Freddie reste, et ça me donne envie de faire des trucs trop cons, style du rangement. Vous savez, quand une joie soudaine et, il faut l’avouer, un tout petit peu inattendue mais très espérée vous tombe dessus, il est difficile de tenir en place et de se voir sourire bêtement. Alors je fais des trucs pour m’occuper et déverser mon énergie positive. Pas le ménage, faut quand même pas déconner, mais ranger mon linge propre au lieu de le balancer pêle-mêle dans ma valise, ouais. J’utilise maintenant la lessive dénichée par Freddie, celle qui sent le coton et les fleurs fraiches, un régal. J’ai une façon très personnelle de plier mes t-shirts : je rapporte bout à bout dans un certain schéma, et retourne le tout. En trois secondes, le t-shirt est compacté et raidit. Alors, certes, les professionnels du rangement et autres psycho-rigides vous diront que c’est n’importe quoi, mais pour moi ça fonctionne. Quelqu’un entre dans la chambre – tout le monde l’avait désertée pour aller petit-déjeuner ou carrément déjeuner pour les plus matinaux d’entre nous – et je me retourne pour voir qui s’approche de moi. Henley, la blonde si blonde qu’elle en parait slave. Parce que, je l’avoue volontiers, je suis un peu misogyne malgré moi, j’ai tendance à pardonner à Henley son manque de savoir-vivre uniquement parce qu’elle est tout à fait à mon goût. Si elle ne l’était pas, comme c’est le cas d’Eibhlin, par exemple, je crois que je lui conseillerais fermement d’être plus polie. Mais vu la tête et le corps qu’elle se paye, le fait qu’elle ne me dise pas bonjour le matin, si vous voulez… Elle ouvre la bouche, sûrement pour dire un truc dans le genre mesquin, ironique, ou globalement pas sympa à mon encontre, et je ne lui en laisse pas le temps. Sourire aux lèvres, j’attrape ma taie d’oreiller fraichement lavée et séchée au grand air, me rapproche et la bâillonne rapidement. « Je ne veux pas le savoir », j’annonce rapidement dans un sourire. Je m’éloigne ensuite et rattrape un pull que j’avais laissé tomber sur le lit, le plie rapidement et jette à Henley un coup d’œil amusé. Je ne doute pas que son bâillon ne dure pas plus de quelques secondes, mais l’instant est beau alors je profite. Une jolie fille privée de parole, merci mon Dieu.

Aujourd'hui, c'est décidé, je vais être dans une humeur de merde. Oui, parce que je décide de l'être. Oh et oui, parfois, je suis dans une humeur qui n'est pas aussi merdique qu'on pourrait le croire. Ouais, ça arrive même plus souvent qu'on pourrait le croire, je t'assure. Bon, dans l'immédiat, ça va être humeur de chien et personne ne pourra rien y changer. À vrai dire, je pense même qu'ils vont tous empirer la chose. Je ne sais pas quelle heure il est, pour tout te dire, mais je me fais plus ou moins chier et puisqu'ils sont tous en train de m'agacer, je préfère battre en retraite et retourner dans ma chambre. Non, je blague, c'est juste que j'ai froid pour une raison qui m'est totalement inconnue et que je préfère aller mettre une couche de vêtement en plus au lieu d'attraper la crève. Quoi qu'il en soit, en arrivant dans la chambre, t'as Celse qui est là et bon, puisque je suis du genre à constamment l'ouvrir, j'allais réitérer l'expérience et dire quelque chose. Ce qui ne semble pas être du goût de Celse. Qui décide de me priver de la parole, affirmant ne pas vouloir savoir. Bon, alors, déjà, son... bâillon, je le dégage. Il est mignon, mais ça, plus jamais. « T'es sérieux ? » je réagis en arquant un sourcil, baignant dans l'incrédulité. Non mais vraiment ? Eh bien. Ça fait plaisir de voir que ma voix plaît tant que ça, tu sais. « Ma semaine de mutisme forcé n'a pas été suffisante pour toi ? » Il faut croire, ouais. Je lui laisse pas le temps de répondre que, la tête légèrement penchée, je reprends. « Du coup, je sens que je vais me sentir d'humeur très bavarde en ta présence. » Juste pour le faire chier, oui, je suis de ce genre. En même temps, petit un, il ne faut pas m'emmerder aujourd'hui et petit deux, il vient juste de faire une immense connerie en osant m'empêcher de parler. Tant pis pour lui, il fera mieux la prochaine fois.

Henley est du genre méga vexée, style à virer le bâillon comme si je venais de la gifler et me jeter un regard dégoûté qui me conseille de ne plus jamais faire ça de toute ma misérable existence. Bah voyons. Le souci, c’est que comme je souris tout le temps et que c’est un peu le cas de tout le monde ici, Henley a tendance à penser qu’elle est la seule caractérielle de la baraque. Ce qui est faux, bien entendu, mais disons que je ne tiens pas particulièrement à le lui faire savoir maintenant. Elle est peut-être fragile, psychologiquement parlant, elle a peut-être besoin qu’on la laisse croire que c’est elle qui gueule et nous qui encaissons. Soit. Je suis un gars prévenant, et si me battre est ma façon de gagner ma vie, il parait que pendant trois mois, je suis en pause. A sa première question – à savoir si je suis sérieux – je ne réponds évidemment pas. Je l’ai bâillonnée avec le sourire, alors forcément, non, je ne suis pas des plus sérieux, et on voit bien à ce genre de réaction qu’elle ne m’a jamais vu l’être. C’est sa seconde réflexion qui m’arrache un haussement de sourcils. Quoi ? Henley a du se taire pendant une semaine ? J’étais pas au courant, à quel moment de l’avant-dernier prime ce truc a été décidé ? C’est bien dommage qu’elle et moi ne nous soyons pas croisés la semaine dernière, du coup, j’aurais adoré profiter de la peine capitale qu’elle a écopée. Elle ne me laisse pas le temps de lui faire partager ma pensée qu’elle engage de nouveau la conversation, et ce pour ne pas me faire part des plus intéressantes réflexions qui soit… Sans me tourner vers elle, je termine mon affaire de rangement / pliage tout en me donnant quand même la peine de lui répondre. « Non, tu n’y es pas. Le son de ta voix ne me dérange pas, au contraire, il est parfait », pas trop aigu, un peu rocailleux, c’est un plaisir pour les oreilles. « Ce serait plutôt ce que tu mets dans tes phrases qui a tendance à éveiller chez moi un sentiment de… répétition », je dis en me tournant à demi vers elle pour lui jeter un œil. « On ne peut pas dire que tu te renouvelles souvent », j’ajoute, plus sérieux. Henley est sensiblement la même avec tout le monde et dit souvent les mêmes choses sur le même ton. Il n’y a qu’aux côtés d’Inès, lors du dernier prime d’Inès, que je l’ai aperçue différente, plus avenante. Il faut croire qu’Inès possédait ce que nous tous n’avons pas, et je veux bien la croire sur ce sujet.

