A la fin du prime, la pression est retombée au grand soulagement de certains. Les nominations de ce soir se sont soldées par un abandon, puis un repêchage in extremis.  Tandis que les rescapés se délectent de leur sauvetage, Lino a quitté précipitamment le plateau pour prendre l’air, suivi de Jade qu’il a entraînée avec lui pour qu’ils discutent loin de la foule et de l’effervescence, en privée. La nuit est calme, minuit passée déjà. Les mains fourrées dans les poches dans son menton, il observe le jardin luxuriant d’un regard hagard. Tout au long du chemin menant à ce lieu, ils n’ont rien dit, l’un ne sachant par où commencer, l’autre perdu dans ses pensées. L’un comme l’autre préférant demeurer dans le silence le plus complet, en pleine réflexion. Ils s’arrêtent près d’un banc, puis s’y assoit. Ils se regardent longuement avant que Lino ne brise ce silence qui est trop pesant à son goût. Il observe le visage de la rousse avec intensité. Il ne parvient pas à lire ses émotions. Ce soir, il a remarqué cette façon incessante qu’elle a de se ronger la peau quand elle est anxieuse. C’est qu’elle est en train de faire sous les yeux tendres de l’italien. Il lui prend la main pour l’empêcher de continuer, la caressant un peu. Elle a l’air de s’habituer à sa mauvaise manie de toucher sa peau, bien qu’elle ait toujours ce petit geste de recul comme un animal blessé. Il la couve du regard et lui dit : « Jade.  J’ai une question pour toi. » Il fait une légère pause et esquisse un sourire nerveux. Il ne s’est par où démarrer. Elle a vu les images où il confiait à Khadija son attrait pour elle. Dans leur conversation, son nom a été mentionné. Au début, il n’a pas compris à quoi la française faisait allusion. Ou peut-être faisait-il sembler de l’ignorer. Il n’en sait rien. Avec la rouquine, ce n’est pas comme ça entre eux. Du moins, de son perspective. Il aimerait le sien pour en avoir le cœur net, car pour l’instant, il est en plein confusion. Il souhaiterait éclaircir tout cela en douceur. « Est-ce que je te plais ? », lui demande-t-il, sourire en coin. Cette question le taraude depuis quelques temps. Il ne savait pas comment aborder avec elle. Après tout, ce ne sont que des sous-entendues proférés par un des animateurs. Lui-même ne sait plus ce qu’il faut croire ou non. Il préfère l’entendre de la bouche de la demoiselle. Que la réponse soit négative ou non. Il ne se sentirait pas soulagé pour autant. Si elle a développé des sentiments à son égard, il veut en être sûr. Il ne veut pas que les rumeurs ne corrompent sa raison. « Réponds-moi sincèrement. » Il est prêt à entendre tout ce qu’elle lui dira. Il réagira le mieux possible en conséquence. Pour l’instant, c’est l’heure des confidences.

Lino me demande de le suivre, mon alarme interne se déclenche automatiquement. Silencieuse comme jamais, je marche dans ses pas, les lèvres comme scellées. Je me dérobe à son contact, je tolère les interventions de Scarlett dans ce domaine, mais pas encore celles de Lino, qu'il ne m'en veuille pas. J'ai suffisamment l'impression qu'on entrave ma liberté, je n'ai pas envie qu'il s'y mette lui aussi. Mes mains continuent leur ballet nerveux entre elles lorsque j'appréhende sa fameuse question sans réellement trouver cela légitime. Est-ce qu'il me plait ? Il me faut moins d'une seconde pour faire un parallèle avec la déclaration de Lino à Khadija, je cherche encore ma place dans cela ... Je me rappelle les paroles de la brune à son égard. Mes sourcils se froncent une nouvelle fois. Ne voit t-il pas que je suis une éternelle funambule en équilibre précaire et que sa question m'oblige à me pencher vers le bas pour regarder ce qui m'attend. « Tu ne comprends pas » je contente de lâcher de mon doux soprano. Je me sens acculée tel un animal sauvage dont on force le domptage sans passer par l'étape de l'apprivoisement. Je me braque, ça me bloque. « J'en sais rien » je me contente de dire. Comme je l'ai dit à Naveen, je me suis jamais attachée, personne ne m'a jamais plu. Non pas parce que je suis exigeante, mais parce