+ Je suis pas douée avec la vaisselle, je ne me le répéterais visiblement jamais assez. Il faudrait vraiment que la production pense à investir dans des couverts en plastiques si elle ne veut pas que nous nous retrouvions sans assiettes dans lesquelles manger ou verres dans lesquels boire, par ma faute. Bon, je ne suis pas aussi maladroite que ça, je ne dois faire tomber qu'un truc par semaine et heureusement, ça ne s'éclate pas systématiquement, mais ça reste tout de même ennuyant. Je ne fais pas exprès, on pourrait croire que le fait d'être danseuse m'octroie une certaine adresse, mais c'est de moins en moins le cas. Mais c'est comme ça, il faut savoir l'accepter et vivre avec, passer à autre chose si c'est possible, parce que ce ne sont que quelques bouts de verre éparpillés un peu partout, il suffit de passer un coup de balais et tout est oublié. J'aimerais que ce soit aussi facile, vraiment. Je viens de lâcher mon verre de jus d'orange, heureusement vide après que je me le sois enfilé d'une traite en même temps que de prendre mes cachets. J'ai fermé les paupières par réflexes pour ne rien recevoir dans les yeux, et je me dis qu'au moins personne n'était dans les parages. Je ramasse d'abord les plus gros bouts que je mets à la poubelle, mais je ne pourrais pas attraper les plus petits sans me blesser. Je me dépêche d'aller chercher l'unique balai que j'ai jamais trouvé dans le placard avant que quelqu'un ne se coupe le pied à cause de moi. J'ouvre la porte dans la précipitation sans faire attention à ce qui se trouve autour de moi, ou à qui pouvait bien arriver dans ma direction. Et il y avait Adnan, évidement, qui traînait par-là et à qui j'ai certainement explosé le nez. En même temps, quelle idée de se balader aussi près d'une porte ! Non mais c'est de ma faute, je sais, mais c'est plus facile d'essayer de reporter la faute sur les autres. « Merde, désolée. Ça va ? » Je demande quand je me rends compte de ce qu'il vient de se produire. « C'est chacun son tour, on dirait. » Je lui fais remarquer, en référence à notre première véritable rencontre dans la buanderie, ce jour où j'avais failli me prendre la porte dans le nez moi aussi, mais j'avais réussi à l'éviter, contrairement à lui, le pauvre.

C'était une journée comme les autres, oui. Au final, avoir vingt six ou vingt cinq ans, ça ne changeait pas grand chose. Déception. J'avais l'impression de revivre mes dix huit ans, grosse désillusion là aussi, lorsque j'avais remarqué que passer ce cap ne vous rendait pas plus adulte que la veille, et qu'au contraire, vous ne vous tapez que toujours plus de responsabilités. Génial. Aujourd'hui j'étais habitué, oui, ça allait mieux. Il faut dire qu'il n'y avait plus vraiment d'âge butoir de mon côté, enfin si, peut-être les soixante ans, pour la retraite, mais l'entre deux n'était qu'un néant intersidéral. Ces vingt six ans là, j'aurais pu être un peu plus intéressant, un peu plus drôle, un peu moins bête, mais non, j'étais exactement le même Adnan qu'auparavant, et qu'est ce que c'était nul. J'allais m'en remettre. Le temps guérissait toutes les blessures, oui. En y repensant, j'étais presque certain qu'il s'agissait des paroles d'une chanson. C'était connu. Trop connu pour que je m'en souvienne apparemment. Bref, j'avais vingt six ans, j'étais certes plus vieux, mais pas plus sage, et encore moins rempli de bonnes paroles. J'étais désespérant. Alors, pour noyer le tout, j'avais décidé que ce matin là, j'allais boire. Je sais ce que vous vous dites : punaise mais il en fait trop, frappez le, faites quelque chose. Et vous avez totalement raison, oh oui. D'ailleurs, le coup était arrivé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire puisqu'une porte -probablement tombée du ciel- venait de me fracasser le nez, alors que je tombais à même mon fessier, gémissant comme un pauvre gosse n'ayant pas obtenu le jouet qu'il souhaitait. Sauf que là, moi je saignais. Bon, elle ne devais pas non plus m'avoir cassé quelque chose, enfin, je n'espérais pas. « Si j'avais sept vies, je crois que j'en aurais perdu deux d'un coup là. » me plaignais-je, la larme à l'oeil -principalement parce que ça faisait toujours ça quand on se prenait un coup dans le nez, et non pas parce que je pleurais- « Tu peux regarder ? C'est grave ? Je suis défiguré ? Dis quelque chose bon sang ! » Je perdais mon sang froid, mais ça n'était pas contre elle, plus contre moi. Parce que j'avais la tête qui tournait, et que l'alcool n'arrangeait pas les choses. « Je suis trop riche pour mourir de cette manière. » Encore un coup de l'étranger ça, j'en étais certain. Il se vengeait !

Je n'ai jamais été de ce genre de filles à faire tout un drame d'un malheureux accident, surtout quand il arrive aux autres. C'est pourquoi je ne m'inquiète peut-être pas autant que je le devrais pour ce pauvre Adnan qui est tout de même à terre, gémissant et le nez en sang. Il en fait pas un peu trop avec ses histoires de vis là ? Je m'accroupie, une fois à son niveau il me sera plus facile d'évaluer les dégâts dans un premier temps. C'est que j'ai déjà à faire à ce genre de blessures parfois à la sortie du club après une bagarre, quand un de mes copains piquait une crise. Naturellement, ce n'était pas une porte qui avait rencontré leur nez, mais ça revenait pratiquement au même. Il commence alors à s'exciter, à me demander de regarder, si c'est grave, s'il est défiguré. « Commence déjà par te calmer si tu veux que je puisse regarder. » Je lui ordonne presque en l'attrapant par le menton. Il continue tout de même à dire des âneries, comme quoi il serait trop riche pour mourir de cette manière. Ça me fait sourire. « T'inquiète pas, va, c'est rien qu'un peu de sang, je pense. » Je dis sur un ton qui se veut des plus confiants alors que je ne peux être sûre de rien pour le moment, mais ça ne m'a tout de même pas l'air bien grave. Et puis, je préfère le rassurer plutôt qu'il s'imagine déjà avec un bandage au beau milieu du visage. « Maintient la pression et garde la tête un peu en l'air, ça va s'arrêter tout seul. » Normalement, enfin j'espère. Mais bon, je peux pas en être sûre, je suis pas infirmière. Où elle est Tilda quand on a besoin d'elle, franchement ? « C'est pas vraiment ton jour de chance, hm. » Je fais remarquer en me pinçant légèrement la lèvre, lui adressant un regard compatissant. Ce serait bien s'il pouvait ne rien avoir comme ça je me sentirais encore un peu moins coupable, parce que même si je reconnais avoir une petite, toute petite, part de responsabilité là-dedans, rien ne serait arrivé s'il avait fait un peu plus attention, donc finalement il ne peut s'en prendre qu'à lui.

Spoiler: