CLEMENT

Je dors pas. Remarque, personne ne dort, ou presque, malgré l'heure avancée. Déjà parce que la moitié des candidats sont insomniaques - à croire qu'on nous a recruter là-dessus - et aussi parce qu'il n'y a pas une seule horloge, pas même sur le four, dans ce château aux allures de prison dorée. Bienvenue dans le royaume d'Alice, si tu sais jamais quelle heure il est, tu sauras pas non plus quand dormir, ni combien de temps. J'ai une horloge interne, mon corps m'indique qu'il sera bientôt minuit, à plus ou moins une heure. A l'intérieur ça hurle, ça rit, ça se dispute fort, Cupidon passe de la musique douteuse censé se faire trémousser les filles qui rivalisent en absence de tissus sur la peau. J'ai mal aux yeux, j'ai mal aux oreilles, j'ai besoin de calme. Alors je trouve refuge sur la terrasse. Parfois c'est le balcon, parfois la chapelle au fond du parc, mais souvent la terrasse. Elle est comme moi, seule et isolée. Isolée des autres à cause de la fraicheur du climat. Flippante un peu, aussi, à cause des statues que l'on distingue depuis mon emplacement stratégique. Belles mais abimées par le temps. "lugubres" j'ai entendu une candidate les qualifier ainsi. Je ne sais plus laquelle, on s'en fout, elles se mélangent toutes dans ma tête. La clope au bec, je savoure l'un de mes vices, les jambes étendues sur le rebord de la balustrade, le cul posé sur le fer forgé glacial d'une chaise antique. Ne manque plus qu'une bière. J'ai oublié d'en prendre une. Tant pis. Je reste à mon immobilisme, me confondant avec les oeuvres de marbre qui ornent le jardin. J'suis comme elle. Belles, mais lugubres.

On avait attaché Franckie à une chaise à l'aide d'une corde solide, installé des bougies tout autour au cas où il tenterait de s'échapper en se faisant tomber, et les filles se déshabillaient à l'unisson devant son regard terrifié et excité à la fois. C'était drôle, et puis, le spectacle n'était pas dégueulasse, Fake Lover ayant pris le bon soin de peupler son nid de physiques correspondant à la perfection aux codes de beauté des années deux-mille. Évidemment, on subissait le cercle très fermé et peu utile des féministes ratées, maugréant dans leur coin en faisant fouetter leur langue contre les corps qui se dénudaient dans des déhanchés immoraux, mais l'équipe masculine restait unanime. Enfin, presque. Depuis l'entrée dans le nid, Syssoï s'acharnait à faire cavalier seul. Que cherchait-il? La femme de sa vie? Pas ici. Quelques personnes avec qui partager une réflexion profonde sur le véritable sens de l'existence? Pas ici. Quelqu'un qui fasse l'effort de le comprendre? Pas ici. Nous étions plongés jusqu'au fion dans l'instantanéité, dans l'immédiateté gonflée, palpitante, dans l'acte et non dans la pensée, dans le mouvement plutôt que dans la réflexion. Le Penseur de Rodin avait été rangé dans un autre monde, pour laisser place au dynamisme cubiste. Syssoï, dans son immobilité constante, représentait le tableau malvenu, mais, d'un côté, il se démarquait – et peut-être était-ce son seul but, car sinon, qu'aurait-il fait dans un tel endroit, dans une telle émission qui ne lui ressemblait tellement pas?

Clément s'empara de trois bières dans le frigo, dont une qu'il distribua à Cæsar, et se dirigea vers la terrasse. Il avait déjà entendu des filles se plaindre de Syssoï. Et pourtant, au-delà de cette première couche d'insatisfaction, sa beauté ténébreuse continuait de fasciner la gent féminine. Et c'était ce pour quoi il était là. La bière, à l'intérieur de la main de Clément, se balança sous les yeux de Syssoï, tandis que Clément décapsulait la sienne d'un coup de dent professionnel. Il lui jeta un coup d'œil ; Syssoï faisait la gueule. Du moins, son visage faisait la gueule. « Tu t'attendais à quoi? Au cercle des poètes disparus? » À l'intérieur, une fille hurla de rire, tandis que la musique passait sur La Fiesta, de Patrick Sébastien. Bon.

