secret mignon pour lui qu'elle imaginait incapable de faire mal à une mouche. Est-ce qu'elle avait été déçue, devant sa télévision, quand son détecteur avait craché le morceau sur son séjour en prison ? A cela non plus il préférait ne pas penser. « Tu venir pour te entraîner ? » Assis en tailleur, la ceinture de son jiu-jitsu gi à moitié desserrée, elle venait en effet de le surprise en pleine séance de méditation. Il n'avait pas trop la dégaine du mec qui méditait, lui-même ne le nierait pas, mais contre les coups de sang qui avaient fait son quotidien fut un temps la discipline s'était révélée bien plus utile qu'il n'y paraissait. « Parce que si tu chercher toujours un adversaire ... » Il avait refusé sa proposition la fois précédente, non sans remarquée qu'elle semblait un peu déçue, et dès lors il s'était promis intérieurement de réparer cela dès qu'il en aurait l'occasion. Mais le temps pressait, les occasions deviendraient peut-être souvent les dernières. Et puis si cela pouvait lui permettre de penser à autre chose, au moins pendant quelques minutes.

C'était le seul endroit où, en faisant preuve de concentration et en apprenant à vider son esprit de toute pensée parasite, il parvenait à ressentir un semblant de sentiment de familiarité, le gymnase. Ces endroits se ressemblaient tous, la même odeur mélangeant cuir, magnésie, transpiration, cela sentait l'effort. Il suffisait qu'il fasse comme aujourd'hui, qu'il enfile sa tenue d'entrainement, ait pleinement conscience de la sensation de sa croix en argent contre sa peau, et ferme un instant les yeux en s’imprégnant du lieu pour avoir presque la sensation d'être de retour chez lui. Dans ce gymnase miteux de l'Est de Sarajevo où il s'était entrainé pendant des années, où il avait sué, souffert, et connu des déceptions mais aussi des victoires qui continuaient aujourd'hui encore de lui pincer le cœur en un sentiment de nostalgie. Pour autant il n'était pas assez perdu dans ses sensations et ses pensées pour ne pas avoir remarqué la nouvelle présence dans le gymnase, et avant posé sur Gaëtane un regard calme tandis qu'il rouvrait les yeux. « Bonjour ... » Est-ce qu'elle venait utiliser les tapis ? Il était certes assis en tailleur au beau milieu, mais uniquement parce qu'il était seul et ne gênait personne, il ne comptait pas prendre racine ici maintenant qu'il fallait partager le gymnase. « Euh, oui, j'allais courir un peu ... » Oh. Il semblait sans doute presque déçu, parce qu'à vrai dire bien que fuyant un peu la compagnie des autres cette semaine la solitude n'était pas son état naturel, loin de là, et il avait eu une idée en voyant Gaëtane dans le gymnase en même temps que lui. Chose qui par ailleurs n'était, par le hasard de leurs emplois du temps respectifs, encore jamais arrivé. Il ne se serait pas formalisé d'un refus de la part de la jeune femme, si elle avait prévu autre chose, pourtant au lieu de cela elle avait esquissé un sourire avant de répondre « Oh. D'accord, alors. » et de se déchausser pour monter sur le tapis. Se rendant lui compte qu'il était tout de même à moitié débraillé il avait réajusté sa veste et resserré sa ceinture autour de sa taille, reposant les yeux sur Gaëtane et la voyant qui hésitait, perplexe, comme par peur de faire ou de dire une bêtise. « Tu salues, c'est bien ça ? » Il avait esquissé un sourire, et incliné légèrement la tête pour répondre à sa question, avant de s'exécuter « Ça être pour respect, et aussi pour montrer la personne en face ça être ton adversaire, pas ton ennemi. » Et c'était une distinction malgré tout importante, pour Andreja. Parce qu'il y en avait eu, bien sûr, des adversaires avec qui la limite avait été mince, des types que le serbe n'avait jamais pu piffer et avec lesquels les coups dépassaient parfois un peu le cadre de l'affrontement sportif. Mais il y en avait aussi eu d'autres, ceux avec qui il riait ou buvait un verre une fois sortis du tatami. « Ne retiens pas tes coups ... ne t'inquiète pas pour moi. » C'était tout à son honneur, de croire en ses