MADS

« Promet-moi de ne surtout pas ouvrir les yeux avant que je t’y autorise.. » j’ordonne à ma partenaire en recouvrant ses paupières de mes deux grandes mains pour marquer le coup. Je ne suis pas sûr de pouvoir lui faire entièrement confiance, à moins que ce soit le fait que dans son cas, je n’aurais sans aucun doute pas réussit à obéir plus d’une dizaine de minutes, grand curieux que je suis. Je me place derrière elle, empêchant toujours la moindre image de pouvoir filtrer à travers mes doigts, et la guide en marchant en canard pour éviter d’écraser ses propres pieds. On ne doit sûrement pas avoir l’air très fins tous les deux, mais pour ma part ça ne me dérange pas la moindre du monde, quant à Maddie, elle est momentanément aveugle et ne peut donc prendre conscience des regards intrigués que nous lancent les candidats qui croisent notre chemin. On avance à travers le village tel un seul et unique monstre doté de quatre pattes, mon torse plaqué contre son dos. Au bout d’un moment, je m’arrête et viens souffler quelques mots au creux de son oreille. « Prête ? » Je détache mes paumes de son visage et la laisse jeter un coup d’œil à la vieille fête foraine, abandonnée depuis longtemps. J’ai passé mon après-midi à essayer de comprendre comment fonctionnait chaque manège. Bien que ce ne soit pas bien compliqué, j’avais pas envie qu’un inconvénient de dernière minute face à Mads gâche tout mon effet. Les lumières colorées de détachent dans l’obscurité, qui commence peu à peu à tomber sur la Provence. Je me détache de la jeune femme et dans un grand geste, je présente théâtralement les attractions qui s’étendent autour de nous. Je lui lance un regard excité, comme si elle était censée partager mon enthousiasme et sautiller de joie face au carrousel normalement réservé aux gamins. « Alors ? » je demande en désignant d’un léger signe du menton les manèges en marche, particulièrement fière de ma personne, pour une raison mystérieusement enfantine.

J’observe du coin de l’œil Maddie, qui n’a pas l’air de réellement comprendre la raison qui m’a poussé à l’entraîner à l’aveugle jusqu’ici. J’ai même l’impression qu’elle cherche du regard la petite chose sortant de l’ordinaire qui pourrait faire la différence avec l’espace connu pour abriter la fête foraine. Mais il n’y a rien, je me suis contenté de tout miser sur la surprise. Je ne suis pas sûre que la jeune femme m’aurait suivit sans la moindre hésitation si je lui avais annoncé que je rêvais de faire un tour de chaise volante. En fait, je ne suis même pas sûr qu’elle ait déjà mis les pieds dans le coin. Ou du moins, pas dans la même optique que celle pour laquelle je l’ai amenée au milieu des diverses attractions. Malgré tout, je ne me défais pas de mon sourire digne d’une publicité pour une marque de brosse-à-dent et mes pupilles continuent à pétiller d’excitation. Je dois être convaincant, parce que son air indifférent laisse place à un rire qui vient illuminer son visage de cette allégresse réservée aux enfants que je voulais justement susciter. Ses lèvres s’étirent dans un sourire, puis elle me défie d’arriver avant elle sur le carrousel, avant de détaler à travers la pelouse. Le temps que l’information parvienne jusqu’à mon cerveau, elle est déjà loin. Ceci dit, je ne me laisse pas démonter et m’élance à sa suite, tout en hurlant à son attention en placant mes mains autour de ma bouche pour porter ma voix jusqu’à ses oreilles : « Et il gagne quoi le premier ? » Ca me parait important. Source de motivation. Bien évidemment, c’est sans compter mon égo masculin qui se doit de remporter la victoire et, en soit, pourrait se suffire à lui-même. La jeune femme a pris une sacrée avance, mais c’est sans compter mes grandes jambes capable de faire un pas colossale, là où ma partenaire fait deux petites foulées. Je parviens à rattraper mon retard, mais grimper dans le manège en marche est une toute autre histoire. Je manque de coordination, j’ai pas envie de me jeter la tête la première en direction du plancher, je suis donc obligé de courir côte à côte avec un cheval en bois au regard singulièrement vide en attendant le moment opportun pour oser franchir le pas. Avec agilité et grâce, ma partenaire quant à elle parvient à monter sans aucun souci en s’agrippant à une colonne. Prétentieuse. Je finis toutefois par enjamber le sol tournant surélevé pour la rejoindre au sein du carrousel sans me retrouver par terre. Je prends appuie sur tout ce qui me tombe sous la main, afin de me frayer un passage à travers les éléments du manège pour retrouver Maddie à l’opposé d’où je me situe. « Bien joué, tu m’as eu sur la fin à cause de ces vieilles blessures récalcitrantes qui me font souffrir par temps de pluie. » j’explique en faisant preuve de mauvaise foi, bien qu’on sache pertinemment l’un comme l’autre que c’est complètement faux. « Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? » je demande à propos du prix mérité par la gagnante, enfin arrivé à sa hauteur.