Je l’entends avant de le voir. Forcément, il est précédé par le bruit de la clameur populaire, ces abrutis qui s’excitent pour un rien. Un peu de chair dévêtue, à nue, et c’est l’euphorie collective. Un troupeau de hyènes se délectant du désarroi du plus faible. Aujourd’hui c’est Frankie. C’est une cible facile, trop facile. Bientôt ils viseront plus haut, bientôt ils me viseront moi. J’aurais pu intervenir, libérer Franckie de ce simulacre d’orgie gréco-romaine, mais c’est pas dans mon intérêt. Je ne suis pas Hercule ou autre héros envoyé des dieux, et puis j’évite d’attirer l’attention sur moi. Plus ils mettent de temps à s’intéresser à moi, mieux je me porte. Je sais que je ne vais pas pouvoir tenir cette position très longtemps, bientôt ils vont venir me trouver, ne serait-ce que pour mon secret et l’argent qui va avec. C’est le jeu. Seulement je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi rapide. On est que le deuxième soir. Il a ouvert la porte, laissant la clameur du cirque vriller mes tympans. Il s’approche. Il est derrière moi. J’hésite à me lever pour partir à la recherche d’un nouveau lieu esseulé, mais il est armé. Il balance l’unique argument qui peut me faire rester, cette bouteille de bière ondulant sous mon nez. Bien joué heu... Putain, c’est quoi son nom à lui ? « Tu t'attendais à quoi? Au cercle des poètes disparus? » Un français, oui... Avec un prénom pure souche... Merde, je l’ai sur le bout de la langue, j’ai entendue une fille s’égosiller, hurlant son prénom dans un râle de plaisir, son corps parcouru de spasmes, juste pour qu’il lui passe le sel... Clément ! Comme le pape du même nom. « Chacun est libre de choisir d’aborder l’aventure comme il l’entend. Il me semblait avoir entendu parler de l’évolution des espèces... Darwin devait être un de ces poètes trop vite disparus. » J’ouvre la bouteille, et laisse glisser l’alcool en direction de mes organes vitaux.

Certains vous diront, assez stupidement, qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Inutile de sortir un proverbe français pour saisir l'essentiel: qui se bat pour répondre à chaque question du jury de Fake Lover se bat pour entrer dans Fake Lover. Fake Lover, dont le but est la survie par l'amour, la trahison, le mensonge, bref, la personnalité qui correspondra le plus aux goûts du public deviendra riche, autrement dit: ne pas être trop perso, ne pas être trop blasé, ne pas être trop drôle, ne pas être trop différent, ou c'est l'arène et les lions, le pouce retourné. Depuis l'intérieur, Franckie rit. Évidemment, qu'il rit. Il est le clou du spectacle, l'attraction principale, le petit protégé. C'est lui va gagner. Et le plus merveilleux: il ne le sait pas encore. En revanche, ceux qui vont perdre devraient s'en douter. Il posa son regard sur le fond du jardin, noir et apaisant, froid, silencieux. « D'abord, tu te taperas la seule prétentieuse frigide du château. Ensuite, tu feras une indigestion parce que les chips du matin au soir, c'est pas ton régime préféré. Enfin, tu te feras sortir par le public parce que personne ne se souviendra de ton nom. » Il porta le goulot à ses lèvres et avala une longue gorgée. « Ça, c'est l'évolution de l'espèce que tu vas te taper dans cette émission, si tu te décides pas plus ou moins rapidement à te sortir les index du fion et à assouplir le cadenas qui te sert de mâchoire. » Tout ça d'un trait, oui monsieur. Mais lentement, hein. Éviter de poser le regard sur Syssoï Le Furieux. Sentir peser sur soi le poids du regard d'autrui, rien de plus désagréable. Et puis, le jardin plongé dans la pénombre est bien plus beau ; le blanc des statues semble scintiller faiblement. Syssoï n'a pas la gueule du mec qui manque d'argent. Syssoï n'a pas la gueule du mec qui veut se faire des potes, pas la gueule du mec qui veut générer de l'audience. Le secret de Syssoï, c'est donc son unique raison d'être planté là, le cul au milieu du seul endroit au monde où il ne veut pas l'être.

