“ i'm just a boy with a broken toy ”

w/paloma

Cela devait bien faire une demi-heure qu'il était planté là, face à ce portrait qui ne l'inspirait déjà pas des masses la plupart du temps, mais qui ce soir avait pour lui comme des airs de Guernica. C'était ce qui arrivait le plus souvent lorsqu'il se retrouvait à ingurgiter de douteux mélanges alcoolisés, chose qui certes lui arrivait moins souvent qu'il y a quelques années, mais qui parfois le tentait plus qu'il ne le voudrait, l'amenant alors bien rapidement à chanceler jusqu'à s'écrouler sur le premier divan qui croisait sa route. Ce soir, cependant, l'anglais tenait toujours debout, et même s'il s'était bien pris deux ou trois fois la table basse dans les tibias, il parvenait à ne pas totalement vaciller, soit parce qu'il tenait un petit peu mieux l'alcool que c'avait pu être le cas à la fin de son adolescence, soit parce qu'il se doutait qu'à une heure comme celle-ci, où il avait déjà pu constater que pas mal de monde était encore susceptible d'aller et venir au sein du nid, il ferait mieux de ne pas s'écrouler comme la dernière des larves, histoire de ne pas offrir à n'importe qui un prétexte tout trouvé pour se foutre de sa tronche, mais surtout aux caméras l'occasion de le ridiculiser dans l'une des rubriques de dimanche. Et justement, c'est bel et bien une silhouette, familière de surcroît, que ses yeux trouvèrent au moment où ils se détachèrent enfin du portrait, peinant un court instant à mettre un nom sur ce visage encore légèrement trouble, jusqu'à ce qu'il ne les plisse et qu'un sourire, plus large qu'il n'avait jamais du en afficher depuis qu'il était ici, étendit ses lèvres quand il reconnut le doux minois de Paloma. La brune devait certainement être bien loin de se douter qu'elle aurait ici à faire à l'état second d'un Percy à qui la tequila réussissait rarement, car supposons qu'elle se serait sinon déjà installée dans un coin, un sachet de pop-corn sur les genoux. « Quelle apparition » souffla-t-il au moment de laisser échapper un éclat de rire spontané. Contrairement aux apparences, un Percy bourré n'est pas automatiquement un Percy euphorique, simplement ici il était comme envahi d'une gaieté dont il serait bien le premier surpris s'il était réellement capable de réaliser son état. C'est que la plupart du temps, l'alcool le rendait plus impulsif qu'autre chose, ce qui expliquait d'ailleurs qu'il se soit assez souvent retrouvé dans de sacrés merdiers après avoir bu outre-mesure. Adressant en tout cas un regard complice à la jolie brune, il effectua quelques pas hésitants jusqu'à la table basse où il récupéra bientôt un bouteille qu'il n'était même plus certain de pouvoir identifier mais qui ne devait pas être complètement étrangère à son état. Se rapprochant de nouveau de sa camarade, pas plus vaillamment d'ailleurs, il finit par poser un doigt sur ses lèvres, au moment où sa main sembla déjà compter sur la sienne pour réceptionner cette bouteille qui n'éviterait pas bien longtemps le sol à la façon pour le moins scabreuse qu'il avait de la tenir.

Paloma évolue dans le nid comme elle le fait chez elle ; librement, avec un rythme décousu que beaucoup lui reprochent. Elle ne mange pas à heure fixe et saute facilement des repas si elle n'a pas faim, elle s'endort seulement quand l'étreinte de Morphée se fait trop forte et se relève facilement plusieurs fois par nuit... Elle manque d'un cadre bien défini, en fait. La faute à une vie estudiantine aux horaires toujours singuliers et puis à une relation compliquée, en pointillés, avec un homme déjà marié. Comment avoir des horaires quand on doit se plier à l'emploi du temps contraint de toute une famille ? Paloma a vécu de parenthèses enchantées en interludes langoureux et ceux-ci pouvaient avoir lieu n'importe quand. En début d'après-midi comme à quatre heures du matin. Et en réalité, tant qu'Antoine était près d'elle, la course du soleil ou son