La langue coincée entre ses dents, Deirdre affichait son air le plus concentré. Tout à fait à son ouvrage, elle n'accordait aucune importance au monde qui ne cessait jamais de tourner rond autour d'elle sans jamais rien lui faire. Elle jouait habilement de ses doigts, vidant la boîte de sucres afin de construire moult édifices plus vertigineux les uns que les autres. Elle eut quinze ans que nul n'aurait mieux faire la différence. Elle prenait d'ailleurs très au sérieux l'idée de compléter parfaitement la tour de son château fort. Il ne lui en manquait plus qu'un et... « Voilà. » Elle ne sembla pas particulièrement enthousiasmée alors que, en vérité, l'excitation bouillonnait au creux de ses entrailles. Personne n'aurait compris. Mais elle ne le faisait pas moins. De toutes façons, tous étaient trop occupés à se côtoyer les uns les autres pour se concentrer sur cette vulgaire poupée qui jouait d'insouciance. Elle n'avait plus huit ans et, d'ailleurs, elle ne faisait pas l'enfant. Quand on y regardait de plus près, on discernait le souci du détail, la précision puis, finalement, on n'aurait pu y reconnaitre les caractéristiques propres au château de Blarney. Sous ses doigts de photographe aguerrie, on y retrouvait les détails sans forcément chercher à les percevoir. Quoi qu'il en fût, Deirdre était complètement absorbée par son œuvre, sans même considérer (comme à son habitude) l'étrangeté de ses activités. « Il ne faut pas que je me trompe de circonférence, où la perspective va être... » Voilà ce qu'elle marmonnait pour elle seule, s'invectivant à plus de régularité ou, au contraire, un plus grand relâchement du poignet. Elle y mettait vraiment de son application ; ce n'en était qu'un peu plus paradoxal et incongru.

Revenant du balcon, je descendis les marches presque quatre à quatre dans le seul but d'arriver le plus vite possible dans la cuisine: j'avais faim. Arrivée au rez-de-chaussé (j'adorais qu'il y ait un étage, soit dit en passant), je me rendais donc dans ma pièce favorite où en quelques minutes je me fis le sandwich le plus cool du monde (mais je ne vous dirais pas ses composants, parce que c'est une recette secrète). Et oui, je me fais des sandwichs à 10H du matin. Enfin, bref. Cela fait, je rangeais et lavais le tout avant de déposer ma préparation dans une assiette et de me rendre dans la salle à mangé, sublime, selon moi, soit dit en passant. J'y découvris alors une jeune femme, et haussais un sourcil. Qui était-elle ? Je ne l'avais encore jamais vu. Enfin, en même temps, nous étions ici que depuis hier soir, mais généralement j'ai assez bonne mémoire. M'installant face à elle et à son ... château de sucre, j'observais la scène un instant, sans rien dire. Sa construction était vraiment bien réussie, mais ce qui me traversa l'esprit en premier est: « va falloir tout nettoyer, après ! » et je me réjouis à cette idée.

« Salut ! C'est drôlement bien réussi ton château. » lançais-je dans un immense sourire, me penchant sur la droite pour qu'elle puisse voir mon visage. Puis, après lui avoir fait part de mon avis sur sa création, je me redressais et prenais une première bouchée de ma nourriture avant de reposer mon regard sur le sucre empilé face à moi.

La voix rompit la solitude d'une Deirdre dont les doigts se mirent à frémir autour de sa gigantesque construction. Gigantesque et surtout improbable. Ses talents de légiste en devenir permirent à la jeune irlandaise de mesurer ses gestes, et de ravaler chaque instinct qui eut fait sombrer chaque cube de sucre. Un soupir d'un sincère soulagement s'évanouit même de ses lèvres. Fronçant les sourcils, elle dévisagea la jeune femme qui s'était ainsi présentée à elle, semblant apprécier sa construction comme l'aurait fait une institutrice face à son meilleur élève de maternelle. « Il n'y a pas assez de sucre ici, dans cette maison, pour que je finisse. Je le savais avant de commencer. Je le savais. Et je l'ai fait quand même. Mais je le savais. » Ce serait peut-être difficile à croire pour Charlie, mais il ne fallait pas s'inquiéter de telles divagations. C'était habituel. En vérité, il eut fallu s'inquiéter si Deirdre avait rétorqué autre chose, quelque chose de sensé. « Tu as du pain. » Du revers de la main, elle fit basculer le sommet du vaste fort, le sucre s'étalant lourdement sur la table. Imperturbable, Deirdre pouvait cependant dévisager son interlocutrice avec un peu plus de salubrité. Ainsi, elle sembla désigner sa gorge. « Sur ton haut, tu as du pain. » Elle parlait bien entendu de quelques miettes sans importance. Ne soutenant pas plus longtemps le regard de la jeune femme, Deirdre ramassa chaque morceau de sucre pour les remettre dans leur boîte car, effectivement, il fallait désormais nettoyer cela. La décence aurait sûrement voulu qu'elle cherchât à apprendre la femme qui s'opposait à elle... oui mais Deirdre et la décence ne se tutoyaient guère.