« L’orgueil précède la ruine, l’arrogance est le signe avant-coureur de la chute. » Et ce type pue l’arrogance à trois kilomètres de distance, le genre de mec qui prétend tout savoir, tout connaître, et nager en eau trouble avec l’aisance d’une fashionista un premier jour de solde. Il ne m’impressionne pas. Ninjinski, m’impressionne, Prokofiev m’impressionne, même le mec qui s’occupe du traveling de la caméra derrière le miroir de la salle de bain en se coltinant les réflexions insipides d’une brochette de gueuse au QI aussi évolué que le coloriage d’un enfant de trois ans, m’impressionne. Mais Clément avec ces airs de «j’ai tout vu, tout vécu, j’suis rôdé, mec», bof, il m’impressionne pas. Il croit connaître tout le monde, y compris moi. Il veut mon secret, je le sais, mais tout comme le reste, il ne l’aura pas. Personne ne l’aura. Parce que leur but n’est pas vraiment de le trouver, ils sont là, en quête d’une gloire facile et éphémère, ils s’estiment tous les hérités de Loana et autre Steevie, mais en mieux, parce que eux, selon leurs propres estimations personnelles, ne tomberont pas dans la déchéance et l’oubli comme leurs ancêtres télévisuels. Parce qu’ils sont plus intelligents, ça va de soi. Ils savent exactement ce que le public attend, et le clame haut et fort comme Clément. J’estime que le public a évolué à la différence des candidats, et qu’il a le droit à autre chose qu’une brochette de connards prêt à tout pour 5 minutes de renommée. Peut être que je suis naïf, et alors ? Tant pis, je serais mieux à l’extérieur dans ce cas. Je porte la cigarette à mes lèvres, puis la boisson, alternant feu et glace, vice et vice. Je ne suis pas furieux, non, je suis calme, à la limite de l’amusement. J’ébauche même un sourire. « Clément le prédicateur, Nostradamus des années 2.0. Avec un tel avantage, je ne doute pas que tu seras le premier à buzzer. Les astres t’ont-ils déjà révélé mon secret ? Non... Sinon tu ne serais pas là. Je suis donc ta première cible. Je pourrais en être flatté si j’en avais quelque chose à faire. » Ma voix porte au loin dans la nuit silencieuse. Je me doute que les caméras se désintéressent de nous, elles doivent être braquées sur le Franckie martyrisé. Clément perd des points de popularité en restant avec moi. Lui qui sait tout, ignore-t-il cela ?

« L’orgueil précède la ruine, l’arrogance est le signe avant-coureur de la chute.»
Les sourcils, pour la toute première fois, légèrement froncés, Clément se tourna vers Syssoï, et posa ses yeux sur lui. Du chambrage nait l'étonnement, le véritable étonnement sacré des rencontres ancestrales qu'on pense évoluées, mais qui sont toujours les mêmes depuis la nuit des temps. Les phrases qu'on se lance au visage ont simplement remplacé les baffes qu'on se donnait dans la pré-histoire. Et pour quelqu'un qui parle d'évolution, Syssoï est la personne la moins évoluée du château. Comme un homo-sapiens, il frappe, il attaque pour préserver son territoire, son intégrité, le peu d'intimité qui lui reste sous les caméras inquisitrices. Syssoï se défend de rien, et, pour la première fois qu'il le regarde vraiment, Clément voit dans ce regard mauvais un portrait déjà entièrement dressé de sa personne, qui ne lui ressemble pas. L'ironie et le sérieux disparaissent alors, et laissent place à un silence médusé. Il soupira très légèrement. « Tu te penses trop différent de ceux que tu appelles les abrutis, terme dans lequel tu ranges toutes les personnes dans lesquelles tu ne te reconnais pas. » Son regard n'arrive pas à se détacher des deux opales qui font semblant de se détourner de tout, de tout sauf d'elles-mêmes. Il sourit en coin. « Marrant, la façon dont tu me vois. C'est comme ça que je te vois aussi. » D'un long trait, il termine sa bière, tandis que l'ambiance semble s'être calmée à l'intérieur. Son visage blond, poupon, de grand garçon trop vite grandit fixe sa bouteille ; une lueur déçue au fond de ses yeux bleus. « Sauf que moi, je ne me fie jamais à ce que je vois. » Il se leva et désigna la bière vide de Syssoï d'une signe de tête. « Passe ta bouteille, je rentre. » Oui, parce que chez Fake Lover, on trie les déchets. Et ils n'ont pas manqué de le mentionner lors du prime, parce que le développement durable, c'est so 2012.
Le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret. Nos secrets sont ce que nous cachons, et ce qui se voit le plus sur notre front. Le secret est toujours le plus facile à trouver.