J’ai suffisamment réussi à me rapprocher de Maddie pour distinguer sa réponse à ma question. Bien sûr que non ça ne suffit pas. Ou du moins ne suffit plus. Bienvenue dans un monde las et désabusé où on ne peut se contenter de la joie d’être arrivé le premier sur un manège qui date du siècle dernier. Un monde basé sur les deals et le regard des autres. Alors oui, je veux une récompense si je gagne, sauf si elle peut m’assurer qu’elle me regardera comme un demi-dieu pour mon exploit, mais j’ai un doute. Finalement la question ne se pose plus dès l’instant où je la vois qui parvient à grimper à bord du carrousel du coin de l’œil. J’aurais peut-être dû tenir ma langue, mais au fond ça ne me gêne pas de faire une offrande à ma partenaire. J’en serais presque content, parce qu’à la limite, ça me sert de prétexte pour lui faire un cadeau là où en temps normal elle aurait strictement refuser de recevoir la moindre chose venant de moi. Elle aurait sans doute planqué ses mains pour que je ne puisse rien mettre à l’intérieur comme le font les petites filles. Sauf que la jeune femme ne souhaite en aucune façon une chose matérielle. Elle m’annonce comme si ce n’était pas la récompense la plus nulle du monde qu’elle veut que je reste comme je suis jusqu’au bout de l’aventure. Je la regarde avec des yeux surpris, mais elle est très sérieuse. J’hoche donc la tête plusieurs fois, sans me départir de ma mine effarée par ce choix si étrange. Ca ne s’annonce pas très compliqué, non seulement j’ai toujours fait preuve -parfois même un peu trop- de naturel depuis mn entrée dans le nid, mais de plus à en croire ma côte de popularité auprès des autres habitants, ce jour pourrait peut-être survenir plus tôt qu’on ne le croit. « Promis. » j’annonce tout de même haut et fort, pour seller cet accord avec cérémonie. Son visage s’éclaire, signe qu’une idée vient de lui passer par la tête. Elle me demande une information me concernant que tout le monde ignore. Je suis un garçon bavard et lorsque je ne dis pas quelque chose, c’est qu’il y a une bonne raison. Elle ajoute gentiment que je peux refuser, mais je continue à farfouiller dans mon esprit, jusqu’à trouver quelque chose. J’en grimace presque, pressentant d’ores et déjà la réaction moqueuse de Maddie. Je m’éclaircis la gorge, avant de commencer : « D’accord. Au lycée je fumais des feuilles de tisanes. Je trouvais ça cool et écolo, mais en fait c’était surtout très con. Ca montait très facilement à la tête, si bien qu’une fois en me regardant dans le miroir, j’ai été subjugué par mon sourcil droit. Il me paraissait dissymétrique et j’ai entrepris de le tailler au rasoir. J’ai dû porter un pansement pendant des semaines et des semaines au-dessus de l’œil pour que personne ne s’en rende compte. »