Je l'observais, fascinée par cette fille. Elle avait quelque chose d'incroyable. Une douceur que je n'avais jamais vu. Pas à ce point. Les sourcils levés, je ne comprenais pas qui elle était. Ni même comment elle était. Souvent, dès les premières secondes, on sait face à qui on se trouve. Or, là, je ne savais devant quelle sorte de personne j'étais. C'était assez troublant. Cette était troublante. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, je l'aimais déjà. Enfin, plus ou moins. Elle était terriblement attachante avec son visage de porcelaine, ses doigts fins et sa concentration.

« Il fallait faire un château plus petit. » lançais-je d'une petite voix avant de mordre une nouvelle fois dans mon sandwich. Elle reprit alors la parole et je m'arrêtais de mâcher, me penchant une nouvelle fois, ne comprenant pas. Elle ne faisait pas attention à moi, à présence. Et je me sentais légèrement de trop. Elle précisa alors et je baissais les yeux vers mon haut. Avalant ce que j'avais dans la bouche, j'essuyais les miettes d'un revers de main (je passerai le ballais après).

« Hum ; merci. » dis-je sans vraiment quoi savoir lui dire ou faire. Je n'avais jamais ressentis autant de gêne et de plaisir à la fois à être avec quelqu'un. Elle semblait être une enfant, et pourtant, je savais très bien que j'étais face à une adulte. Déroutant, vous dis-je.

« Attends, je vais t'aider. »

J'attrapais alors les morceaux de sucres et les remettais, comme elle le faisait, dans la boite. Doucement, je lui jetais des furtifs regards, sans rien ajouter. Je me rendis alors compte que je ne savais même pas son prénom.

« Au fait, comment tu t'appelles ? »

A chaque regard que Deirdre osait tranquillement dans son rangement, elle sentait les yeux de Charlie peser sur elle d'une aura maternelle. La sensation n'était pas déplaisante, mais elle ne lui semblait pas non plus justifiée. Pourtant, la belle poupée de chiffon avait coutume de cette familiarité que quelques uns prenaient à croire qu'elle n'était rien qu'une enfant enfermée dans un monde onirique, édulcoré et décalé, inaccessible même pour les profanes. Mais elle n'était pas une enfant. Elle ne l'était plus depuis longtemps. Aussi, et comme Charlie entreprenait de l'aider, Deirdre saisit doucement, autant que soudainement, son poignet. A l'instant même, elle lui demandait son prénom. Au lieu de lui répondre, son regard s'assombrit peu à peu de solitude et d'absence. Intimement, elle songeait, elle mesurait des expectatives connues d'elle seule. Et quand la conclusion lui parut satisfaisante, le regard de Deirdre s'ancra un peu plus profondément dans celui de son interlocutrice, exactement comme si elle avait voulu sonder les abysses de son âme. Et ce fût ainsi que, peu à peu, l'étreinte se desserra. Aussitôt, elle reprit son ouvrage, chaque morceau de sucre retrouvant sa place dans la boîte. Elle y mit d'ailleurs un soin tout particulier. Et puis, de nouveau, et sans avoir relevé son visage de pantin désarticulée, ses lèvres étouffèrent un soupir. « C'est important ? » Malgré le délai, elle faisait bien mention de son prénom. Partant du principe qu'elle ignorait le nom de la jeune femme mais qu'elle ne s'en portait pas plus mal, elle ne concevait que ce fût essentiel, ou seulement utile. Bien entendu, ça l'était. Du moins, pour le commun des mortels. Sauf qu'elle n'en était pas. « C'est du sel. » Du bout de l'index, Deirdre fit tomber un morceau de sucre sur sa tranche. Alors, seulement, elle tâcha de croiser le regard de la jeune femme. « C'est du sucre. Mais je peux dire que c'est du sel. Ce n'est pas important. » Un moment de silence fila entre elles, même instant qu'elle rompit bientôt. « Alors, c'est important ? »