capacités, mais évidemment qu'il allait retenir ses coups. Au moins le temps de juger son niveau, et parce qu'elle n'était pas échauffée. Sans parler du fait qu'il n'avait aucune idée de comment elle réagissait, ni de comment gérer un adversaire à la carrure totalement différente de ce à quoi il était habitué. C'était un ballet répété des centaines de fois, comme une partition corporelle dont il connaissait par cœur chaque note pour les avoir jouées des centaines de fois, et pourtant il s'était retrouvé pris au dépourvu face à la légèreté et à l'agilité de Gaëtane, deux adjectifs assez peu représentatifs de ses adversaires habituels. Elle esquivait, lui aussi, tentait une approche, puis lui, ils se jaugeaient, s'analysaient et lui ne cernait rien, rien du tout parce qu'il n'avait jamais réussi à cerner quoi que ce soit chez la jeune femme et que cela n'allait pas commencer aujourd'hui. Alors il ne l'avait pas vraiment vu arriver, le coup qu'elle venait de lui porter, mais ses réflexes reprenant finalement le dessus il avait attrapé son bras et l'avait tirée en avant pour lui faire perdre l'équilibre et l'attraper par la taille pour la faire tomber sur le sol, la rattrapant au dernier moment pour lui éviter que la chute soit trop lourde. « Tu vraiment pas te souvenir où tu apprendre pour te défendre ? Parce que tu as ça dans ton sang. » Et que sans se vanter il connaissait son propre niveau, alors pour qu'elle ait réussi à l'avoir par surprise c'était qu'elle n'avait pas simplement pris deux ou trois cours de judo quand elle avait huit ans, clairement. Lui tendant la main pour l'aider à se relever, il avait resserré sa ceinture et s'était arrêté d'un air pensif, reposant son regard sur Gaëtane pour demander « Ça pas te faire peur ? Repartir dehors. » Et par dehors il parlait de l'extérieur du nid, la vraie vie, ce qu'ils avaient presque oublié durant leurs semaines ici, au point de ne pas se rendre forcément compte de tout ce qui aurait pu changer dans leur vie en onze semaines d'absence. « Moi oui. » Il ne savait pas pourquoi il lui disait cela à elle, et même pourquoi il disait cela tout court d'ailleurs, il n'était pourtant pas le jour à confier ainsi ses états d'âme à n'importe qui. Mais c'était venu comme ça, et pourtant il mettrait sa main à couper que leurs vies à tous les deux n'avaient pas grand chose en commun dehors, trop peu pour que l'occasion de se rencontrer ailleurs que dans ce jeu n'ait pu un jour se produire, même avec une bonne dose de hasard.

Cela lui manquait parfois, la compétition. Cela lui manquait même souvent à vrai dire, s'il était honnête avec lui-même, mais cela faisait indéniablement partie de la longue liste de choses qu'il avait du laisser derrière lui, lorsqu'il avait du suivre le consul à Chicago. La plupart de ses collègues avaient une spécialité eux aussi, pour Andreja c'était surtout le jiu-jitsu, bien qu'il ait commencé par le taekwondo, pour Emil c'était plutôt le full-contact, pour Roman c'était plutôt le muay-thaï ... C'était suffisant pour ce qu'on leur demandait, c'était bien assez pour se défouler aussi, mais ce n'était pas comparable. Cela n'avait rien à voir avec le fait de savoir l'adversaire en face de soi sur un pied d'égalité total, ayant appris les mêmes choses, étudié les mêmes gestes, assimilé les mêmes tactiques. A bien des égards ce sentiment-là lui manquait, comme tout un tas d'autres. Pour Gaëtane en revanche cela semblait être un sentiment qui la laissait perplexe, comme si elle s'en étonnait, et à Andreja aussi cela aurait pu lui sembler déroutant si Sacha n'avait pas déjà, par le biais d'un buzz, dévoilé l'amnésie dont semblait souffrir la rouquine. Jusqu'à quel point il n'en savait rien, et il ne prendrait pas le risque de demander, mais il restait en tout cas surpris - pas désagréablement - devant la capacité de la jeune femme à se remémorer des gestes qu'elle ne se souvenait pas avoir appris. « Je ... ne m'en souviens pas ... » Vraiment de rien ? Cela le rendait presque désolé pour elle, désolé parce que les souvenirs