propre métabolisme lui importaient peu. Pour sûr, c'est pas ici qu'elle gagnera un cadre plus respectable parce que y'a pas d'horaires dans ce nid. Les lumières sont allumées presque en permanence, des candidats divaguent jour et nuit peu importe l'heure et la cuisine ou la salle de bains sont prises d'assaut à deux heures du mat comme à six. Du coup, ça lui convient. Ca ne bouscule pas son rythme inexistant et Paloma s'adapte. Aussi, c'est pas inédit de la voir déambuler, à minuit passé, en direction de la cuisine. Elle n'a pas mangé depuis... bonne question, depuis son dernier repas voilà, et son ventre commence à lui signifier son mécontentement en grognant. Elle abandonne sa conversation nocturne avec Sacha dans la pénombre de leur lit et puis descend sagement les marches jusqu'au rez-de-chaussée. Ses pieds nus associés à sa démarche leste, feutrée, lui assurent un déplacement silencieux, presque furtif, et Paloma se glisse au salon comme une ombre. Elle n'a pas besoin de se cacher pourtant, c'est seulement l'habitude qui lui vaut de se déplacer de cette façon féline et insaisissable, discrète. Sauf qu'elle n'avance pas bien plus loin avant de tomber sur une vision déconcertante. Percy. Non, c'est pas ça. Percy et un sourire large qui fend son visage de lutin d'une étrange façon. Pas déplaisante, juste étrange parce que le voir sourire d'une façon aussi enthousiaste, candide, c'est peu commun. Avant même qu'il prenne la parole, Paloma se rend compte qu'il a bu. Il affiche un sourire inconnu au bataillon, ses yeux d'un bleu translucide, pénétrant, brillent à peu près autant que la peau des faux vampires d'une certaine saga pour adolescents et il a démarche groggy. Bon et au cas où elle aurait quelques doutes, son éclat de rire aussi spontané qu'inattendu les balayent aussi sec. « Ces anglais... » lance-t-elle dans un murmure railleur avant qu'un sourire ne vienne éclairer son minois de poupée. Non, vraiment, y'a un truc culturel chez ces gens-là. Les anglais, les irlandais, les écossais, tous ces rouquins et blondinets sur leur île là-bas, qui veut que l'alcool coule dans leurs veines plus souvent que du sang. Ils ont ça dans la peau, le whisky, la bière, les pubs après le travail, les filles pas farouches complètement ivres et les mecs rouges et vacillants. Elle se moque, gentiment, en accrochant les prunelles de Percy mais pourtant, Paloma se considère chanceuse de le découvrir comme ça. Partiellement soûl et sûrement moins enclin à se dérober dès qu'elle lui pose une question innocente. Il lui tend sa bouteille et l'espagnole la réceptionne, refermant une poigne délicate tout en soupesant le liquide restant là-dedans. Autant dire que c'est peu... Paloma bascule en arrière, sur le canapé et entraîne Percy avec elle en enroulant sa main libre autour de son poignet. « Est-ce que ton état signifie que je vais pouvoir te cuisiner librement sans que tu évites toutes mes questions ? » qu'elle lance dans un joli sourire, la voix innocente et le timbre chaud. Paloma laisse ses mots en suspens flotter dans l'air pour que Percy ait le loisir de s'en imprégner et jette un coup d'oeil à la bouteille. Elle a beau avoir une idée derrière la tête, elle reste elle-même, trop généreuse pour ne pas offrir la réciprocité. « Chacun son tour, on pose une question à l'autre. S'il refuse de répondre, il boit. S'il donne une réponse satisfaisante, l'autre boit. » affirme Paloma, en créant une règle qui lui convient. Percy est à deux doigts de s'endormir sur le canapé, il n'a aucun intérêt à boire encore s'il ne veut pas souffrir d'une gueule de bois insupportable dès demain ce qui devrait l'amener à répondre facilement à ses questions. Quant à elle... elle peut se dérober au moins pour quelques fois, elle est sobre. Certes, l'alcool n'a jamais été sa passion première mais parfois il faut savoir faire un petit effort. Et le peu que Percy a accepté de lui livrer jusque là le justifie.

Voir un Percy bourré, ça n'était pas si surprenant que ça, étant donné qu'à une époque il avait vraiment failli développer de sérieux problèmes avec la boisson. Ce qui l'était sans doute un peu plus, par contre, c'était de le voir afficher cette petite mine enthousiaste, quand on sait qu'il tirait plus souvent la tronche qu'il n'honorait les autres de charmants sourires. C'était un fait, il n'était pas le type le plus commode du coin, celui qu'on aimait trouver quand on avait envie d'un peu de compagnie, parce qu'il ne dégageait rien de tellement sympathique. Nul doute alors que les caméras ne manqueraient pas d'immortaliser ce moment, parce que ça n'était pas tous les jours qu'on pouvait le voir sourire d'une telle façon, et il fallait assurément qu'il soit vraiment inconscient de son état pour ne pas davantage s'inquiéter de l'usage qu'on pourrait vouloir faire de ces images, et de celles qui ne tarderaient certainement pas à suivre. Toujours est-il que cette mine hautement chaleureuse, il la devait à l'apparition d'une Paloma qu'il mit un certain temps à reconnaitre, mais dont ses yeux eurent ensuite du mal à se détacher. Peut être valait-il mieux pour l'anglais que ce soit elle et pas quelqu'un d'autre qui le trouve dans cet état, parce que la brune saurait probablement résister à l'envie de se foutre de sa tronche, du moins aurait-il tendance à le supposer s'il était seulement en mesure de se poser la question, étant donné qu'à cet instant il n'était pas pas dans les meilleures dispositions pour se questionner sur les intentions de l'espagnole. Il l'entendit articuler un commentaire qui l'aurait peut être incité à répliquer en temps normal, mais qui ici coula sur lui le plus naturellement du monde. Rejoignant brièvement la table basse pour s'emparer de la bouteille qu'il avait laissé là, sans toutefois pouvoir se rappeler de quand il en avait bue une bonne partie, il revint vers sa camarade et la lui tendit, pensant peut être à ce moment-là qu'elle en ferait meilleur usage que lui, pas parce qu'il devenait subitement raisonnable, non, plutôt parce qu'il comptait inconsciemment sur elle pour la terminer, cette bouteille. Basculant avec elle sur le canapé, il cligna longuement des yeux avant de tourner pleinement la tête vers la brune, affichant toujours une mine relativement enjouée, quoi que peut être légèrement atténuée par la question qu'elle lui posa, qui l'amena en fait à plisser légèrement le front. Dans son état, il comprenait à son rythme qu'elle voulait discuter, lui poser des questions idéalement, et qu'elle comptait sur lui pour jouer le jeu. « Tu préfères pas plutôt abuser de moi tant que je suis pas trop en état d'me défendre ? C'est ton rêve, je le sais, alors c'est l'occasion ou ... ou jamais » qu'il nota d'un ton bête en se vautrant un peu plus dans le canapé. Sans surprise, un Percy bourré n'était pas franchement moins susceptible d'y aller de ce genre de commentaires, une preuve de plus, s'il en fallait une, qu'il avait décidément tendance à pas mal tourner en boucle. La vérité, c'est que c'était la première ânerie qui lui avait traversé l'esprit, dans son état où il fallait évidemment s'attendre à ce que pas mal d'énormités lui échappent. Écoutant d'une oreille un peu distraite la suite qu'énonça la brune, l'anglais afficha un air exagérément perplexe. « Ah ouais nan, j'ai compris, en fait t'espères me faire boire encore un peu pour ... pour être sûre que j'opposerai aucune résistance. Coquine. » Il émit un rire en se frottant les yeux, laissant entendre qu'il pourrait vouloir se défiler alors qu'en soi, contrairement au Percy sobre qui aurait véritablement cherché à éviter ce genre d'interrogatoires parce qu'il était toujours très conscient de ne pas devoir en dire trop, le Percy bourré était lui plutôt susceptible de jouer le jeu. Heureusement que qui dit bourré ne veut pas non plus dire inconscient, ainsi supposons qu'il ne perdrait pas si facilement de vue ses intérêts, à moins bien sûr que Paloma l'ait honoré de réponses extrêmes convaincantes. A ce propos d'ailleurs. « Je commence » qu'il énonça d'une voix un peu plus convaincante, sans trop savoir en fait pour quelle question il pourrait bien opter dès le départ, parce que si Paloma pouvait dire qu'elle ne le connaissait que très peu, il pouvait assurément dire la même chose, puisqu'il ne demandait jamais grand chose aux autres, qu'il n'osait jamais vraiment aller à la pêche aux informations, alors qu'il pouvait pourtant parfois en avoir envie. « A quelle époque de ta vie tu n'voudrais revenir pour rien au monde ? » C'est lorsqu'il énonça la question qu'il se demanda s'il n'aurait pas mieux valu qu'il la pose dans l'autre sens, mais en fin de compte ça pourrait être tout aussi intéressant de la confronter au regard critique qu'elle pouvait porter sur son passé. A ce niveau-là, l'anglais en connaissait un rayon, raison de plus pour l'intriguer, malgré son état.

