w/ palomaJe ne pensais pas que l'attente serait aussi longue. Je ne sais pas trop à quoi je m'attendais. Faux espoirs en chaîne, j'imaginais un monde différent, où tout serait... différent. Moi, intégré dans la société, souriant, déconneur, entouré de nanas qui me trouvent intéressant, à rigoler, à s'amuser comme si on était une bande de potes depuis des années. Ridicule. C'est ma solitude qui règne. C'est logique. Le trac me perturbe trop pour que je me concentre sur les jeux installés sur mon portable. Je suis livré à moi-même, les bras ballants et mon air crétin sur le visage. Aux anges je suis. Je n'ai qu'une hâte : que ça soit terminé. Si je n'avais pas attendu depuis des heures ici et si je ne m'étais pas (quasiment) ruiné pour faire le trajet jusqu'ici, pays inconnu, je serais sûrement reparti. Je tente de tenir bon en espérant passer bientôt. Je me crée un passage jusqu'au balcon, sur lequel je me réfugie. Je ne suis pas fumeur. L'odeur m'agace et me dégoûte. Tant pis, j'ai besoin d'air. Je m'adosse à un mur tout en regardant au loin. Rien de passionnant à fixer. Lorsque je décale un peu la tête sur le côté, je vois une fille. Enfin, une femme. Elle a l'air de regarder dans ma direction. Ce n'est sûrement pas moi qu'elle regarde. Tentative pour se rassurer totalement ratée, souligne une petite voix railleuse dans ma tête. Dans le doute, je tourne la tête à son opposé, comme si le paysage me passionnait, le cou bloqué dans cette direction à force d'éviter ce regard curieux.

Paloma s'emmerde royalement en attendant son tour. Elle est déjà passée par l'espace détente, a erré dehors sur le parking, découvert les magasines merdiques de la salle d'attente et fait un nombre d'aller-retour impressionnant jusqu'au distributeur pour s'enfiler café noir sur café noir. Mais rien à faire, elle se fait chier et c'est pas près de changer. Elle est à deux doigts de se lever et de se barrer en maudissant éternellement Raquel, sa copine mordue à FL qui a eu la mauvaise idée de les inscrire toutes les deux. Sauf qu'elle, elle est passée ce matin et qu'elle n'a pas eu la présence d'esprit de l'attendre. Contrairement à Raquel, Paloma ne connaît pas Fake Lover. Elle n'a jamais regardé l'émission et n'en sait que ce que sa copine radote à tout bout de champ. Elle ignore ce qu'elle va bien raconter aux casteurs et pourquoi ils devraient la choisir elle plutôt qu'une autre. Elle a certains arguments, comme tout le monde, mais Paloma est plutôt laconique, assez secrète, et y'a des chances pour qu'elle n'en dise pas plus que nécessaire et passe pour le genre de gentille fille girl-next-door qui n'apportera aucun piment et qu'on remerciera aussi sec. Tant pis. Quand le staff annonce un nouveau groupe de quinze qui n'est toujours pas le sien, Paloma laisse échapper un soupir. Un soupir discret, contrit, qui ne s'épanouit pas entre ses lèvres charnues mais montre quand même qu'il en a un peu marre. Elle se lève gracieusement de sa chaise inconfortable et décide d'aller traîner sa carcasse ailleurs. Sa démarche féline la conduit au balcon - alors qu'elle ne fume pas - et Paloma observe les alentours. C'est mort, là aussi. Il n'y a qu'un garçon a l'air perdu, absorbé par la contemplation d'un truc qu'elle ignore et qui croise son regard un quart de seconde avant de scruter loin de sa direction. Paloma n'a qu'à peine le temps de le dévisager avant qu'il tourne la tête mais y'a un truc chez lui qui la frappe en plein coeur ; il ressemble à Antoine. Son Antoine. Pour sûr, il doit bien avoir trente piges de moins mais quand même, y'a des expressions chez lui qui lui rappellent son défunt professeur, un type qu'elle a aimé à en crever malgré ses 55 ans bien tassés et son physique abîmé par les années. Alors elle sait pas trop ce qui se passe, mais ça se passe ; elle est prise d'une impulsion qui la conduit à quitter le confort du balcon pour le rejoindre, contre le mur. Paloma n'est pas asociale mais généralement, elle reste en retrait. Du moins, au début, le temps d'apprécier la situation, d'apprendre à cerner un peu la personne avant de faire péter ses verrous. Là, c'est une impulsion à la con qui la prend et la lâche pas : elle doit lui parler. Sauf qu'elle ne sait pas de quoi bien entendu. Ses yeux noisettes se floutent d'une tendresse insoupçonnée alors que l'espagnole contemple sans détour l'inconnu. « T'es toujours aussi avenant ? » qu'elle plaisante avec un naturel un peu déroutant. On a vu mieux comme phrase d'accroche, nettement mieux. Mais Paloma est sonnée, ailleurs, ramenée quelques temps en arrière par un visage plus familier qu'il devrait l'être alors elle n'a pas vraiment le temps de faire une conversation intriguante, palpitante ou seulement intéressante.