Maddie me demande ce que j’aurais réclamé comme récompense à sa place. J’emprunte une attitude faussement canaille et susurre du bout des lèvres d’un air entendu : « Quelques idées me passent par la tête… » Je m’esclaffe, bêtement fière de moi, avant de me prendre quelques secondes de réflexions pour déterminer ce que je lui aurais réellement demandé. « Sûrement que tu m’apportes un petit-déjeuner au lit tous les matins ou quelque chose dans ce gout-là. » Utile, un brin jouissif. Rien à voir avec sa propre requête très ennuyeuse pour elle, bien que sûrement arrangeante pour ma personne. Sans surprise, la jeune femme se moque ouvertement de moi après ma confession concernant la fumette de feuilles de tisane. Et encore, elle ne m’a pas vu après mon passage par la case rasoir : une vraie catastrophe. Au point que le résultat fut ma motivation première pour cesser ce rituel très mauvais pour mes poumons, mais aussi mes sourcils. Au rire succède un air pensif, tandis qu’elle se demande à haute voix où l’on pourrait dénicher de la tisane dans le village. J’arque l’un de mes sourcils, un léger sourire au coin des lèvres. Elle ne m’a donc pas écouté ? Cela dit, deux ou trois bouffées de cigarette aux plantes pourraient égayer nos après-midi mornes dans le nid d’amour. Je fixe avec curiosité les yeux dans le vague de ma partenaire. Elle parle de feuilles de lavande et j’ai l’impression d’avoir loupé une séquence de sa phrase. « Sérieusement ? Il y a des boîtes de sachets de thé dans la cuisine… » Le manège s’ébranle et je me retiens sur un cheval de bois, alors que Maddie s’agrippe à mon bras. Elle jette des regards d’animal apeuré tout autour d’elle et je l’observe attentivement, jusqu’à ce que ses prunelles reviennent sur moi. Elle me propose de visiter le carrousel en montant à l’étage, j’acquiesce d’un grand mouvement de la tête approbateur avec un sourire. Je la suis à travers les différents éléments qui nous entourent, ne demandant qu’à être chevauché. Je grimpe à sa suite un escalier étroit, enjambant les marches réservées aux enfants, trop petites pour accueillir mes pieds. Aussitôt arrivé, je me jette sur la rampe pour admirer la vue, évidemment pas des plus admirables vu le peu de mètres qui sépare les deux étages. Cependant, mon esprit ne peut s’empêcher de faire des liaisons très étranges jusqu’à s’arrêter sur la mythique scène de Titanic qui se passe également près d’une rambarde. Je murmure les paroles du célèbre morceau de Céline Dion, jusqu’à arriver au refrain où je me donne à fond, en mettant mon poing sur mon cœur. « Dis le Maddie. Dis-moi que je suis le roi du monde. »

La main sur le cœur avec cérémonie, je dois avoir l’air d’un parfait idiot à chantonner le thème du film, mais My Heart Will Go On constitue quand on y réfléchit un véritable classique dans la matière. Si bien que même Maddie, qui m’a pourtant confié dès le premier jour être assez étrangère à la télévision, semble voir où je veux en venir. Et tant mieux parce que je crois avoir déjà atteint de sacrés sommets de bêtises pour ne pas avoir besoin de me donner davantage en spectacle avec des choix musicaux douteux. Elle me confirme mon titre, celui de roi du monde rien que ça, pour ma plus grande fierté. Ca sonne bien. Ca conserve une certaine prestance. Que demander de plus ? J’aime bien. La jeune femme s’approche à son tour de la rambarde et me regarde avec son air calme et serein qui contraste bien souvent avec l’agitation qui est habituellement mienne. Elle me demande de lui assurer qu’elle vole et je m’exécute docilement en venant me placer derrière elle. J’ai toujours été un garçon un peu gauche, pas forcément des plus habiles, je pose donc mes mains sur ses hanches avec une maladresse évidente. « Ferme les yeux. » je lui ordonne tout doucement. Je grimpe sur un barreau pour prendre un peu de hauteur et une fois sûr d’avoir trouvé un point d’équilibre idéal, j’invite ma partenaire à en faire de même en l’attirant vers moi lentement. Contrairement à Léonardo et Kate, on manque un peu de stabilité tous les deux perchés sur une fine barre de bois, mais après avoir virevolté légèrement de droite à gauche, on finit par parvenir à tenir un tant soit peu en place. « Tu me fais confiance ? » je la questionne en reprenant la réplique du film. Je resserre machinalement l’emprise de mes doigts autour d’elle comme pour lui signaler sans un mot que je ne la lâche pas. Mes mains courent le long de sa silhouette pour venir se loger dans les siennes et ainsi guider ses mouvements pour qu’elle lève ses bras jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à l’horizontale par rapport à son corps. « Vas-y... » je murmure au creux de son oreille afin de l'autoriser à enfin pouvoir ouvrir ses paupières, tout en laissant mes bras revenir étreindre sa taille. Je niche ma tête sur l’épaule de Maddie et j’inspire discrètement son odeur. Je crois bien que son parfum pourrait être capable de me faire tourner la tête, ce qui n’est pas forcément la meilleure chose lorsqu’on lutte pour ne pas tomber à la renverse. Le sol n’est pas bien loin, la vue n’a rien d’exceptionnel et le mouvement du manège a la capacité de me donner légèrement mal au cœur, mais peu importe. Je me suis rarement sentit aussi bien.