c'était ce qu'il y avait de plus précieux. Les siens du moins, même les moins bons, c'était ce qu'il considérait être son bien le plus précieux. Les souvenirs de ses frères par exemple, parce que c'était pratiquement tout ce qui lui restait d'eux, maintenant. « Mais ... on m'a raconté ... » Il avait acquiescé, d'un léger signe de tête, avant de lui tendre la main pour l'aider à se remettre debout. Parfois il se demandait si la révélation du secret de Gaëtane lui donnerait une réponse sur toutes les questions qu'il se posait à propos d'elle, ou bien si même malgré cela elle lui ferait toujours l'effet d'être un mystère insoluble à elle seule. Cela ne voulait rien dire cette interrogation, est-ce que lui avait l'impression que les gens pourraient lire en lui à livre ouvert une fois qu'ils connaitraient le sien, de secret ? Probablement pas, non, alors il n'y avait pas de raison que ce soit le cas pour les autres. S'arrêtant un instant, pensif, il avait au lieu de se remettre en position de défense laissé retomber ses épaules et demandé d'un ton pensif si cela ne lui faisait pas peur à elle, de retrouver l'extérieur. Ça pouvait sembler un peu con comme question, il n'y avait pas de raison, à moins d'être déjà terrorisé par sa vie avant d'arriver ici, et au fond tout dépendait de ce qu'ils attendaient de cette émission. « Non, pas trop ... » Elle avait retrouvé son souffle, et avec lui le calme qui allait toujours de paire avec ses réponses. C'était même assez déconcertant parfois, le calme avec lequel elle répondait quand pourtant son attitude laissait présager qu'elle était sur le fil, en permanence. « Je n'ai pas beaucoup de choses dehors. Alors je sais ce qui m'attend ... » Son bar, ou auberge, ou il ne savait plus quoi, oui. Elle lui en avait déjà parlé, vaguement, mais sans doute un peu naïvement le serbe s'était pris à croire qu'il y avait autre chose, que sa vie à elle ne pouvait pas tourner uniquement autour de son boulot. C'était le cas pour lui mais il n'avait pas le choix, ce n'était pas par envie. « Et tu jamais eu envie de voir autre chose ? » Simple curiosité de sa part. Elle était encore jeune, peut-être plus intelligente que toute une brochette d'autres candidats réunis, et clairement si elle avait réussi à s'adapter à la vie en communauté ici, à supporter des caractères si différents du sien, il ne voyait pas ce qu'elle pourrait craindre de pire en décidant de voir du pays. « Pourquoi tu as peur ... ? » Il avait eu un moment de flottement, comme si la question avait eu du mal à parvenir jusqu'à son cerveau, et en réalité il avait presque oublié que s'il avait posé la question le premier il y avait de fortes chances pour qu'elle lui soit retournée. Après tout il avait lui-même confessé avoir peur, en effet. Même s'il ne savait pas vraiment de quoi. « Je sais pas. » Il ne savait pas pourquoi, parce qu'il ne savait même pas de quoi. C'était un sentiment difficile à expliquer, un pressentiment ou une impression, il ne savait pas trop comment appeler ça. « Je pas venu ici pour argent, ou juste pour jouer, j'ai autre objectif. Mais je voir ça dehors, quand on plus être ici, et si ça pas fonctionner ... je sais pas je vais faire quoi. » Il avait peut-être placé trop d'espoirs dans cette émission, parce qu'il la voyait comme une solution de dernier recours, et que s'il ne parvenait pas à ce qu'il souhaitait après cela la suite de sa vie deviendrait une espèce de trou noir pour lequel il n'avait pas de solution de rechange. « Et puis ... y'a des gens ici je pas penser me attacher, et maintenant ça être trop tard. » Trop tard pour s'en empêcher, trop tard pour qu'ils ne lui manquent pas une fois dehors, et ce alors même qu'il savait que revoir qui que ce soit serait difficile. Pas uniquement dépendant de sa volonté, c'était plus compliqué que cela. Et il en avait assez, d'être loin d'être personnes auxquelles il était attaché, c'était un sentiment qu'il connaissait déjà trop bien en rentrant ici et il ne pensait pas aggraver les choses en passant onze semaines dans le nid.