J’ai touché Clément. Je n’avais pas cette prétention. Ça me dérange, ça me rend trop proche de lui, comme si j’avais un pouvoir quelconque sur un tiers. Je suis parvenu, avec mes mots, à bouger quelque chose en lui. Quelque chose d’infime, peut être, mais suffisant pour le pousser à en dévoiler plus qu’il ne le voudrait. Je n’ai fait qu’émettre un sarcasme, certes je me suis permis d’élaborer tout un jugement dans l’enclave protectrice de mon cerveau, mais à voix haute ma répartie n’avait rien de profonde, pas autant qu’il le prétend. «Abrutis.» Je n’ai pas employé ce mot qu’il me jette au visage comme si j’en étais le créateur, la raison de sa présence dans le dictionnaire. Je l’ai pensé oui, mais jamais employé à voix haute. Je parle très peu, alors faire l’inventaire des mots utilisés n’est pas vraiment compliqué. Il est peut être plus doué pour lire les gens que je ne le pensais. Le timbre de ma voix si posé et neutre m’aurait-il trahi ? Ce n’est pas mon langage corporel, puisque je n’ai pas bougé d’un cil. «Tu as tort de ne pas te fier à ce que tu vois... Enfin pas avec moi, en tout cas. Pour les autres, tu as certainement raison, l’optimisme me pousse a espérer qu’ils ne sont que des acteurs prisonniers d’un mauvais scripte.» Je renverse la tête en arrière, avide de savourer les dernières gouttes d’un breuvage anesthésiant. Ne tolérant aucune perte, ma langue en récupére les derniers reliquats sur ma lèvres supérieures. «Mais moi, je ne suis pas là pour vendre une image factice, ni donner vie à un personnage que j’aurais inventé de toute pièce. Je suis ce que tu vois, et je ne me cherche aucune excuse. Mais je ne pense pas mériter la peine capitale sous prétexte que je ne goûte pas vos jeux sexo-centrés.» Je secoue la bouteille vide et la lui tend. «Tu évoques la tolérance, mais peux-tu me dire où est la leur ?» Je jette un regard à travers la paroi vitrée et le spectacle consternant qu’elle offre d’un Franckie toujours ligoté à une chaise pendant que des pseudo nymphes poursuivent leur danse titubante. «Il n’est pas comme vous, alors votre premier réflexe est de le forcer à le devenir, par la force s’il le faut. Vous pensez oeuvrer pour son bien, «décoinçons le puceau» vous vous dites, mais vous oeuvrez pour vous, pour votre bien être, parce que sa pureté vous renvoie à votre impureté, et ça vous rassure de salir tout ce qui ne l’est pas encore. Ça vous conforte dans le sentiment qu’il s’agit là de la nature humaine, que finalement, on a pas le choix. Aucune différence ne sera tolérée, aucune diversité comportementale, on doit rentrer dans votre moule sinon on est jugé inapte au troupeau. Et le troupeau c’est juste le moyen de se persuader qu’on est pas seul, qu’on ne le sera jamais. S’entourer pour créer l’illusion, se berner soi-même... Je ne crains pas la solitude, elle est ce qu’il y a de plus inéluctable, hormis la mort. Alors je ne viendrais pas grossir les rangs du troupeau, je ne me plierais pas au sacrifice rituel de ma personnalité sur l’autel du grand prêtre impudeur. J’espère que tu seras suffisamment tolérant pour ne pas m’imposer le niqab sous prétexte que la vue de mon visage les renvoie à leur angoisses profondes.» Je l’observe, le silence reprenant ses droits autour de moi. Je viens de flinguer l’ambiance et mes chances de survie dans ce jeu. Personne n’aime les moralisateurs, encore moins lorsqu’ils utilisent des mots qui figurent dans des pages inexplorées du Gros Robert. Je viens de faire perdre 3% de part d’audimat, enfin, j’imagine. Pourtant je viens de faire le monologue le plus long de mon existence. Je crois bien que je n’avais pas parlé autant depuis «tu peux me passer la bouteille d’eau, s’il te plait ?» de ce midi.