TAKE THAT DUCK
@grey

« C’est ici que ça coince, vous voyez ? » D’une main experte, Margie appuie sur une zone de son estomac située juste en-dessous de son énorme poitrine de matrone. Khadi tente un sourire forcé, qui ne cache pas son total désintérêt de la question. — Sans doute des douleurs intercostales, elle affirme sans toutefois trop s’avancer. Si l’idée de s’emparer d’une canne à pêche pour tenter d’attraper tous ces canards en plastique et d’obtenir en échange une peluche lui a d’abord effleuré l’esprit, la discussion interminable avec la tenancière du stand au sujet de flatulences et ventre gonflé lui a rapidement ôté toute envie d’investissement. Mais on ne fausse pas compagnie à Margie aussi facilement. « Ah vous croyez ? Comment vous dites ? » — Intercostales, elle répète patiemment. — Un nerf irrité, de l’air qui circule dans des zones trop étroites, et vous vous sentez ballonnée et… « J’ai cru que je faisais un arrêt cardiaque ! » — Voilà, ça peut aussi donner cette impression. Vous avez de l’arthrose ? « Comment vous savez ?! » Heu… Parce que vous avez clairement plus de cinquante piges, Margie, et que vous passez vos journées debout ou assise fixement sur cette chaise en plastique. — Faut pas vous inquiéter pour ces douleurs, Margie. C’est plus douloureux que grave. Margie fronce ses épais sourcils, pas totalement convaincue et absolument pas prête à renoncer à ces longs monologues plaintifs au sujet de sa santé qu’elle appelle précaire. « Plus vingt ans malheureusement… » « … sur le fil du rasoir maintenant… » Une présence fait son apparition aux côtés de Khadi, qui jette un œil de côté pour identifier le nouveau venu. Grey, merci, merci, merci. Elle lui adresse un sourire crispé pendant que Margie continue sa plainte interminable, et elle murmure entre ses dents : — Sauve-moi.

Premier jour dans le nid, et j'ai déjà l'impression d'en devenir exigeant. A croire que la prison me semblait déjà bien trop loin, alors qu'il y avait de cela moins de quarante-huit heures, j'étais encore derrière les barreaux. Quelque part, ici aussi je me retrouvais enfermé, alors la différence n'était pas si notable que ça, excepté que cette fois-ci, j'avais le droit à un logement de luxe et quelques privilèges supplémentaires que la plupart des gens n'avaient pas au quotidien. Une clope coincée entre mes lèvres, et mes lunettes de soleil vissées sur l'arrête de mon nez, je jouais à 2048 sur l'iPhone que l'on venait de me refiler, qui devait normalement me servir à prendre des photos. J'étais totalement le genre de gars qui pouvait passer des heures et des heures à s'acharner sur un jeu comme celui ci sans en comprendre les règles. Limite, ça commençait à me gonfler en fait, parce que genre, ça avait l'air tout con comme ça, mais c'était hyper complexe. 1024, vas-y j'y suis presque, pourtant ma grille est complète. Certains de mes potes avaient bien tenté de m'expliquer comment réussir sans difficulté, mais j'étais pas forcément le genre de gars à aimer suivre des tutoriels ou même des conseils, préférant me casse la tronche tout seul comme un grand, puis me relever par la suite. Sauf que voilà, encore perdu. « Sa mère. » grommelais derrière ma barbe en rangeant l'appareil dans ma poche, alors que je croisais la route de Khadi, occupée à parler à la petit vieille du stand de pêcher. Et qui semblait d'ailleurs avoir besoin d'aide ? Du moins c'est ce que j'avais cru comprendre, alors que le flot incessant de plaintes de la grand-mère couvrait celle de la candidate. « Hey vous deux. » tentais-je en tentant -en vain- de me souvenir du nom de la mémé. « Ouh qu'il est beau. C'est ton copain ma petite ? Vous feriez de beaux enfants, avec ton nez, ses yeux, rahlala, ça me fait penser à mon Roger tout ça. Il a presque fait la guerre, vous savez ! » Ok, je comprenais mieux où en venait Khadi, d'un coup. « C'est très intéressant oui, mais on est pas... » « Pas encore marié ? Moi, à votre âge, j'avais déjà un gosse et la bague au doigt, qu'est ce que t'attends ! » « Eh bien c'est que... » « Ah les hommes, ils ont toujours une excuse. » je tentais un regard désespéré à Khadi, pas franchement enclin à vouloir couper la parole à la petite vieille. Parce que bon, le respect des ainés, tout ça.