que j'estime que personne ne sera en mesure de soulever encore quelque chose en moi, il n'y a que de la cendre et des ruines, rien d'autre. « Je ne pense pas » je me contente de lâcher du bout des lèvres, simplement parce que je me suis jamais réellement posée la question. Et je n'ai toujours pas envie que l'on me force à choisir, à prendre position, encore moins lorsque j'en suis incapable. « Je n'ai pas envie d'être mêlée à tout cela ... Khadija ou même Scarlett » je lui explique, parce qu'une fois, indirectement, ce sont elles qui ont choisi pour moi, je n'ai pas eu besoin de me prononcer sur la question. Le peu que j'ai vu a suffis à me dire que non, je ne pense pas qu'il puisse me plaire, ou en tout cas, je me l'interdis. Il ne voit pas déjà la tension palpable ou il est complètement aveugle ? Ne voit-il pas que je suis au bord de l'implosion ? J'aimerai juste que l'on me laisse tranquille avec ses histoires. J'ai autre chose à gérer. « Je ne suis pas faite pour les seconds rôles » je lui réponds simplement en haussant les épaules. Je ne serai jamais un second choix, ou même un choix par défaut, tout court. Je ne suis pas taillée pour ça. « Alors il vaut mieux définitivement que tu ne plaises pas » je conclus simplement en essayant de lui paraître détachée en haussant les épaules. Je lui en veux parce que sa question vient de nécessairement faire naître un trouble entre nous alors que l'on n'en avait pas besoin. Mes prunelles glacées et contrariées s'en vont se poser sur lui pendant une seconde, bon, quelle est la suite ? Que compte t-il m'imposer encore ?

Il se rend bien compte qu’il lui demande beaucoup. Il souhaite tirer cette histoire au clair pour qu’il n’y ait aucun malentendu entre eux, à l’avenir. Il s’en veut, c’est vrai de ne pas avoir exposé aux principales intéressées sa vérité, sa vision des choses et son attirance plutôt. Pour lui, cela ne va pas nécessairement de soi car s’il y a bien un truc qu’il faut savoir à propos Lino, c’est qu’il ne tombe pas facilement amoureux. Etre attiré par une personne et être amoureux d’elle, ce sont deux choses différentes pour lui. L’attraction ne débouche pas de façon automatique sur de l’amour. L’amour est propre à chacun. Il est loin d’être naïf. On pourrait lui reprocher d’être insouciant ou insensible, mais naïf. Jamais. Il sait bien que rien n’est acquis. Ce n’est pas en exprimant ce qu’il ressent qu’il va gagner le cœur de Khadija. L’italien est très terre-à-terre et ne se permettrait pas de la séduire impunément. Elle n’est pas une fille facile. Jade non plus. C’est en connaissance de cause qu’il a préféré en discuter face à face pour que la vérité éclate en grand jour et qu’ils en finissent avec les quiproquos, en ayant conscience que cela ne va pas être facile pour la rousse. L’honnêteté, c’est quelque chose qu’il chérit plus que tout. Il ne supporte pas les non-dits, créant toujours un malaise là il ne faut pas. Dans leur cas, c’est exactement ce qui est en train de dérouler. Il ressent son malaise et l’encourage à poursuivre malgré leur mutuel embarras. Le nœud au ventre, il est suspendu à ses lèvres, prenant le temps de comprendre ce qu’elle lui dit. Elle lui révèle qu’elle ignore ce qu’elle ressent pour lui. Il acquiesce en silence, l’invitant à poursuivre. Elle n’est pas faite pour les seconds rôles. Il rit jaune. « Ce n’est fait pour personne. » Non, personne n’aime être celui qui tient la chandelle. Être celui à qui on ne plaît pas. Etre rejeté, tout court. C’est plein d’amertume et de rancœur dont on n’en sort pas toujours indemne, puis un beau matin, on finit par tourner la page. Il a connu cette situation et en a conclu que c’est de la torture. Il lui veut éviter cela. Il a eu plus ou moins la question à sa réponse : il ne lui plaît pas. Il se remémore comment ils sont venus à là. Il a juste une envie : d’éclater de rire. Il s’exécute, ne prenant pas la peine de la prévenir. Il ne rit pas d’elle, mais des circonstances dans lesquelles ils retrouvent embourbés. « Désolé. Ce n’est pas de toi que je me moque. Cette