Ghika sait bien qu'à vingt-trois heures, la salle de contrôle ne lui apportera rien. Les gens sont calmes, ils parlent tous ensemble dans le salon, ou sont déjà couchés. C'est le meilleur moment pour se mettre tranquillement sur l'ordinateur, mettre à jour son blog, pourquoi pas twitter un peu. En fait c'est le moment parfait pour être tranquille, un peu de solitude ne fait pas de mal en fin de journée. Après avoir été un animal social quinze heures durant, Ghika aime bien s'enfermer dans une pièce, seul et marmonner ses pensées pour qu'il puisse les entendre. C'est un peu étrange, il le sait, mais ça l'aide à ordonner la multitude de considérations et de réflexions. Il doit trier, ranger, classifier ses pensées, c'est la seule méthode pour obtenir des résultats probants. Ghika est une machine, n'en déplaise à certains à qui échappe cette réalité. Une machine très intelligente, très performante et diaboliquement bien huilée. L'aventure tend à le lui faire oublier et ces moments de faiblesse scientifique il doit les compenser par des mises à jour, comme un ordinateur qu'on reboote. Il doit vider son disque dur des informations inutiles pour que cette aventure ne soit pas vaine. En pénétrant dans la pièce il comprend que ce n'est pas pour tout de suite, Gaëtane est là. Elle construit un château de cartes, il ferme la porte avec douceur, histoire de ne pas faire d'un courant d'air un désastre météorologique. Il s'assoit à côté d'elle, fasciné qu'il est par la fragilité des constructions de papier. « Quand j'étais petit je faisais des pyramides, c'est plus solide. » Parce qu'il est comme ça Ghika, paradoxal. Il admire la fragilité mais ne désire que la force. Il ne sait peut-être pas toujours ce qu'il veut, mais il sait généralement ce qu'il ne veut pas. Il ne veut pas être faible, il ne veut pas regardé comme il a été regardé par les gens pendant des années. C'est fini tout ça. « J't'emprunte quelques cartes. » prévient-il en piochant cinq unités du paquet pour tenter d'ériger la base d'un rez-de chaussée d'une construction vouée à ne compter qu'un étage supplémentaire. Concentré, appliqué, il agit, méthodique, avant de lâcher les cartes dans l'espoir qu'elles tiennent ensemble... espoir déçu. « Je suis vraiment pas doué. » marmonne-t-il avant de réessayer.

Assis à côté d'elle il respire son calme. Il s'en abreuve parce qu'elle est calme, en toute circonstance et qu'elle l'apaise par sa simple présence. Elle manipule les cartes mieux qu'il ne le fera jamais, malgré les heures qu'il avait passé à s'entraîner avec celle qui ressemblait le plus à une figure maternelle pour lui. « Oui. Tu fais un carré de cinq bases sur cinq que tu remplis, une fois que tu as la base de la pyramide, tu entames le deuxième étage, un carré de quatre sur quatre que tu remplis, et ainsi de suite jusqu'au sommet. » Elle se transforme rapidement en professeur, et il aime ça, elle est douce mais affirmée, elle lui rappelle quelqu'un d'important, quelqu'un qu'il respectait plus qu'il ne respectait la quasi-totalité de la population humaine. Alors il l'écoute avec intérêt et attention. « C'est marrant, mes professeurs disent toujours l'inverse. Que je suis trop minutieux, trop pointilleux, que je réfléchis trop et que je ne vais pas assez vite. Comme quoi... quand c'est pour le boulot je suis trop méticuleux et dans la vie de tous les jours trop maladroit ! » il déclare ça comme si ça ne voulait rien dire alors que c'est plein de sens. Il en dit plus qu'il ne devrait mais avec Gaëtane il peut se le permettre parce qu'elle ne cherche pas à faire tomber son secret, elle cherche à le connaître, à être son amie. Elle lui donne sa recette pour se détendre et il doit bien constater que sur ce point là aussi ils sont très différents. « Pour me détendre je parle. Même tout seul, quand je suis stressé, je parle. Heureusement personne ici ne m'a jamais vu à ce point de nervosité où je me transforme en un moulin à paroles on repeat, je crois même pas que ce que je dis à ce moment là à du sens, je parle pour produire du bruit, pour que mon cerveau analyse des mots plutôt que le silence qui le laisse s'empourprer dans la panique. » avant d'ajouter un peu embarrassé par la bêtise de ses propos une fois énoncés. « Je sais même pas pourquoi je te dis ça, on s'en fout en fait. » Ils s'en foutent ça n'a aucune espèce d'importance la façon dont il gère le stress, il n'y a aucune chance pour que le jeu ne déclenche ses systèmes de refroidissement.

Elle sourit et son visage s'illumine, Ghika le trouve gracieuse, elle a une amplitude étrange dans ses gestes, à la fois millimétrée et évasive. A sa façon Gaëtane est fascinante, ce n'est pas une fascination voulue, même pas consciente, elle a une aura, pas aussi notable que celle d'une Paloma ou d'une Jessica, toute en douceur. Gaëtane, elle vous gagne sans que vous vous en rendiez compte, elle s'impose à vous. Du moins elle s'est imposée à Ghika sans qu'il n'y fasse attention. « Taratata, tu vas pas essayer, tu vas réussir. » rit-il en lui tendant les cartes qu'il lui avait précédemment subtilisé. C'est rare qu'elle se confie vraiment Gaëtane, Ghika ne sait pas si c'est parce que c'est son secret qui l'en empêche ou de la pudeur, alors il se risque à demander. Il ne veut pas la braquer, il cherche juste à en savoir plus sur elle, sur son histoire. « Tu veux en parler ? Tu bossais dans quoi ? » C'est demandé sans insistance, si elle ne veut pas répondre Ghika ne s'en formalisera pas, il espère qu'elle le sait. C'est peut-être l'une des seules personnes dans l'aventure qui peut éviter ses questions sans qu'il ne se sente nié un droit fondamental à l'information. Les autres c'est pas pareil, ils ne sont pas toujours bienveillant, Gaëtane si. Elle n'a pas un gramme de méchanceté dans ses os. Sa méthode pour éliminer le stress est radicalement différente, ce n'est pas une surprise. Sur le papier ils ne devraient pas être capables de s'entendre, parce que Ghika est trop expansif et elle pas assez, mais la théorie est parfois détrompée par la mise en pratique. C'est comme lorsqu'on écrit une thèse ou un essai, on part de suppositions techniques logiques et on les applique en espérant avoir un résultat concluant ou détrompant l'hypothèse. Leur amitié c'est l'exemple même d'une hypothèse invalidée. « Je crois que le silence ça me fait plus peur qu'autre chose. C'est le bruit ma zone de confort, quand les gens ne parlent pas ça veut dire qu'ils pensent... et quand les gens pensent à ce qu'ils vont dire, c'est plus de temps pour eux pour construire un mensonge, ou déformer la vérité. » Il dit ça comme si c'était une évidence, parce que c'en est une pour lui. Il l'a constaté dans toutes les cultures qu'il a pu fréquenter ou étudier. Le mensonge est partout. Mais la réalité de sa situation le rattrape et il se sent presque hypocrite. « Quoique je suis peut-être pas le mieux placer pour parler de déformer la vérité en ce moment. » constate-t-il en secouant la tête. Il n'a pas menti, il s'en défendra toujours, mais il a laissé une version déformée de la réalité occuper les esprits des candidats. Il en paiera le prix un jour ou l'autre, mais il est prêt.