Percy est un tel divertissement que Paloma en oublie son ventre qui crie famine. Ou alors lui aussi est fasciné par le spectacle qui se joue devant ses yeux allez savoir. Il a les yeux brillants de malice, les joues rosies et un large sourire aux lèvres qui sonne faux tout en étant vrai parce que le voir afficher ce genre d'esquisse est du genre improbable. Mais il a beau être partiellement ivre il n'en reste pas moins Percy malgré une voix traînante et des mots hésitants. Sa réplique arrache à Paloma un sourire railleur qui plane longuement sur ses lèvres pulpeuses. C'est bien, il est toujours égal à lui-même malgré la quantité d'alcool non-négligeable qui transite encore en lui. « Oh parce que le reste du temps tu comptes te défendre ? » Sa voix s'envole comme une bulle de savon, teintée d'une fausse déception chagrinée. « Je note de ne pas m'y risquer alors » qu'elle balance d'un air entendu pendant que ses grands yeux noisettes se drapent d'un éclat malicieux et viennent à la rencontre des billes brillantes de l'anglais. Si elle en profite pour se moquer gentiment ? Parfaitement. Mais il cherche, Percy, et ce soir il n'a pas toutes ses facultés et Paloma ne compte pas passer outre un tel avantage. « Non merci, les épaves qui s'écroulent après trois minutes d'effort c'est pas mon truc » qu'elle note le plus sincèrement du monde sans le quitter des yeux. C'est bien connu les mecs trop ivres sont pas les meilleurs coups qui soient. En fait c'est souvent les pires mais comme la fille est aussi soûle et nulle, généralement ça passe. « Et on a dit que la partie était finie » tranche-t-elle comme une lame malgré le suave de sa voix comme pour lui rappeler leur entrevue précédente qui a acté que les discussions équivoques seraient bannies. Rapport à la frustration de monsieur, à sa susceptibilité et à quelques autres menus défauts. Dans tous les cas c'est pas les performances de Percy qui l'intéressent ce soir mais plutôt ce qu'elle pourrait apprendre sur lui, parce que malgré une douceur qu'elle feint jamais, Paloma oublie pas d'être obstinée quand ça lui chante. Et avec lui, ça lui chante. C'est pas sa faute c'est juste qu'elle peut pas se livrer aux autres, se donner, si elle estime pas les connaître un peu. Beaucoup, même. C'est qu'à force de se manger des murs dans la gueule, on apprend. Pas toujours mais quand même. Etrangement, son petit jeu réveille Percy et avant même que Paloma puisse attraper la bouteille - pourtant, ses gestes sont vifs - l'anglais s'en saisit pour clamer qu'il commence. Elle coule un regard curieux sur lui, un peu défiant, et finit par hocher la tête. Qu'il y aille, elle a de toute façon beaucoup de verres de retard. Sa question a le don de toucher sa cible et en plein coeur s'il vous plaît. Son visage se brouille derrière un minois de poupée blessée alors qu'elle revit le fil de sa vie. Percy lui a pas demandé la période de sa vie qu'elle regrettait, ce qui aurait été plus facile. Aucune. Paloma peut pas s'empêcher d'avoir une philosophie de la vie un peu poétique, presque spirituelle, qui fait qu'elle pense que tout ce qu'elle a vécu, elle devait le vivre. Tout les événements qui composent son existence sont entremêlés et revenir sur un c'est prendre le risque que les suivants s'estompent. Et les dernières années c'est celle qu'elle chérit plus que tout même si depuis sa mort, y'a le monde qui tire la gueule, se colore en gris et perd de sa saveur. Par contre les époques qu'elle n'aurait pas envie de revivre sans pour autant les effacer, c'est vaste. Son enfance merdique, son adolescence inexistante, sa relation torturée avec Aslam et toutes les mauvaises décisions qu'y sont liées... Le décès d'Antoine. En fait, dans sa vie, y'a sept années potables à peine et ce prendre ce constat dans la gueule ça fait un peu mal. Paloma n'aurait rien compte revivre sa première année de nana capable de distinguer le monde qui l'entoure et de s'en émerveiller parce qu'elle a jamais autant parlé. Il lui fallait décrire ce qu'elle voyait, expliquer ce qu'elle ressentait et c'était bien impossible de l'arrêter. Y'a son année de sevrage de son mec et une indépendance retrouvée parce que si ça a fait mal au début, c'est une douleur qu'on apprend à aimer à terme. Une douleur nécessaire qui construit en tant que personne et un feu qui finit par réchauffer au lieu de brûler. Et puis y'a enfin ses années universitaires, la sensation grisante d'être pile au bon endroit, au bon moment, la rencontre avec Antoine, leur relation. Ouais, dans l'autre sens, sa réponse serait moins ardue. Y'a Percy qui baille à s'en décrocher la mâchoire sous son nez alors Paloma répond pour le réveiller un peu. Elle coince une mèche brune derrière ses oreilles et prend la parole. « Mes vingt-deux premières années » qu'elle récite d'un ton égal, anecdotique, comme une élève studieuse qui rabâche la même leçon apprise par cœur sans pour autant la comprendre. Comme si c'était rien, au fond, d'annoncer que sur une existence de vingt-huit ans, y'en a les trois-quart à jeter. Consciente que c'est pas ce qu'on peut appeler une réponse satisfaisante, Paloma dérobe la bouteille et la porte à ses lèvres. Elle boit une longue gorgée et fronce le nez en une moue révulsée parce que merde, c'est dégueulasse. Elle croise ses longues jambes fuselées dans un geste aérien et laisse ses yeux bloquer sur la vision de ses genoux noueux. A la réflexion, elle est nulle sa réponse et c'est pas en ne dévoilant rien qu'elle va amener Percy à se livrer un peu plus. Alors elle se rétracte et consent à en dire juste un peu plus. Assez pour offrir une réponse satisfaisante qui aurait pu lui éviter une lampée de tequila. « Mon père s'est barré quand j'étais très jeune, ma mère est une connasse finie même si ça me fait mal de le penser et moi j'étais quasi-aveugle. Je te passe les détails fascinants mais quand j'ai recouvré la vue à presque dix-sept ans j'avais tout à apprendre et tout à rattraper et j'ai rien trouvé de mieux à faire que de tomber amoureuse du premier gros con qui passait par là histoire d'enfoncer le clou. S'en suit cinq années de gâchis et on arrive à vingt-deux ans. » Paloma s'exprime de sa voix chatoyante et feutrée mais son ton est neutre, sobre. Comme si elle parlait pas d'elle mais du bulletin météo. C'est qu'à force, elle se sent moins concernée par tout ça, comme si c'était arrivé à une autre version d'elle, évanescente, sans substance, une version dont elle se rappelle vaguement mais pour laquelle elle peine à éprouver un peu de compassion. « A mon tour » qu'elle lance, sourire de connivence aux lèvres. « T'étais comment quand t'étais môme ? » C'est con comme question mais les gosses c'est au fond la partie la plus sincère et innocente de chacun, celle qu'était là naturellement et qui a fini par se transformer à cause de la vie. Ca en dit beaucoup et tout le monde l'oublie. Paloma le fixe sans se départir de l'ombre d'un sourire et attend qu'il prenne la parole, la bouteille dansant toujours entre ses doigts.

Parions qu'à la seconde où le Percy sobre aurait entendu Paloma parler des questions qu'elle comptait lui poser, il aurait fait en sorte de s'extirper de cette situation, pour ne pas avoir à lui livrer les informations qu'elle avait l'air d'attendre depuis un petit moment. C'était comme ça depuis le début, entre eux, mais c'était aussi comme ça avec tout le monde. L'anglais ne se confiait pas facilement, pour lui ça n'était vraiment pas naturel de parler de lui et de ce qu'était sa vie. Mais ici, il était passablement bourré, alors il n'était pas aussi indocile que d'habitude, en l'occurrence il se laisserait très certainement questionner, sans bien sûr s'abandonner complètement à des réponses qui pourraient lui desservir. En attendant, il se permit de laisser entendre qu'elle pourrait plutôt profiter du fait qu'il ne soit pas tellement en état de se défendre pour abuser de lui, et la réplique de la brune dessina sur ses lèvres une petite moue teintée de prétention. « Contrairement aux apparences, je n'suis pas un mec facile » qu'il articula d'une voix qui se voulut énigmatique, les sourcils exagérément haussés, tandis qu'elle reprit déjà la parole et qu'il afficha cette fois une mine incrédule. « Comme si je m'étais pas déjà fait une ... une raison. » Il avait beau être bourré, Percy gardait bien en mémoire toutes les fois où elle avait envoyé des signaux contradictoires, et depuis qu'ils étaient passés par cette courte phase où il leur avait été difficile de se comprendre de nouveau, il était plutôt résigné. Paloma serait toujours l'une des candidates qui lui plaisaient le plus, mais il n'était pas idiot, il savait que s'il avait du lui plaire suffisamment pour qu'il se passe quelque chose, ça se serait probablement déjà fait, d'une manière ou d'une autre. Il savait qu'elle voulait du sens, mais il fallait se rendre à l'évidence, ça n'était pas ici qu'elle risquait d'en trouver, alors il aurait pensé qu'elle s'autoriserait un peu d'amusement, avec un mec dont elle était a priori relativement proche, mais même pas, alors à quoi bon. « Chez moi, la moyenne c'est quatre, sois pas mauvaise langue » qu'il ironisa pourtant d'une voix enthousiaste, avant de grimacer à sa prochaine réplique, et de la balayer d'un vague signe de la main. Il aurait très certainement pris la peine de lui répondre, en bon susceptible qu'il savait être, s'il n'était pas un peu trop bourré pour prendre les choses à cœur. Ainsi énonça-t-il la première question, après avoir décrété qu'il commencerait. Ce qu'il voulait savoir, c'est de quelle époque de sa vie Paloma gardait le plus de mauvais souvenirs. Quitte à ce qu'elle lui parle d'elle, il estimait intéressant d'en apprendre sur son passé, parce que c'est ce qui nous construit, et il est vrai qu'il aimerait pouvoir dire qu'il comprenait d'où lui venait cette méfiance qu'il ressentait perpétuellement, cette sorte de retenue qui lui le frustrait un peu mais qui pourrait lui apparaître autrement s'il en connaissait la cause. La brune parla dans un premier temps des vingt-deux premières années de sa vie, et il lui adressa un regard interrogatif. Sans dire mot, il la vit boire quand où elle sembla d'elle-même juger que sa réponse n'était pas aussi satisfaisante qu'elle aurait pu l'être. Lui, pour l'instant, il n'était pas sûr de pouvoir en penser quoi que ce soit, à vrai dire il avait encore l'espoir qu'elle développe, qu'elle explique en quoi vingt-deux années, presque la totalité d'une vie, pouvaient être jetées à la poubelle. Mais lorsqu'elle reprit la parole, il assimila un certain nombre de choses, et c'est un regard plus protecteur qu'il posa sur la brune. « Je comprends mieux d'où te vient cette ... cette vigilance que tu sembles parfois adopter vis à vis des autres » qu'il commenta presque inconsciemment. S'il avait été en état de se poser de plus amples questions, il se serait demandé si du coup elle était aussi méfiante avec les autres qu'elle semblait parfois l'être avec lui. Il savait qu'il avait contribué à la rendre vigilante, mais c'est vrai qu'il aimerait parfois se dire qu'il n'était pas le seul à qui elle réservait ce sort. La brune lui posa en tout cas à son tour une question, et celle-ci porta sur son enfance, ou plutôt sur la façon qu'il avait eu de la vivre, puisqu'elle semblait vouloir qu'il se décrive tel qu'il avait été étant gosse. Dans son état, l'introspection et le travail de mémoire risquaient d'être un brin laborieux, mais elle avait de la chance car là où il aurait d'habitude cherché à minimiser certains faits, il risquait ici d'être assez précis. Ainsi tâcha-t-il de se replonger dans cette enfance dont il aurait en soi beaucoup de choses à dire. « J'étais un gamin solitaire, dont on s'occupait peu, qu'on refourguait aux autres à la pre...première occasion. La tendresse avait pas sa place chez nous, et j'me suis très tôt senti frustré par l'indifférence de mes parents, ce qui m'a valu de rester pas mal d'années sans avoir confiance en moi, et de grandir avec l'obsession d'attirer leur attention. J'ai commencé à devenir difficile, puis excessif, puis carrément infernal ... Mais ça n'a fait qu'agacer mon ... mon père, avec qui j'ai commencé à entrer en conflit au début de mon adolescence. » Et la suite, c'était cette histoire de pensionnat, qui résumait à elle seule si bien ses rapports avec son paternel. C'est qu'à avoir voulu se faire remarquer, montrer qu'il était bien là, Percy avait développé un caractère insupportable qui lui avait valu de se brouiller définitivement avec ses parents. Nul doute en tout cas que si cette séquence était un jour diffusée, l'anglais serait surpris de se voir parler de tout ça aussi naturellement. Peut être bien qu'il se maudirait d'avoir laissé l'alcool délier sa langue, mais à cet instant il se sentait étrangement plutôt apaisé par toutes ces confessions, comme si ça le libérait d'un certain poids. « Elle te va ma réponse ? » souffla-t-il en baillant, histoire de savoir si elle la jugeait suffisamment constructive pour que ce soit à elle de reprendre une gorgée. En tout cas, c'était déjà à lui de la questionner en retour, et il avait cette fois envie de l'amener à parler de quelque chose de plus positif, parce qu'il aimerait l'entendre dire qu'elle avait aussi connu des épisodes plus plaisants. « Quelle rencontre t'a le plus enrichie ? » Ça pouvait être à n'importe quel niveau, pourvu qu'elle lui ait apporté quelques chose. Il savait maintenant qu'elle n'avait pas connu que des gens bien intentionnés, mais il était persuadé qu'elle serait devenue quelqu'un d'autre si personne ne lui avait jamais offert de jolis moments. Il la sentait encore un brin idéaliste, la Paloma, c'est qu'elle avait bien du connaître des gens biens.

