- kira.

Je me redresse souplement, délaissant l'instrument avec distraction. Du coin de l’œil, je lui adresse un drôle de regard. Ce que m'a dit Diego la semaine dernière me revient en tête, et une brutale envie de rire soulève les commissures de mes lèvres en un sourire narquois. Il croit tout savoir de moi, ça a quelque chose d'amusant, cette naïveté. J'aurais probablement dit « pathétiquement touchant » s'il s'était agit de quelqu'un d'autre, mais dans son cas, c'est juste pathétique. J'en viens à me dire que je devrais jouer devant lui, un jour, pour qu'il comprenne, pour qu'il capte et se le grave bien dans le crâne. Je ne suis pas plus moi-même lorsque je suis au piano, je ne suis pas plus ouvert, pas plus sensible, pas plus apaisé. Je ne suis rien de plus que ce qu'il connait déjà, une machine qui aligne les notes à la perfection, sans y insuffler la moindre émotion, de la même façon que ma façon d'être ne traduit pas la présence d'une carapace dont les gens ne guettent la présence que pour être rassurés sur l'état du monde. Sauf que non, pas de chance, je ne m'embarrasse d'aucune carapace. Je me contente de m'offrir tel que je suis et qui sait, peut-être que ça aidera certains profondément stupides et naïfs à ouvrir les yeux sur ce qu'est la vie. Rien. Les mains dans les poches de mon pantalon, le regard louvoyant dans la pièce sombre, je la traverse de part en part pour passer doucement la porte du cinéma. J'ai vu Kira y entrer il y a une petite heure, lorsque je jouais encore. Je ne sais pas si elle en est ressortie, ni même si elle s'est arrêtée devant moi. En fait, j'ai juste capté sa silhouette lorsque le bruit de la porte qui se ferme a troublé ma bulle de solitude. Je repère rapidement sa crinière qui dépasse d'une rangée et, sans bruit, j'avance jusqu'à m'installer derrière elle. Les yeux rivés sur l'écran, je pose les avants-bras sur le dossier du siège devant le mien et me penche pour pouvoir lui parler sans crier. « Il meurt à la fin » j'annonce d'un air pensif, sans préambule, bien que ça soit totalement faux. Enfin, j'imagine. Je ne sais même pas ce qu'elle regarde, à vrai dire. C'est juste qu'il y a un mec à l'écran et que c'est la première chose qui m'est venue.

Au bout du troisième jour de torture qu'est la corde qui lui lie les mains, Kira a quand même appris deux trois trucs. Elle est presque autonome maintenant, c'est pour dire. Enfin, il ne faut quand même pas exagérer, il y a des tas de trucs qu'elle est incapable de faire toute seule, mais dans l'ensemble elle sait se déplacer dans l'hôtel, et elle sait comment s'occuper. Là, par exemple, elle a délaissé sa tablette pour la véritable salle de cinéma mise à leur disposition. Maintenant qu'elle sait parfaitement comment ouvrir et fermer une porte, elle peut tout à fait aller quelque part sans demander de l'aide - et quel soulagement, elle en avait marre de chercher ses camarades un peu partout dans l'hôtel juste pour lui ouvrir une porte. Par contre, l'étape qu'elle ne maîtrise pas encore, c'est le choix du film. Elle peut appuyer sur les boutons de la console, mais elle ne peut pas voir sur quoi elle appuie. C'est légèrement contraignant. Mais décidée à se poser dans la salle, elle décide de laisser au hasard le choix du film ce soir. Au pire, si elle ne l'aime vraiment pas, elle pourra toujours appuyer sur d'autres boutons. Bref, après un court moment d'hésitation, ses doigts lancent ce qui semble être un film de guerre. Oui, non, elle n'aime pas ça. Du coup elle se remet à pianoter sur la console, et c'est un sourire qui se dessine sur ses lèvres en comprenant quel film vient de se lancer. Dans toute cette semaine de malchance, elle aura au moins réussi à mettre Donne-moi ta main sans faire exprès. Elle se demande même si la console ne serait pas contrôlée par quelqu'un, parce que dans toute cette liste de films, en mettre un qui se passe en Irlande c'est un peu inespéré. Du coup, elle s'installe, comme elle peut, et savoure sa séance à elle toute seule. Elle l'aime vraiment trop ce film. Elle en est à plus de la moitié lorsque la porte s'ouvre, laissant sans doute un candidat entrer dans la pièce. C'est ce qu'elle déduit, parce qu'elle ne prend pas la peine de se retourner en fait. Elle a enfin trouvé une position qui ne lui file pas des crampes partout, alors elle en profite. C'est finalement la voix d'Hugo assis juste derrière elle qui manque de la faire sursauter. Elle se doutait qu'il y avait quelqu'un, elle ne s'attendait juste pas à ce qu'il soit aussi près, et surtout qu'il lui sorte une telle phrase. « Quoi ? » elle lâche d'abord, avant de remettre ses idées en place et de comprendre ce qu'il vient de lui dire. Comment ça il meurt à la fin ? Personne ne meurt dans ce film, ou alors elle a raté un élément important lors de ses derniers visionnages. Non, personne ne meurt, elle en est certaine. Elle décide finalement de se tourner pour planter son regard dans celui d'Hugo. « C'est même pas vrai » elle souffle de sa voix d'enfant, fronçant légèrement les sourcils. Il a dû confondre deux films, ce n'est pas possible. Ou alors il a balancé ça comme ça, mais c'est bizarre cette histoire quand même. « T'as fini de jouer ? » elle demande alors, les traits de son visage plus détendus. Elle l'a vu avant d'entrer dans la salle, c'était beau ce qu'il jouait, mais elle n'est pas restée très longtemps à l'écouter. Déjà parce qu'elle n'avait pas envie de déranger, mais aussi parce qu'elle avait vraiment envie de le voir, son film.

