Je trimbale mon tas de fringues à bout de bras, récupérant de temps à autre une chaussette ou autre qui tente de s'échapper. Je me suis déjà fait chier à trier et tout le bordel. Aussi, c'est sans quitter mon iPod que je prends quelques minutes de ma journée pour m'occuper de mon linge. C'est chiant, c'est lourd, mais il faut le faire. Aussi, traversant la cuisine, j'aligne les pas jusqu'à la buanderie. Parfait. Il y a une machine vide et inoccupée. Je m'empresse de caser mes vêtements dedans et de, distraitement, mettre en marche la machine en marche. Sans plus m'attarder, je referme la porte derrière moi, repartant en direction du salon, lorsque mon prénom retentit au loin, tout bas sous ma musique. « Oui ? » je réagis machinalement, stoppant net ma progression, arrachant mes écouteurs et pivotant la tête en direction de la source de l'appel. C'est Mallaury, qui se tient là, me dardant d'un regard gêné. Mais je le connais, ce regard. Il me l'a déjà offert. Je devine sans grand peine qu'il a quelque chose à me demander, peut-être même attend-t-il un service. Aussi, plus curieux que dérangé, je le laisse venir vers moi. Et plus il approche, plus il baisse les yeux, comme si un un levier invisible le forçait à regarder ses chaussures. Il y en a bien un, de levier. Mais dans son esprit. Il est de ceux-là, c'est une évidence. De ceux qui iraient jusqu'à s'excuser d'exister, si quelqu'un venait à le leur reprocher. C'est le genre d'attitude qui finit rapidement par m'horripiler, d'habitude, mais allez savoir pourquoi, Mallaury outrepasse les limites de ma tolérance. Il a quelque chose d'assez attachant, en fait. Aussi, je reste silencieux, le laissant s'expliquer en long, en large et en travers, sans l'interrompre. C'est donc la cuisine, aujourd'hui, le problème. Instinctivement, je glisse le regard vers le pan de travail qu'il occupait jusque là et, effectivement, je constate un bon nombre d'ustensiles et d'ingrédients disposés dessus. Avec pas le moindre signe de début de préparation. Je retiens un rire, l'imaginant planté devant ses trésors, embêté, sans savoir que faire. Balançant doucement la tête, je reporte mon attention sur lui. « Ne t'inquiète pas, le jour où j'en aurai marre, je te le ferai savoir » je lui assure avec un sourire. Et il peut être certain que je le ferai bel et bien. C'est rare lorsque, dans ce genre de cas, je m'embête avec la courtoisie lorsqu'il ne s'agit pas de quelqu'un de mon entourage proche. Dans ce cas-là, je m'essaie à la subtilité, à la prévenance. Mais seulement dans ce cas-là. « Tu as de la chance, je me débrouille pas mal » j'annonce alors, retournant dans le vif du sujet. « Enfin, je ne gagnerai jamais le Bocuse d'Or, mais je me nourris seul depuis des années. » Ce qui est une source d'expérience non-négligeable. Déjà lorsque je vivais chez mes parents, j'aimais bien décharger ma mère de cette tâche quotidienne, de temps à autre. Je suivais, à cette époque, scrupuleusement les recettes, requérant ponctuellement de l'aide, par défi personnel mais aussi par crainte d'empoisonner mes parents. Et lorsque j'ai quitté le cocon familial, à dix-huit ans tout juste atteints, il m'a fallu apprendre à me débrouiller seul, incluant la capacité à me sustenter trois fois par jour, tous les jours de l'année. « À toi de voir si ça te suffit » j'ajoute néanmoins. Il a peut-être besoin d'un vrai pro, de quelqu'un chez qui la bouffe est une seconde nature et la fourchette une extension de la main. Je ne risque pas de faire l'affaire, alors. Mais pour tout ce qui ne nécessite pas une dextérité de Jamie Oliver, ça devrait passer. « Qu'est-ce que tu veux faire ? » je lui demande donc, en rejoignant le plan de travail et en jetant un œil aux ingrédients qu'il a sortis. On sera fixés, au moins.

