La nuit était fraîche, si fraîche que Deirdre l'en trouvait délicieusement confortable et accueillante. Délaissée du commun de ses comparses, elle s'était glissée à l'étage, où elle avait tranquillement rejoint le balcon. Sa solitude était complète, et elle ne cessait jamais de songer avec quelle perfection elle était parvenue à se trouver une place entre ces murs, si c'en était seulement une. Finalement, et avec les nominations, il y avait fort à parier qu'elle n'avait pas noué les liens adéquats. Pour autant, elle le vivait dans une complète insouciance, bien trop ancrée dans son univers altéré pour goûter de ces aspirations. Rester. Gagner. Ne serait-ce que buzzer. Ce n'était pas tout à fait ce qui la souciait, il fallait être honnête. Encore qu'elle envisageait très sérieusement la dernière possibilité, n'était-ce que par curiosité. Elle voulait connaître le frisson qui allait de pair. C'était absurde, un peu dément aussi, certainement, mais ce n'était pas Deirdre qui allait s'en offusquer. Finalement, et après seulement quelque chose, peu se seraient désormais offusqué. Exactement comme du fait qu'elle se trouvait là, à cheval, sur la rambarde du balcon. Balançant ses jambes de part et d'autre, elle scrutait l'horizon en anéantissant sa maigre santé dans une énième cigarette. Elle ne craignait pas le vide. En vérité, elle le défiait, autant pour le séduire que pour se laisser séduire en retour. Elle poussa même son jeu bien plus avant que, possédée par on-ne-savait-quelle-folie, elle se leva et, agile, tint un parfait équilibre sur cette même rambarde. Observant malignement le sol bien plus bas, elle tira encore sur sa cigarette avant de faire quelques pas, triste et docile funambule qui filait si bien dans la nuit qu'on l'eut cru capable de voler... que pour mieux s'écraser. Pauvre oiseau de déchéance. Pauvre ange déchu.

L'agent marketing noua son écharpe autour de son cou puis enfila sa veste en cuir noire. Il descendit se servir un verre de vin dans la cuisine, ayant en tête l’idée de s’installer face à la cascade pour fumer sa cigarette du soir (il n’en fumait que deux voire trois par jour : celle du soir donc, celle du midi pendant son café et quand l’occasion s’y prêtait celle qui suivait un rapport sexuel).

Il s’apprêta à pousser la porte de la maison lorsqu’il se rappela qu’il avait confié son paquet à Camille. Il remonta dans sa chambre et trouva ses clopes sur son lit, précisemment là où il avait demandé à son colocataire de les lui rendre. Il en prit une puis sortit dans le couloir. Avant de s’engager dans l’escalier il remarqua une silhouette féminine marchant avec grâce sur la rambarde du balcon.

Une cigarette derrière l’oreille, son verre de vin à la main, Leone enjamba la fenêtre incognito. Il reconnut immédiatement Deirdre. Un autre candidat aurait été à sa place, il se serait empressé de l’attraper par la taille pour le faire redescendre. D’ailleurs, le beau brun était certain qu’elle l’avait déjà vu arriver malgré ses efforts pour rester discret. Il ne voulait pas la surprendre et lui causer une possible perte d’équilibre. Elle semblait étrangement paisible, aussi mystérieuse qu’imperturbable comme à son habitude. Elle savait ce qu’elle faisait et ne risquait pas d’attenter à sa vie suite à sa nomination.

Le jeune homme s’appuya sur la rambarde, à quelques mètres d'elle, et alluma sa cigarette tout en gardant un œil vigilant sur la fille d’Apollon. Il n’osa pas briser ce silence reposant, alternant latte de tabac et gorgée de vin.