J'avais presque oublié Kira et ses mains liées. On se côtoie tellement peu, à vrai dire, son quotidien est un peu le dernier de mes soucis. Aussi, j'avise ses quenottes, l'espace d'un instant, m'interrogeant sur la meilleure façon d'en tirer avantage. Parce que clairement, ça doit la foutre bien dans la merde, cette histoire, et ça doit être plutôt facile d'en profiter. Quoi que piégée comme elle est, elle ne doit pas être bonne à grand chose. Finalement, j'abandonne l'idée, parce que je tiens plus de l'arrogant distant que du génie diabolique et que ça m'ennuie avant même d'avoir commencé. Alors je reporte simplement mon attention sur son film, que je n'identifie pas mais qui semble burlesque et assez nul, et je m'annonce. D'une façon sans doute peu agréable pour elle, mais qui, personnellement, m'amuse assez. Et elle sursaute, ce qu'arrache un sourire discret. Puis, enfin, l'information monte jusqu'à son cerveau emmêlé dans ses boucles et elle réagit comme une enfant. Bon, c'est moins drôle parce qu'elle semble l'avoir déjà vu, le film, ça ôte tout effet de surprise et toute possibilité de lui faire croire que je viens de lui gâcher le suspense, mais le sérieux avec lequel elle me regarde a quelque chose de divertissant aussi. Elle me prend pour un con, en fait, c'est aussi simple que ça. Je me contente de la regarder avec un air sûr de moi et serein. Évidemment, c'est peut-être faux, peut-être qu'il n'y a pas l'ombre d'un décès, pas la moindre goutte de sang, pas même un instant de maladie dans son navet, j'en ai pas la moindre idée. Peu importe, de toute façon, parce qu'elle se détend vite et m'interroge alors, m'entraînant sur un tout autre sujet. « De toute évidence » je note, arquant un sourcil. Non, en réalité, je suis toujours dans le bar lounge, au piano, ce n'est que la personnification de mon esprit qui s'est transporté jusqu'ici pour la surprise. J'ai le don d'ubiquité, c'est ça mon secret, boum, elle a trouvé, j'suis démasqué. J'esquisse alors un fin sourire narquois avant de poser le menton sur mes mains jointes, reportant mon air blasé sur l'écran. « Tu regardes quoi ? » je m'enquiers sans vraiment que ça m'intéresse. Je m'emmerde à vrai dire, alors j'ai décidé de la faire chier pendant sa séance. « Barbie et Casse-Noisette ? » Franchement, vu la façon dont elle parle, gesticule, regarde, pince les lèvres - tout en elle clame qu'elle est encore une môme. Elle ne doit pas être beaucoup plus jeune que moi, et pourtant, je le vois d'ici, le monde, l'infinité de mondes qui nous sépare.

Kira est adorable. Elle n'oserait pas se qualifier ainsi, mais c'est ce que tout le monde lui dit. Alors même si elle ne l'avoue pas, elle se dit quand même que ça doit être vrai. Il faut dire qu'elle ne fait rien pour qu'on la déteste, elle essaye toujours d'être gentille, polie, présente, et ça avec tout le monde. Elle n'est pas du genre à laisser quelqu'un de son côté. Mais évidemment, Kira a des défauts, comme tout le monde. Par exemple, elle est assez susceptible, il est très facile de la vexer. Ça ne dure jamais bien longtemps au final, mais il y a de grandes chance que ça reste quelque part au fond de sa mémoire. Et puis il y a cette sorte de réciprocité automatique chez elle. On a beau la qualifier d'adorable, si quelqu'un est désagréable avec elle, elle l'est également. Peut-être pas tout de suite, pas autant que l'autre personne, mais tout de même. Alors quand elle demande à Hugo s'il a fini de jouer et qu'il lui répond d'une façon qui ne lui plaît pas tant que ça, elle se braque. Ça ne se voit pas, parce que les traits de son visage ne bougent pas, mais son regard peut la trahir. « Oui, évidemment. » elle répond d'un ton neutre. C'est un peu bête ce qu'elle lui a demandé, c'est vrai, mais il aurait très bien pu faire une pause, ou quelque chose comme ça. Kira pourrait s'enfoncer à nouveau dans son fauteuil, profiter du film tant qu'elle le peut, mais non. Au lieu de ça, elle pose son regard sur son camarade, qui lui demande ce qu'elle regarde. Elle ouvre la bouche, prête à lui donner la réponse à sa question, mais la referme aussitôt. Elle fronce légèrement les sourcils. « Loupé, c'est Barbie et le Lac des cygnes. » elle lâche en détaillant l'air blasé collé sur le visage d'Hugo. Elle a presque envie de lui demander pourquoi il est là, puisque de toute évidence ça l'emmerde, mais elle se retient. « Tu peux changer de film, je l'ai déjà vu. » elle soupire presque en reprenant sa position initiale dans son fauteuil. Elle gesticule quelques secondes, le temps de trouver où placer ses jambes, quelle position adopter pour ne pas avoir trop mal à ses bras coincés dans son dos. « Tu l'aimerais pas celui-là de toute façon. » elle ajoute en posant à nouveau son regard sur l'écran.