Paloma laisse couler sans répondre. Elle a dit qu'elle jouerait plus à un jeu dont les règles diffèrent pour l'un et l'autre alors elle joue plus. L'espagnole a abandonné ses cartes, jeté les dés et si Percy s'est fait une raison c'est bien, c'est pas la peine d'aller réveiller son besoin de parier, de jouer, de posséder qui finira immanquablement en frustration. Elle a un certain talent pour ça, se dérober, glisser entre les mailles du filet en retournant les questions ou en restant évasive. Paloma s'est toujours cachée derrière un voile de mystère. Pas parce qu'elle l'est, mystérieuse mais parce qu'elle a passé des années de sa vie dans son coin, dans son monde de gosse rêveuse, naïve et silencieuse et naturellement les mots elle les économise. Elle n'est pas fascinante, l'espagnole. Sa vie, ses pensées, y'a rien d'absolument transcendant chez elle si ce n'est sa capacité à s'intéresser assez aux autres pour leur donner envie de creuser à leur tour. Son visage de poupée, serein et charismatique, s'orne d'un sourire quand Percy précise que chez lui, ça dure quatre minutes. Mais c'est pas ça le fond du problème. C'est pas lui, c'est pas les autres, c'est juste elle. Elle et ses bleus au coeur, elle et son coeur passé au hachoir et qui trouve encore l'moyen de se réveiller, de battre comme un idiot même si c'est juste pour souffrir et plus pour plaire à quiconque. Parce que Paloma n'a plus envie d'aimer. C'est trop dur de s'donner toute entière, de se laisser dévorer, consumer, élever pour se rétamer la gueule quand tout s'achève. La mort d'Antoine a déréglé quelque chose, en elle. C'est comme un détonateur qu'on peut pas stopper, qui sonne et rappelle qu'un jour il va péter et l'éparpiller en lambeaux. C'est comme un poing. Un poing qui se referme sur son coeur et le serre jusqu'à ce qu'il étouffe. Qu'il en crève. Alors ouais dans ces conditions s'amuser, s'envoyer en l'air avec la légèreté d'une adolescente en soirée lui effleure pas franchement l'esprit. Se dévoiler non plus c'est pas son genre mais à choisir... elle décide de s'y plier. Paloma met toujours une certaine réserve, une distance, entre elle et les autres. C'est pas qu'elle veut pas leur donner de chance ou les autoriser à pénétrer sa bulle, c'est juste que parler d'elle l'incommode toujours un peu, c'est comme ça, c'est inné. On peut pas rattraper des années de silence, des années à s'effacer derrière l'image dégradante de la pauvre gosse aveugle du coin sans en conserver des conséquences. Des épines au coeur, des bleus, des cicatrices, des automatismes. Paloma, elle a gardé la douceur et la délicatesse d'une môme qui tentait de cacher ses torts. De se cacher tout court. Elle marchait précautionneusement, à pas de loup, sur la pointe des pieds. Quand elle connaissait le chemin ou disposait d'assez d'espace pour se manger aucun obstacle, elle effleurait à peine le sol mais c'était pas par envie d'être jolie ou gracieuse c'était juste pour rester discrète, pour pas faire de bruit, pour s'effacer. Enfant et adolescente, Paloma aurait aimé être un caméléon et se fondre dans la masse. Elle voyait pas et c'était injuste, qu'elle, on la voit. C'est la réponse de Percy qui la plonge hors de ses pensées et fait naître l'ombre d'une moue pensive sur ses traits délicats alors qu'il la couve d'un regard plus tendre qui lui plaît bien. Il se dissimule moins, Percy, comme ça. L'alcool délie pas seulement sa langue, ça libère un peu ses traits du contrôle qu'il leur impose et elle se sent un peu privilégiée de pouvoir le découvrir ainsi. « J'ai pourtant pas l'impression de l'être ici... Enfin moins qu'habituellement » qu'elle laisse échapper de son timbre singulier un peu mitigé parce qu'il sait pas trop comment accueillir sa remarque. Mais ça dure pas parce qu'elle s'en fout. Paloma préfère se concentrer sur la réponse de Percy qui la transporte à des années-lumières du mec imbuvable croisé au casting. Elle peut sans mal imaginer la scène parce que c'est un peu ce qu'elle a vécu, elle aussi. Sauf qu'où il s'est imposé, elle s'est effacée progressivement derrière une soumission languide, tranquille. Paloma est devenue la petite fille sage de sa famille souriante et disciplinée, la figurine idéale à l'école studieuse et appliquée et puis la petite poupée d'Aslam, dévouée et soumise jusqu'à l'abnégation totale de sa personne. Paloma n'a jamais causé de scènes jusqu'à sa ruptures, jamais un mot plus que l'autre, toujours à encaisser les coups, les paroles, la vie, créant des fissures et des plaies que personne ne remarquait jamais. « On aurait du se