Allongeant les inspirations, elle noya goulûment ses poumons dans le pétrole de sa cigarette. Ce seul plaisir, ce seul vice, suffisait à lui inspirait un bien-être comparable aux pires affres, de ceux auxquels elle aimait s’offrir, sans jamais être dérangée. A quelques exceptions, de toute évidence. « Voleur, fanfaronna Deirdre d’une voix douce. » Agile, féline, la jeune irlandaise revint tranquillement sur ses pas, déambulant habilement sur la rambarde afin d’avoisiner ce coin tranquille que Leone s’était vilement approprié. Vilement, parce qu’il venait encore écorcher sa trouble solitude. Ce ne fût pas pour déplaire à la fragile funambule. Au contraire, elle semblait animer d’une sorte de malice satisfaite. Il était là. Et l’idée lui plaisait. A quelques pieds de lui, elle s’accroupit de nouveau pour s’asseoir de nouveau, à cheval sur la surface qui n’avait aucun mal à tolérer son poids de pantin désœuvré. Comme il se trouvait à sa portée, la jeune irlandaise lui subtilisa adroitement sa cigarette, le sourire éteint mais l’œil malin. Elle inhala lentement, comme si la saveur particulière des lèvres de Leone avait pu se déposer sur les siennes. Quand ce fût fait, elle la lui rendit simplement, sans jamais avoir cessé de le dévisager. Tout comme elle, il semblait capable de beaucoup de silence et d’indolence parfois. Ils étaient très différents, Deirdre le savait, mais ce n’était pas ce qui la préoccupait. Non, où elle n’aurait jamais achevé cette liste infinie de leurs divergences… Et ce fût transition qu’elle énonça, dans la froideur nocturne du balcon. « Tu es omniscient. Tu es omnipotent. Et tu peux éradiquer, ôter, une seule et unique chose dans le monde. Physique ou morale. Mais une seule et unique chose. Un fait historique. Un concept. Un projet. Une émotion. Une chose. Laquelle ? »

Deirdre l’accueillit en le qualifiant une nouvelle fois de voleur. Elle devait faire allusion à sa précieuse solitude qu’il dérobait tel un bandit. Devait-il y voir un surnom affectif ? Venant de la jeune femme il ne pouvait tirer de conclusions trop hâtives. Elle s’assit sur la rambarde à ses côtés avant de goûter sa cigarette. Il la laissa faire sans rien dire. Les pensées ténébreuses de l’enfant d’Apollon ne tardèrent pas à frapper.

Problématique philosophique intéressante. Pris au dépourvu, Leone prit quelques instants pour réfléchir. Affirmer qu’il n’avait jamais étudié la question serait un mensonge. Qui ne s’était pas imaginé régner sur le monde ne serait-ce qu’un instant ? Il existait autant de versions visant à changer ce monde imparfait que d’individus peuplant la planète. Plusieurs idées bousculèrent son esprit soudainement agité. Son avis était partagé entre certains aspects de la Religion et les corruptions de la Société. Il écrasa sa clope dans le cendrier, puis déclara sûr de lui :

« La discrimination, toute forme de discrimination. De l’Apartheid à Hitler. »

La discrimination, vice propre à l’espèce humaine. De son point de vue, aucune justification n’était nécessaire. Sa réponse se suffisait amplement à elle-même. Il se permit également d’interroger la demoiselle :

« Est-ce que tu crois en Dieu ? »

D'une condescendance presque infantile, Deirdre esquissa un sourire à l'idée que le monde eut été défait de toute discrimination. En vérité, la réponse de Leone était très pertinente. La discrimination touchait tout, et surtout tout le monde. Politique. Économie. Société. Ce n'était peut-être qu'un mal parmi le pullulement des maux de l'Humanité, mais il sembla à la jeune irlandaise que son comparse avait bel et bien donné une réponse intelligente et, en soi, c'était une preuve de grande valeur. En revanche, elle accusa mal à l'interrogation qu'il lui servit en retour, comme si le questionnement n'avait guère lieu d'être (et, quelque part, c'était exactement le sentiment d'une Deirdre toute acquise à l'apathéisme). « Je ne sais pas. » En règle générale, et d'ailleurs, la jeune irlandaise s'abstenait de croire. Elle préférait savoir. Et quand elle n'était pas en mesure de savoir, elle se gardait bien de s'aventurer trop avant dans telle ou telle idée. Aussi, et sur le fondement, peut-être bien que Dieu existait mais, en attendant, elle s'en moquait tout à fait. Voilà comme elle balayait son potentiel et sa croyance, d'un revers de la main, comme s'il n'avait été qu'une simple poussière dans l'univers, si négligeable... « Et comme ne pas dire que je crois revient à dire que je ne crois pas selon l'iniquité des valeurs absolues... » En soi, sa réponse devait être plus simplement que non,, elle ne devait sûrement pas y croire. Même si elle l'ignorait encore, et toujours.