Je ne connais pas particulièrement les capacités de Mallaury dans une cuisine mais j'ai appris à me méfier de tout, quand il s'agit de lui. Du moins, lorsque c'est à lui d'évaluer son niveau, y compris et en particulier dans le cadre d'une comparaison avec d'autres. Il a une fâcheuse tendance à se dévaloriser encore et encore, à cause d'une estime de lui-même frôlant très certainement les abysses, et ça ne m'étonnerait pas que même dans un domaine dans lequel il excelle, il en viendrait à se rabaisser si on lui demandait d'évaluer ses compétences. Aussi, je décide d'ignorer ses paroles, même quand il soumet l'hypothèse que je sois potentiellement le meilleur cuisto de tous les candidats. J'ai comme un doute parce que, faut pas déconner, je suis plus un scientifique qu'un chef. En général, mes préparations sont plus le résultats d'expériences, et les recettes, j'ai arrêté de les suivre depuis un bon moment. Je teste, j'expérimente, et j'apprends de ces essais. Pareil pour les quantités, les durées, en général, je le fais à l’œil ou au goût, parce que je n'ai pas la patience pour être aussi scrupuleux. À force, j'ai acquis une certaine expérience dans l'art du dosage. Bref, doué ou non, je suis volontaire pour lui apporter mon aide dans son projet, qu'il commence à m'expliquer. Il veut faire un gâteau. Ce qui est presque rassurant, en fait. Le gâteau au chocolat n'est pas exactement la recette la plus complexe à réaliser et une fois qu'on a les bonnes proportions en tête, ce n'est plus qu'une question de cuisson. A priori, tout devrait bien se passer. « Rien n'est trop compliqué quand on a un peu d'imagination » j'affirme avec enthousiasme et détermination. En partant de ce principe de base, la vie perd déjà trois bons points de difficulté. Pour le reste, il faut un peu de courage. Bref, j'avance pour jeter un œil aux ingrédients que nous avons déjà. On n'a pas besoin de grand chose, pour le gâteau au chocolat, mais ça me semble tout de même un peu vide, là. « Bon, on a déjà la farine, le chocolat, les œufs, les... » j'énumère, jusqu'à ce que mon regard tombe sur un ingrédient assez spécial et me fasse marquer un temps d'arrêt « bonbons. » Intéressant, comme concept. Il a sorti ça par hasard, parce que c'est passé sous sa main, ou il a réellement l'intention d'utiliser ça durant la préparation ? « C'est pour la déco ? » j'interroge avec un petit sourire. C'est vrai qu'un gâteau ne doit pas seulement être bon. S'il est beau, en plus de ça, c'est encore mieux. Et on néglige trop souvent l'aspect extérieur, quand on cuisine pour soi-même. Reposant le paquet de bonbons à la fraise, j'élabore mentalement un semblant de marche à suivre, piochant dans ma mémoire les différents ingrédients manquants, ainsi que les ustensiles à dénicher dans la cuisine. « Il nous faut aussi du beurre, du beurre de cuisson, pas du beurre pour le pain, du sucre en poudre ou en cristaux, du sel, et si tu mets la main sur du sucre vanillé, tu es mon héros » je récite donc machinalement, suivant le fil de mes pensées. On pourrait utiliser de la levure mais comme il sera sans doute plus simple de trouver du sel, je préfère partir sur cette méthode-là. Je le laisse farfouiller dans le frigo, tandis que je me mets en quête de deux récipients et d'une casserole, gardant toutefois un œil attentif sur lui, des fois que. À grands renforts de vacarme métallique, je parviens à extirper ce qu'il me faut, après avoir analysé d'un œil expert - ou pas - le matériel à notre disposition. « Dis-moi, c'est pour une occasion particulière, ce gâteau ? » je demande alors avec un sourire taquin, un détail relativement important me revenant brutalement en mémoire. « Genre, on doit prévoir de quoi nourrir tout le nid ? » Non parce que ça fait une nette différence de préparer un gâteau pour quatre ou un gâteau pour plus de vingt. Et vaut mieux savoir à l'avance avec quelles quantités on va devoir travailler.