Invisible, j'aimerais parfois l'être. Cependant, puisque je suis le prototype du type qui veut tout ce qu'il ne peut pas avoir, je dois avouer que quand j'ai l'impression d'être invisible, je n'aime pas ça du tout. Ces regards insistants me gênent. Celui qui se pose sur moi en ce moment, que je peux presque sentir sur mon épiderme, il me gêne aussi. Je me refuse à tourner la tête vers elle. Déjà parce que je suis un idiot et aussi parce qu'une partie de moi est en pleine panique. J'aimerais bien me trouver une excuse, dire que le stress déjà provoqué par ces castings me perturbe beaucoup. La vérité, c'est que je suis un gros nul trop timide qui a toujours tendance à craindre le moindre rapprochement. Je l'avoue que puisque c'est une femme, ça accentue encore plus le truc. C'était bien con de détourner le regard. Ça n'empêche pas la jeune femme de venir à ma rencontre. Ce n'est pas comme si mon regard avait créé une barrière invisible en fixant un point qui l'est tout autant. Stupide, stupide. Sa question me désarçonne. Je ne suis pas avenant. Je ne crois pas. Sur le coup, la définition de ce mot me glisse hors de l'esprit et me laisse là, à me poser des questions aussi débiles qu'inutiles. Reprends-toi, me dit la petite voix positive dans mon crâne. "Salut" je balance en ma langue natale, bon français que je suis. C'est mieux que rien. Je reprends en anglais, langue la plus communément parlée dans le coin. "Je ne suis pas tellement avenant je suppose, je suis Noah" j'ose alors dire avant de prendre trois secondes pour réaliser à quel point c'est con de dire ça, de le dire comme ça. Une belle femme vient spontanément me parler et je passe pour un débile. L'histoire se répète. Dans mon cas, cette histoire a tendance à se répéter à l'infini. "Enfin... mon prénom, c'est Noah, même si ça n'a rien à voir avec..." je tente alors avant de me résigner, les lèvres pincées. Ça sera pour une prochaine fois, la première bonne impression. "Bref." je termine en français.

L'inconnu balance un mot en français et le coeur de Paloma loupe bêtement un battement. Il a un raté, il se met en pause, se contorsionne et met du temps à retrouver son rôle premier : l'oxygéner. Ce je-ne-sais-quoi dans son visage qui lui en rappelle un autre c'est déjà beaucoup mais la même langue c'est carrément too much. Son nez se plisse, elle doit avoir l'air couillon pendant un instant, avant que le vaste monde ne poursuive sa course folle et que la réalité reprenne ses droits. « Enchantée Noah » trouve enfin la force de répondre Paloma - en français elle aussi - au lieu de le fixer comme une apparition d'un autre temps, un truc qui devrait pas exister mais vit quand même. Elle est encore un peu sonnée et ne remarque pas vraiment qu'il s'emmêle les pinceaux. En règle générale, elle l'aurait aidé à s'en dépêtrer quitte à ramer avec lui mais Paloma est encore un peu à l'ouest et son visage naturellement neutre met un peu de temps à retrouver ses expressions sobres et délicates, un peu ailleurs. Paloma se rend compte qu'elle est toujours en train de le dévisager comme une apparition et tente de retrouver le contrôle de ses yeux qui n'arrêtent pas de le fixer. Elle grimace, n'a pas envie de passer pour une dangereuse psychopathe et s'explique. Un peu. « Désolée de te reluquer comme ça, je suis normale d'habitude, promis. » Elle lui adresse l'ombre d'un sourire, une esquisse furtive mais assez douce pour appuyer ses dires et finit par en rajouter quelques mots, juste pour balayer le quiproquo et entamer un semblant de discussion banale à l'issue. « C'est juste que tu ressembles un peu à quelqu'un que j'ai connu et c'est bizarre. » Parce qu'il est mort, cqfd mais elle préfère taire cette précision et la noyer derrière une question pour détourner le sujet. « Toi aussi t'attends depuis trois heures ? »

C'est une partie de mon cerveau, un partie endolorie, qui cesse de fonctionner en l'entendant me répondre quelques mots en français. Je n'ai pas fait attention à son accent, dernière chose qui m'inquiétait dans la situation, trop occupé à me méfier de son regard insistant, de sa présence anxiogène, de son souffle. Elle est là, elle existe et moi, ça me trouble. Ça ne devrait pas, j'en ai conscience. Ça ne devrait pas. Je veux bien essayer de me reprendre. Retrouver un air serein, moins complexé, timide, réservé. Sortir un peu de cette bulle protectrice qui m'entoure. Ma bulle, c'est la solitude. Ma bulle, elle doit éclater. Je n'ajoute rien de plus, je me contente de zieuter parfois de son côté, mon regard n'allant pas plus haut que ses jambes au début puis finissent par trouver son visage. Elle me fixe d'une telle façon que j'en suis à me demander une nouvelle fois ce qui cloche chez moi. J'entends des mots d'excuse et une promesse. Elle est normale, dit-elle. Je suis prêt à la croire. J'étire mes lèvres sans leur donner la forme d'un sourire, pauvre ligne sans vie sur mon visage. Elle s'exprime à nouveau et me fait entendre que je suis le rappel d'une connaissance. Je ressemble à quelqu'un, il paraît. "Désolé ?" Je ne sais pas ce que je dois répondre à son aveu, je ne sais pas si je dois répondre tout court, en fait. Dans le doute, je tente des excuses. C'est sincère. Je suis désolé que ma présence, déjà pas très prestigieuse ou plaisante, lui remette en plus en mémoire certains souvenirs ou une personne en particulier. La conversation semble reprendre un déroulement plus habituel, tergiversant sur l'attente. Je passe le poids de mon corps d'un pied à l'autre, je croise les bras et fais l'effort de faire papillonner mon regard dans sa direction. "Je ne sais pas exactement combien, mais des heures, sûrement." Est-ce qu'on essaye vraiment de déterminer combien de minutes se sont écoulées depuis notre arrivée ? Non. Je secoue la tête pour effacer mes réflexions idiotes. "Tu es française ?" je la questionne alors, les yeux dirigés vers le sol, un peu plus loin. Mon regard s'attarde sur elle pendant trois secondes, poussé par une quelconque envie de ne pas paraître plus bizarre et nul que je ne le suis déjà, avant de recommencer à examiner le sol. Clairement moins ravissant qu'elle.