L’aide apportée par Grey est, dirons-nous, moyennement salvatrice. Sa présence a certes fait taire Margie sur le sujet redondant de sa santé, mais l’a lancée sur une litanie effroyable : Grey, ses yeux, son physique, son Robert, et les potentiels enfants de Grey et Khadi. Un mince sourire se dessine sur les lèvres de Khadija. L’envie lui vient soudain d’entrer dans le jeu de Margie et de lui faire croire qu’ils vont en effet bientôt se marier, normal, puisqu’ils veulent à tout prix l’être avant la naissance de leurs jumeaux. Dont un va s’appeler Robert, mais en voilà une coïncidence ! Seul problème : Margie doit sans doute suivre les primes depuis sa petite télévision. Or, si Khadi ment, la prod ne manquera pas de passer les images en grand écran, de rire de sa blague, et Margie passera pour une idiote. Se mettre mal avec une tenancière de pêche aux canards, c’est pas la meilleure idée du siècle. Chier. Voyant que Grey tente, envers et contre tout, la carte de la sincérité, Khadi coupe Margie en plein monologue. — Margie… MARGIE, ce n’est pas mon copain. Margie les observe tous deux d’un air  méfiant, comme s’ils essayaient de la rouler – peu convaincue que son instinct infaillible se soit trompé à leur sujet. « Eh bien vous devriez. Robert et moi étions faits l’un pour l’autre, et il ne nous a pas fallu vingt ans avant de le reconnaître, c’est quand même un monde que… » Repartie dans un long monologue, Margie ne semble même plus les voir. Khadi se tourne vers Grey, blasée, et remarque la clope qu’il tient au coin de sa bouche. — Ma reconnaissance éternelle pour une taffe, elle souffle en plissant les yeux. Margie l’a psychologiquement épuisée. C’est déjà pas facile de se faire des amis, mais quand un potentiel d’entre eux se pointe et se voit directement catégorisé comme « futur fiancé », ça devient clairement gênant. — Je crois qu’il n’y a qu’une seule façon de la faire taire, murmure-t-elle entre ses dents avant de s’emparer d’une canne à pêche. « Ah, je vois qu’on est joueuse ! » Bien tenté Khadi. Margie se lance désormais dans sa spécialité : la supervision de pêche aux canards. Pas question qu’elle soit seule devant les caméras à s’adonner à un jeu pour enfants en bas-âge, songe-t-elle avant de tendre à Grey une seconde canne à pêche. — Celui qui en pêche le moins fait un câlin à Margie, dit-elle dans un sourire malicieux avant de jeter la pince de sa canne dans le bac aux canards.

Autant vous dire que je ne l'avais pas vu venir celle ci. En même temps, je ne m'étais jusqu'ici jamais confronté à la terreur que pouvait être Margie, et je n'avais pas non plus grande expérience en la matière puisque mes grands parents étaient tous décédés bien trop tôt pour que j'ai eu le temps de réellement les connaitre, et donc de me familiariser avec ce genre de choses. Je restais néanmoins assez respectueux lorsqu'il s'agissait de converser avec mes ainés, bien que je ne savais en général pas quels sujets aborder avec eux. Cela dit, là tout de suite, il semblerait que je n'ai pas franchement besoin de dire le moindre mot, la petite vieille se contentant de faire la conversation plus ou moins toute seule, ce qui m'aurait très certainement amusé si le sujet n'était pas aussi étrange. Passer la bague au doigt à une fille que je ne connaissais que depuis quelques jours me semblait quelque peu étrange, mais je n'avais pas forcément la force de la contredire. Heureusement pour moi, Khadi semblait plus décidée à interrompre ce flot incessant de paroles, puisqu'elle réussit à lever assez fort la voix pour la couper court dans son élan. Et alors que ma clope quittait mes lèvres pour se glisser entre celles de la jeune femme, je n'avais pu m'empêcher de rire très légèrement face à cette situation, que je n'aurais tout bonnement jamais imaginé quelques minutes auparavant. « Pitié. » l'implorais-je lorsqu'elle souligna le fait qu'il n'y avait certainement qu'une manière de la faire taire à jamais. Ou presque, puisque l'autre était déjà repartie. Nous allions donc devoir pêcher des canards, avec un gage pour le perdant, bien bien. « Prépare-toi à perdre alors. D'autant plus que je suis certain qu'elle a une préférence pour tes beaux yeux. » plaisantais-je alors que je nous attrapais une canne à pêche chacun, et que je refourgais celle ci dans les mains de la jeune femme, récupérant au passage ma cigarette. Je m'avançais donc près du petit chemin d'eau où quelques canards trainaient grossièrement d'un point à un autre, tentant donc d'en chopper un comme je le pouvais.

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'PÊCHE AUX CANARDS' :