situation est tellement absurde. » La pression est retombée pour sa part, donc le rire est à même exprimer ce relâchement soudain et de le libérer des émotions négatives. Il souhaitait également égayer l’atmosphère. Il reprend un visage sérieux, cette fois. Il attrape la main, caresse le dos de celle-ci à l’aide de son pouce. Il soupire : « Tu sais. Je ne t’aurai jamais mêlé à tout ça, si Khadija ne t’avait pas évoquée dans la conversation. » Il ne se serait douté de rien jusqu’au bout, le gars. Il était à mille lieux d’imaginer qu’elle ressentirait quelque chose pour lui. La jeune femme s’est expliquée. Tout semble clair, en théorie. « Cela a eu le mérite d’être clair, au moins. Moi qui rêvais d’avoir un harem … », qu’il rajoute, un air brin moqueur, une once d’ironie dans la voix. Bien sûre ce n’est pas à prendre au premier degré. La plaisanterie peut sembler de mauvais goût. En tout cas, Lino veut ça redevienne comme avant entre eux et rien d’autres, pour l’instant. Elle tient une place importante dans son cœur. Elle ne croirait peut-être, mais cela est la stricte vérité. Il ne sait pas si c’est le bon moment de le lui dire. « J’ai l’impression que tout ici prend des proportions inattendues et démesurées. », en conclut-il, exaspéré par tout ça.

Sa question pourrait presque me déstabiliser mais j'imagine qu'elle devait découler du prime. J'aurai aimé qu'il me connaisse assez pour savoir que ce n'est pas ce genre de question, qui m'oblige à replonger dans mes abysses. J'espère un jour qu'on atteindra ce stade. Pour l'instant sa question ne risque pas d'avoir de réponse claire. Je tente de poser des mots sur mes pensées bruyantes et désordonnées, mais ce n'est pas simple, c'est brouillon, ce n'est qu'une esquisse. Je ne sais pas tout simplement parce que je n'ai pas de point de référence, je ne peux pas comparer, sauf avec ce que j'ai pu lire, et encore. Je ne pense que pas que je ressens pour Lino quelque chose de plus que pour les autres. J'en sais rien. Je ne pense pas. C'est un constat aussi triste que désolant parce qu'il résume ma vie entière. Je ne sais rien. Je me contente de me laisser flotter depuis quelques temps, vivant les déceptions et les joies sans les anticiper, sans arriver à les nommer. Lino éclate d'un coup, j'en sursaute presque. Je l'écoute avec une certaine attention. « C'est toi qui l'a crée, cette situation » je lui rappelle simplement, détachée, presque désabusée face à son fou rire. Je le laisse se justifier, mais cela glisse, sans trouver d'accroche. Je reste simplement silencieuse, attentive, les prunelles paumées sans trouver de point fixer pour se poser. L'esprit à la dérive, ses paroles n'ont plus de point d'ancrage de mon côté. Je me contente de lui sourire. Je soustraie ma main à la sienne parce qu'il abuse pour le coup. Je ne suis pas le genre de poupée qui supporte la pression et lorsqu'il en a envie, peut revenir à la légèreté en une seconde, en un claquement de doigt. Je ne suis pas un pantin obligé de subir ses humeurs et ses élans d'affection qu'il m'impose juste après un tel interrogatoire. Mon retrait n'est pas brutal pour autant, je me contente de rester à ses côtés, tranquille, les jambes croisées, la tête penchée en arrière, les paupières fermées, comme profitant des rayons de la lune. « On croirait entendre Grey ... » je me contente de répondre en haussant les épaules, parce que nous avons eu le même genre de discussion il y a une semaine, très tôt le matin. Je me souviens, je m'étais inquiétée de son absence dans notre lit. J'esquisse un simplement sourire avant de pivoter mon minois dans sa direction, mes prunelles acier se vrillent en toute simplicité aux siennes. « Cela t’effraie ?» je lui demande d'une voix distraite. En tout cas moi non, je retrouve une certaine intensité qui avait disparu de ma vie depuis quelques années, lorsque j'étais le genre de fille à courir sans avoir peur de s'écraser contre un mur. « Accepte cette vitesse, cette ampleur, Lino, et profite-en » je me contente de lui dire que ma fine voix, en apesanteur.