rencontrer plus tôt. T'aurais eu deux trois trucs à m'apprendre... » qu'elle lance dans un sourire de connivence. Paloma le contemple de son regard à la douceur soyeuse et elle aimerait esquisser un geste, n'import lequel. Un geste de soutien, un geste de reconnaissance, un geste qui dirait merci. Mais elle hésite à mi-chemin, dévie de la trajectoire de son visage pour venir se saisir de la bouteille qu'elle lui a rendu. Elle sait pas si Percy sait composer avec la tendresse - la donner comme la recevoir - , une tendresse qu'est pas une façon d'atteindre un but mais une finalité en soi. Finalement, elle ose. Ses doigts viennent retracer délicatement les courbes de son visage dans une caresse fugace mais plus douce que la soie. Elle glisse dans ses cheveux, câline sa joue, suit la ligne de sa mâchoire et descend délicatement pour goûter à sa nuque du bout des doigts, avant que son bras ne retrouve sa place initiale le long de son corps. Paloma boit une nouvelle gorgée et sent ses entrailles se soulever en signe de protestation. Non, la tequila et elle ne feront jamais bon ménage mais au moins elle essaye de le rejoindre dans son monde alcoolisé même si ça non plus, n'a jamais été son truc. « T'aurais pu continuer toute la nuit que ça m'aurait pas dérangée » qu'elle souffle en réponse de sa sincérité voluptueuse. Paloma n'a pas assez de tequila dans le sang et elle commence à fatiguer. Elle s'alanguit sur le sofa avec le raffinement d'un félin et puis sourit, bêtement, au plafond en entendant sa nouvelle question. La réponse lui brûle les lèvres mais elle lui brûle aussi le coeur et c'est dur de la laisser sortir sans qu'elle ne déploie ses ailes et l'entraîne dans sa course folle. Elle a du mal à être détachée quand il s'agit de lui. Elle a du mal à pas être en emphase complète, à pas avoir l'air conne, niaise, mordue, ou au contraire dévastée et en souffrance. Le manque d'Antoine, son absence, ça la rend un peu bipolaire et elle sait jamais sur quel pied danser quand elle doit évoquer son souvenir. Elle en perd son tempérament calme, sa distance, sa mesure, tout ce qui compose son aura particulière et sa prestance délicate qui brille sur elle sans jamais s'imposer. En fait c'est pas juste de tout réduire à Antoine. Y'a pas que lui. Y'a ses amis aussi, ceux qu'elle s'est fait sur le tard mais qui comptent. Y'a sa petite cousine, aussi, la seule membre de sa famille à pas être gangrenée par la connerie ambiante. Teresa est le genre d'esprit libre qu'elle admire. C'est un feu follet, une femme un peu paumée qu'a toujours été une gamine lumineuse et généreuse, extravertie et toujours prompte à la prendre par la main pour lui raconter tout ce qu'elle pouvait pas voir. Teresa se stoppait jamais mais passait des jours entiers à décrire tout ce qui se passait devant ses yeux à voix haute avec un enthousiasme communicatif. C'est la seule qu'a jamais fait cet effort avec elle, même quand elle passait pour une cinglée auprès des autres. Mais pour Paloma, y'a rien de plus fort qu'Antoine. Parce qu'Antoine c'est le vent du renouveau, de la renaissance qu'a soufflé sur elle et l'a aidée de plus de façon qu'elle pourrait les citer. C'est le tout qui balaye le rien, la chaleur qui chasse l'obscurité et putain, c'était quelqu'un en fait. Simplement. « Un de mes profs à la fac. Je peux pas le décrire, j'arriverai pas à être exhaustive et j'ai pas envie de le réduire à quelques adjectifs faciles alors que c'était un tout. Mais c'est la plus belle personne que j'ai jamais rencontrée de toute ma vie, il m'a apporté plus que n'importe qui avant lui alors que j'avais pas grand chose à lui offrir. » A part elle et son amour dévorant au goût de dévotion qui lui faisait peur au début. Paloma a la voix ailleurs et rêveuse mais elle a fait ce qu'elle a pu. Elle a laissé de côté certains détails pas par pudeur mais parce que si elle les dévoile, c'est tout qui va sortir dans une inondation qui lui fera pas de cadeau. Elle sait pas si ça suffira à Percy mais elle essaye que ça lui aille. C'est pour ça que y'a un lien entre sa réponse et sa prochaine question mais ce sera à lui de l'établir. « T'as déjà essayé de t'ouvrir pour de vrai à quelqu'un en recherchant plus que du sexe ? » Elle en doute mais elle voudrait bien comprendre pourquoi, ce qui l'en empêche. C'est tellement cliché le comportement de séducteur qui baise à tour de bras et papillonne jusqu'à la fin. Ca charme les filles ouais mais passé un certain âge la seule chose que les vieux beaux déclenchent c'est au mieux de la compassion ; au pire du mépris teinté de pitié.