Je ne le réalisais pas quand j'étais enfant, mais j'ai eu beaucoup de chance. De la chance de vivre dans un foyer où l'argent ne manquait pas, où chacun était aimé à sa manière. Je ne peux pas me plaindre, certainement pas face à Enoch. Ce n'est pas parce que ma mère m'a rendu la vie impossible, que je peux dire que j'ai eu une enfance malheureuse, parce qu'elle ne l'était pas au final. Mais c'est difficile de parler de tout ça, difficile parce qu'il faut inévitablement que j'évoque mon père. Je ne peux pas évoquer mon passé, mon enfance, sans le mentionner. Je ne serais pas la même aujourd'hui sans lui. Il me manque je ne peux pas le nier, je ne retrouverai certainement jamais une telle complicité avec quiconque, parce qu'il savait me comprendre mieux que personne. Il fallait pourtant qu'il s'en aille un jour, mais pas déjà, c'était trop tôt. Je parle de mon enfance comme il me le demande. Comment j'étais. D'humeur changeante selon les personnes avec qui j'étais. Ma mère et mes sœurs me supportaient difficilement. Je lui demande s'il en a lui des frères et sœurs, mais je pense déjà connaître la réponse. Il aurait aimé en avoir. « Je te prête une de mes sœurs si tu veux. Je te préviens, elles ne sont pas commodes. Je ne pense pas que tu les aimerais beaucoup de toute manière. » Je ne sais pas pourquoi je me permets de dire ça, ce n'était pas comme s'il n'avait aucun secret pour moi et que je pouvais dire avec qui il pourrait s'entendre ou pas. C'est juste que je le sais, ils ne pourraient pas s'entendre. C'est aussi parce que pour moi il m'est inconcevable qu'une personne que j'apprécie puisse s'entendre avec une de mes sœurs. Il voudrait fonder une famille, je souris à cette remarque. « Je suis sûre que tu la trouveras. Je ne m'en fais pas pour toi. » Oui je pense qu'il n'a pas beaucoup à s'inquiéter, il la trouvera bien assez rapidement la femme avec qui passer sa vie, et avec qui avoir des enfants. Les enfants, j'aurais bien aimé en avoir moi aussi. Avec le temps j'ai fini par réaliser que je ne devais pas attendre une telle chose, je n'aurai pas d'enfants c'est triste à dire. Mais lui il peut toujours espérer en avoir, il a trente ans, il a encore le temps pour tout ça.

Je ne parle pas facilement de moi. Je n'aime pas ça, je ne me trouve pas particulièrement intéressante et de plus il m'est très difficile de m'ouvrir aux autres. Je suis assez méfiante, parfois trop. Pourtant ça ne me gêne pas de me confier à Enoch, ça me paraît presque naturel. Je suis presque contente de l'avoir réveillé, je me sens bien comme ça avec lui. Il ne veut pas de l'un de mes sœurs, tant pis. « C'est bien dommage. Je trouverai un autre moyen de me débarrasser d'elles. » Je laisse échapper un léger rire. Je ne souhaite à personne de rencontrer mes sœurs, et encore moins de les laisser entre dans sa vie. J'aurais pourtant aimé qu'elles soient différentes, j'aurais aimé me sentir proche d'elles, j'aurais eu l'impression d'appartenir à une famille. Une famille que je n'aurai jamais. Enoch pouvait l'espérer, j'étais persuadée qu'un jour il rendrait une femme heureuse, et inversement. Je n'en doutais pas une seule seconde, il ne fallait pas qu'il ait des doutes à ce sujet. Je sens sa main caresser doucement mes cheveux. Je lui souris une nouvelle fois, c'est agréable comme sensation. « Je ne te trouve pas si maladroit que ça. Et puis je suis sûre que quand tu l'auras rencontré, tu seras moins timide. » Je ne sais pas pourquoi mais je me dis que lorsqu'il aura rencontré la personne avec qui il a envie de construire sa vie il saura faire des efforts pour vaincre sa timidité. Mais je ne connais rien à l'amour, je devrais peut-être me contenter de me taire. Il me souhaite de trouver le bonheur. Sa main effleure mon front, et je ferme les yeux quelques secondes. « Je me suis résolue depuis longtemps tu sais. » Oui cela fait bien longtemps que j'ai acquis l'idée que je finirai ma vie seule. Ce n'est pas grave.

Je n'ai pas de mal pour me confier à lui, c'est naturel. Je sais qu'il ne va pas me juger. C'est plus facile de cette manière. Beaucoup de choses sont plus faciles avec lui. En presque un mois d'aventure je me suis attachée à lui, peut-être un peu trop je ne sais pas. C'est comme ça, je me sens bien avec lui. Je ne cherche pas à le comprendre, je n'en vois pas l'utilisé, les choses sont comme elles sont, je ne cherche pas d'explication à tout. Je me contente de vivre ce qui m'arrive. Je le regarde en souriant. Je suis persuadée qu'il trouvera la femme de sa vie, il n'est pas encore trop tard. Il ne faut pas qu'il s'en fasse, il l'aura sa famille. J'en suis persuadée. Il ne peut pas en être autrement. Je le vois mal finir sa vie seul. Moi oui en revanche. Cela fait bien longtemps que je sais que le bonheur ce n'est pas pour moi. Je mourrai très certainement avec mes nombreux chats. J'aurais aimé que ce soit différent, mais je ne veux m'imposer à personne. Je ne veux imposer ma condition à personne, et je sais que de toute manière personne ne l'acceptera. Et puis avoir des enfants ce serait compliqué. Je sais que personne ne serait capable d'accepter tout cela, de m'aimer sans jamais aller voir ailleurs, d'accepter de faire de longues procédures pour avoir des enfants alors que je ne suis même pas stérile. Je m'y suis faite depuis longtemps. Les mains d'Enoch entourent mon visage, il a l'air de penser que je raconte n'importe quoi. Il m'appelle Ava, il ne l'avait jamais fait. Je me sens plus proche de lui de cette manière. Il me dit qu'il ne voit pas pourquoi personne ne voudrait de moi. « Merci c'est gentil. » je commence par lui dire, un peu gênée. C'est gentil tout ce qu'il vient de me dire, un peu trop. Je ne pense pas être formidable, pas vraiment. « Il faut juste être réaliste, je sais bien que personne n'accepterait d'être avec moi si ça signifie qu'ils ne peuvent pas avoir de relations sexuelles. J'en ai déjà fait l'expérience, trop de fois. » C'est comme ça, c'est la réalité, il ne peut pas me dire le contraire.

Je me sens bien ici avec lui, je n'ai plus envie de bouger ni de faire autre chose. J'aimerais pouvoir rester comme cela encore longtemps. C'est étrange de se sentir aussi proche de quelqu'un que l'on ne connaissait pas un mois de cela. C'est étrange mais ce n'est pas désagréable. J'ai l'impression de le connaître depuis plus longtemps. Ce n'est pas raisonnable, mais je m'en moque. Je n'ai pas réussi à être autant moi-même depuis un long moment, depuis que mon père est parti. Et ça me paraît être une éternité, j'ai l'impression que ça fait des années qu'il m'a quitté. Un an, plus d'un an que je ne suis plus vraiment moi-même, que je me suis perdue en route. J'ai l'impression de me retrouver peu à peu. C'est agréable d'avoir quelqu'un à qui l'on n'a pas peur de se confier, avec qui l'on se sent bien. Je n'ai pas peur de lui dire que je sais que le bonheur ce n'est pas pour moi, qu'il ne m'est simplement pas destiné. J'ai fin par me faire à l'idée, il ne faut pas qu'il s'en fasse pour moi. Je ne peux combler les désirs de qui que ce soit, je ne le peux pas simplement, je ne ressens pas les mêmes. J'imagine qu'il doit avoir un regard différent sur ça, je connais un peu son passé, sans savoir réellement tout, il y a des questions que je ne peux pour le moment pas lui poser. Plus tard. Je ne peux pas lui parler de son secret je le sais bien. Alors je garde mes questions pour moi, ça ne fait rien. Sans que je m'y attende, je sens ses doigts caresser mon visage. Je ferme les yeux, je les sens se promener un peu partout sur mon visage, s'attardant plus longuement sur mes lèvres. Je le laisse faire, c'est agréable, je ne dis rien. Je rouvre les yeux, et vois son visage, plus proche du mien cette fois-ci. Il m'attire contre lui, je me crispe. Je n'aime pas qu'on me touche. Je sais qu'il ne me fera rien, je lui fais confiance, mais je ne peux pas m'empêcher d'avoir cette méfiance, ce mouvement de recul. Je me détends, je me laisse faire. Une de ses mains trouve ma taille, et il me serre contre lui. Je suis bien contre lui, je suis mieux que toute seule de mon côté. Je n'ose pas bouger, je ne sais pas quoi faire. Il reprend finalement sa position. C'était court, presque trop. « Je n'ai simplement pas l'habitude des contacts physiques. Mais c'était agréable oui. » J'essaie d'expliquer pourquoi j'ai été si méfiante au départ. Je ne sais pas s'il a besoin d'explication. Je lui souris, je ne sais pas s'il est capable de le distinguer à travers l'obscurité. Je me rapproche un peu de lui, légèrement, je distingue mieux ses traits à présent.

Je n'aime pas que l'on me touche, je n'en ai pas l'habitude. J'ai toujours ce moment de recul quand quelqu'un essaie de se montrer trop tactile avec moi. Je ne fais pas assez confiance aux gens pour leur permettre une telle proximité avec moi. Pourtant je le laisse faire, je le laisse me serrer contre lui. Je me sens assez proche de lui pour ne pas m'enfuir, pour ne pas lui dire d'arrêter. Et puis c'est agréable, je me sens bien comme ça. Je pourrais rester encore très longtemps. Je n'ai presque pas envie qu'il me lâche, pourtant il le fait. Je lui dis que c'était agréable, je ne peux pas le nier. A mon oreille je l'entends dire qu'il peut continuer. Je suis son rire un instant, et je ferme les yeux quand je sens à nouveau ses doigts parcourir mon visage. Je ne saurais m'être un mot sur le bien-être qui m'envahit à ce moment. Ses doigts dévient et caressent mes cheveux. Je me rapproche un peu de lui, pour pouvoir voir ses traits plus clairement. C'est mieux ainsi. Il me demande comment était mon père. Je ne dis rien pendant quelques secondes, je n'ai plus l'habitude de parler de lui. « Il était gentil, compréhensif. Il m'a toujours encouragé à poursuivre mes rêves. Il me disait toujours que ce n'était pas grave si j'étais différente, l'important c'était que je sois moi-même. Il me supportait dans tous mes choix. Il n'était pas très affectueux, mais aucun de nous ne l'était, nous n'avions pas besoin de ça. » Je ne sais pas quoi ajouter, j'aurais pourtant des milliers de choses à dire. Je pousse un léger soupire. Mes doigts viennent alors effleurer, son menton, sa barbe. De mon pouce je viens caresser légèrement sa joue. Je ne suis pas capable de toucher son visage comme lui le fait avec moi, j'aimerais bien, mais je n'y arrive pas.