Par une intervention salvatrice du destin, l’attention de Margie est désormais toute entière tournée vers leur combat pour les canards. Elle commente les prises de l’un et de l’autre, interpelle l’une sur son manque de vigueur à lancer la canne, félicite Grey pour… hein ? Deux d’un coup ? Khadi tourne la tête vers le bac de Grey, rempli de canards, à s’en faire un torticolis. Il en a clairement plus qu’elle, c’est indéniable. — T’es une vraie teigne ma parole, elle lance entre ses dents, mais Margie l’entend et la menace de lui « laver la bouche au savon » pour ne plus avoir à entendre les ronchonnements d’une mauvaise perdante. Argh. Les pas de Khadi suivent à toute vitesse la piste dessinée par le bac rempli d’une eau turquoise dans lequel barbotent les canards, essayant d’en choper le plus possible là où Grey ne les a pas encore dépeuplés. Mais le bougre la rattrape bien vite, plus à son aise dans l’exercice qu’elle ne l’aurait parié, et ils entament soudain un coude à coude (ou plutôt un épaule à épaule) digne d’un combat de catch pour les derniers canards. Margie complimente Grey sur la musculature de ses bras, arrachant à Khadi un sourire goguenard. — Moi je crois qu’elle se damnerait pour chanter La vie en rose dans le creux de tes bras, alors sois sympa… Elle profite du regard lubrique de Margie sur les muscles de Grey pour le pousser de côté et s’emparer d’un canard à portée. — Fais-lui ce cadeau de Noël… Elle absorbe un rire tandis que Grey se fait officiellement draguer par mémé Margie, et qu'elle sent bien que la situation ne le met pas tout à fait à l'aise. Clairement, devant une cougar, ne jamais, jamais penser à sa grand-mère, ou vous êtes définitivement foutu. Khadi trouve en revanche les avances de Margie tout à fait méritées, Grey est beau garçon, et plus Margie le déconcentre, plus Khadi blinde son bac de canards...

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'PÊCHE AUX CANARDS' :

Les paries étaient donc lancés, et vous aviez tous intérêt de miser sur moi, ou je risquais de le prendre très mal. Je n'étais assurément pas un expert en la matière cela dit, mais pour me rassurer, je me murmurais silencieusement qu'elle ne devait pas l'être non plus. Après tout, elle n'avait pas l'air du genre de fille que l'on croise dans un parc d'attraction. D'ailleurs, je ne savais pas trop ce que je m'imaginais exactement, genre, quels types de personnes pouvaient arpenter des lieux du genre. Probablement des gamins, du moins pour la plupart. Ou de jeunes adolescents cherchant à donner leur premier baiser à leur copine en mode "t'as vu, j'suis monté sur le grand huit, ça veut dire que j'suis trop un dur à cuire, regarde mes biceps". Bref. Personnellement, je détestais les attractions à sensations fortes, et pourtant, ma virilité ne semblait jusqu'ici pas avoir disparu. Ce qui risquait cependant d'être légèrement plus problématique était de perdre à un jeu comme la pêche aux canards, j'crois bien que ma dignité en prendrait un sacré coup. Alors du coup, je tentais tant bien que mal de pêcher ce que je pouvais, et hop, j'en chopais tout de même quelques uns. La jeune femme profita du fait que Margie essayait presque de me bloquer la route pour rattraper son retard. « J'crois bien que c'est l'égalité. » lui dis-je en jetant un oeil à nos deux bacs, alors que trois pauvres petits canards naviguaient encore sur le chemin d'eau, prêts à être cueillis. Autant vous dire qu'une égalité n'était même pas concevable, et qu'il m'en fallait au moins deux pour l'écraser -tout bonnement. Et j'avais ma technique. « Margie, babe, regarde j'crois que Khadi a triché pendant que tu me soutenais. » Et évidemment, la mamie ne tarda pas à sermonner la jeune femme, en tentant de prouver par a+b une triche qui n'était que tout bonnement inexistante. Mais bon, moi, je pouvais en profiter pour gagner de l'avance, et je n'allais assurément pas me faire prier.

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'PÊCHE AUX CANARDS' :

Pitié, pas ça. Pas l’égalité. Son ego en s’en remettra pas, mais, déjà, une petite voix au fond d’elle lui murmure « c’est moins pire que de perdre ». Argh. Elle se déchaine comme rarement, envoyant sa canne tel le pécheur de Léviator dans Pokémon, manquant de peu d’écraser le métal de la perche sur le crâne plastifié et jaune luisant des derniers canards. Elle est sur le point d’en choper d’autres encore, quand, se sentant sans doute en grand danger, Grey sort la technique de fourbe par excellence : jouer de son charme. Khadija ouvre la bouche dans le vide, outrée. — Babe ?! Tu l’as appelée Babe ?? Mais déjà, « Babe » se précipite sur elle pour la sermonner pour une chose qu’elle n’a jamais faite. Lui prêtant une oreille obligatoire, Khadi fixe Grey, un air de pitié totalement hilare sur le visage. — T’es prêt à tout. Triche et prostitution. Elle joue la fille accablée, tandis que c’est elle qui se fait défoncer par Margie. Le professionnel de la fourberie en profite pour choper les deux derniers. Il n’en reste qu’un, qu’elle chope au ralenti sous le regard intransigeant de Margie. « Voilà, là, vous le faites correctement », qu’elle grince entre ses fausses dents. Le dernier canard dans son bac plastifié, Khadi s’éponge le front d’un revers de poignet, et se tourne vers Grey. — A charge de revanche. Puis, son côté mauvaise perdante reprenant le dessus, elle lui pique la clope qu’il tient entre ses lèvres pour la glisser entre les siennes. — Et puis c’est vraiment pas galant de laisser perdre une fille, elle boude en tirant une taffe. Margie leur présente les lots auxquels le vainqueur a droit, et Khadi les lui désigne d’un mouvement de tête. — Choisis ton cadeau, champion.