Tant que j'ai le paquet de bonbons à la fraise en main, j'en profite, l'air de rien, avec cet air tellement naturel qu'on finit par ne même plus faire attention aux gestes réalisés (technique parfaite pour faire passer un truc crème sans que l'autre ne se doute de rien), pour en piocher un et le fourrer dans ma bouche. C'est bon, putain. En vrai, j'ai de nouveau huit ans quand je suis dans la même pièce que des bonbons de ce genre. « Non, ça rajoutera du goût. » je le rassure. Et quel goût. D'ailleurs, ça se voit régulièrement, des gâteaux décorés de bonbons, non ? Une boulangerie près de mon ancien appartement à Paris était toujours remplie de pâtisseries décorées de smarties, de bonbons, ce genre de trucs. Et c'est franchement très bon. Certes, ce n'est pas rien qu'avec ça qu'on parviendra à le réaliser, ce gâteau. Aussi, je donne mes premières instructions à mon commis de cuisine, à mon assistant. Même si, en soi, c'est moi qui devrais être son assistant. Pécho les ingrédients. Tout de suite très enthousiaste, il file à travers la pièce, virevolte ça et là pour me récupérer tout ce que je lui ai demandé. Dieu qu'il est efficace. Et lorsqu'il revient, il a l'air particulièrement satisfait, ce qui me fait sourire. « C'est l'un des parfums que je préfère » je lui confesse lorsqu'il me montre le sucre vanillé qu'il a déniché. J'extirpe un petit paquet que j'entrouvre et que j'amène jusqu'à mon nez pour respirer doucement. « Tiens, sens. » et je tends le paquet vers lui. Il y a des odeurs comme ça, impossible de m'en lasser. Je pourrais les inspirer encore et encore sans que je ne me lasse. Le sucre vanillé, le café moulu, le linge frais, la cannelle. Ce genre de trucs. Mon regard se baisse alors vers le reste des ingrédients qu'il a récupéré. A priori, on devrait avoir assez, avec tout ça. Que ça soit pour un gâteau pour un comité réduit ou un gâteau pour tout le nid. « Non, c'était juste pour savoir si on devait prévoir un message en glaçage. » je plaisante. C'est qu'on a eu beaucoup d'anniversaires, ces temps-ci, et apparemment, ce n'est pas prêt de se terminer. Je ne connais pas les dates d'anniversaire de tout le monde ici, loin de là d'ailleurs, mais la moitié du nid est née en octobre, d'après nos recherches. Je hoche donc la tête lorsqu'il me confirme son désir de rassasier les vingt-cinq candidats, plus nous deux. Il va me falloir calculer toutes les proportions en fonction des quantités que j'ai plus ou moins mémorisées. Et j'en viens assez rapidement à la conclusion qu'il sera plus simple de faire deux gâteaux de taille moyenne qu'un seul gros gâteau. Je me décale donc jusqu'à une armoire dans laquelle je fouille un instant et en extirpe un second moule que je pose à côté du premier. Je redresse la tête en direction de Mallaury, alors. « Oh tu sais, le rôle de nègre de la pâtisserie ne me déplaît pas particulièrement » je réponds avec un sourire. Je m'en fiche un peu qu'il avoue aux autres que je lui ai filé un coup de main. Peut-être même que je préfère qu'il le passe sous silence. Si on réussit assez bien le gâteau, je préfère que ça soit lui qu'on félicite et qu'on remercie. J'éclate de rire, finalement, avant de balancer doucement la tête. « Il ne sera pas raté de toute façon ! On s'y met ? » je l'invite alors. Je m'approche du plan de travail, disperse un peu les aliments pour y voir plus clair, attrape les deux moules et les dépose au centre. « En premier, tu peux commencer par beurrer les deux moules. Tu prends pour chacun un morceau, disons, comme ça » je lui indique avec deux doigts la taille « et tu l'étales avec les doigts partout à l'intérieur des moules, y compris sur les côtés. Surtout sur les côtés, en fait. Ensuite tu prends un peu de farine et tu l'étales par-dessus. Pas besoin que ça soit blanc opaque, tant qu'il y en a un peu partout. » je raconte, développant et expliquant sans trop savoir s'il est nul au point d'avoir du mal dès cette étape ou pas. Je le laisse finalement s'activer et, de mon côté, j'approche du four pour l'allumer et tourner le bouton des degrés pour le préchauffer. Je farfouille ensuite un instant dans la cuisine à la recherche d'un stylo et d'un bout de papier sur lequel faire les comptes des proportions. Une fois le regard posé sur tous mes chiffres, je décide finalement de sortir une balance, aussi. C'est mieux. Je ne fais qu'à moitié confiance à mon sens des mesures, dans des cas où on manipule autant de contenu. Et, tout en travaillant, je cogite, vaguement parfois puis plus intensément, au point de me faire froncer les sourcils, dans mon coin. « Mallaury, je peux te poser une question ? » je lance alors, sans trop l'avoir prémédité. Mes cordes vocales suivent mes pensées plus que les injonctions de ma raison. À surveiller. D'autant plus que j'ignore comment Mallaury va réagir. Il a l'air de si bonne humeur, ça serait bête de tout gâcher. « Comment tu fais, dans ta vie de tous les jours ? T'as quelqu'un à qui demander de l'aide, quand t'en as besoin ? » je l'interroge finalement. Pas que je le considère comme un assisté, loin de là. Mais il semble être le genre de personne qui a toujours besoin de s'assurer que tout est parfaitement bien fait et qui, du coup, requiert souvent l'intervention d'un tiers. Il m'arrive d'être ce tiers, depuis qu'on est là, et ça ne me dérange pas, mais j'imagine que pour les plus impatients, difficile d'être aussi compréhensif. « Quel genre de vie tu mènes, d'ailleurs ? » Bon, ça fait un peu plus qu'une question, en définitive. Mais c'est un détail.