Le son de ma voix est parfait, apparemment. Waouh, c'est marrant, c'est pas souvent que je reçois des compliments. Non, le truc des gens, c'est plus de me critiquer et tout ce qui s'en suit mais eh, je le rends bien donc je ne vais pas me plaindre. Et puis, je dois avouer que je m'en fous pas mal. Oui, c'est l'avantage d'être moi, tu vois, c'est que ça a tendance à ne pas m'atteindre tellement. Enfin, tout dépend sur quel sujet,  je l'avoue. Chacun ses faiblesses, hm. Bref, du coup, c'est pas ma voix qui l'emmerde, c'est simplement le fait que je ne me renouvelle pas, apparemment. Ah oui ? Mes lèvres s'étirent en un sourire tandis que mon sourcil, lui, se hausse quelque peu. Je vais m'asseoir sur son lit, je le regarde, rieuse. Ouais, c'est à peu près tout l'effet qu'il me fait, là. « Je suis curieuse d'en savoir plus là, en quoi je me renouvelle pas ? » Je suis à deux doigts de le défier du regard, je crois que ça doit se voir dans mes yeux malgré tout. Non mais c'est vrai que j'ai hâte d'entendre ses arguments pour pouvoir les démolir un à un. C'est tout le temps comme ça, on croit me connaître mais non, raté. Les gens sont prévisibles, dans le fond. Ouais, ils tombent tous dans la panneau et on me résume à la méchante connasse sans cœur. Sauf que c'est faux, tout faux. Mais ça, je ne vois pas pourquoi je leur dirais, à vrai dire. Je suis juste comme je suis et je ne me montre pas sous mon meilleur jour, je ne veux bien l'avouer. Eh, j'ai jamais dit être quelqu'un de bien, en fait. Ou de simple. Parfois, je suis une vraie contradiction. Mais je crois que c'est un peu pareil pour tout le monde, ça. Je suis plus complexe que ma réputation ou l'image que je renvoie. Et ça, je crois que c'est aussi le cas pour tout le monde.

Je la sens se rapprocher de moi jusqu’à se poser sur mon lit, les mains sur les cuisses, me demandant ce que j’entends par « absence totale de renouvellement ». Je souris légèrement. Evidemment, nous parlons d’elle, ça l’intéresse. Qui cela n’intéresse-t-il pas d’entendre parler de soi, en bien ou en mal, dans une émission pareille, à part quelques rares dont je peux me compter ? Je n’ai pas de raison de jouer les indécis et de lui refuser cette réponse, alors tandis que je pose un genou à terre pour séparer mes jeans dans ma valise avec le plus d’application dont je suis capable (et croyez-moi, c’est pas glorieux), je lève le regard sur elle, neutre comme un caillou. « Tu ne te renouvelles pas dans l’image de toi que tu présentes aux autres », j’explique patiemment. « Nous savons tous que tu n’es pas homogène à l’intérieur de toi, que tu es sûrement pleine de contradictions, de noir et de blanc, mais ce que tu montres, dis, la façon dont tu te comportes est toujours la même, elle. » Je hausse les épaules, les mains toujours affairées dans ma valise. « Au début du jeu, ça te donnait un style. Maintenant, ça ressemble plutôt à… tu sais, ces fantômes dans les livres qui hantent les vieux châteaux. La mort les a stoppés à un moment donné de leur existence et, puisqu’ils continuent à vivre tout en étant morts, ils n’évoluent plus. Répètent toujours les mêmes choses, ne font plus de différence entre les personnalités qu’ils rencontrent, bref, ils sont chiants à crever mais on finit par s’habituer à eux parce qu’on n’a pas le choix et qu’ils font partie des meubles », j’ajoute dans un sourire que je tente de dissimuler, légèrement moqueur. Ce n’est pas que je pense avoir cerné Henley. Au contraire, je ne la connais pas, et quand je dis pas : pas le moins du monde, je pense que je connais mieux cette valise qu’Henley. Sauf que ce que me montre Henley d’elle-même, ça, en revanche, je connais. Par cœur. Et il faut avouer que c’est éternellement la même chose. J’aime les apparences autant que la vérité, lorsqu’elles sont aussi bien construites (complexes) que la réalité elle-même. Mais avec Henley, j’ai l’impression que le masque s’épuise en ressources, en imagination, et au bout d’un temps, il a toujours la même expression. C’est comme un spectacle de marionnettes qui répèterait le même geste sur deux heures de show. Encore et encore. Plus aucun suspense, plus de curiosité, plus d’attrait.