LUKAS

Je dors mal, c’est un fait, je crois qu’il en sera ainsi toute ma vie, je ne dors que d’un oeil, attentif à tout ce qu’il se passe autour de moi. Je ne suis pas sûr de parvenir véritablement à me reposer ainsi, mais je n’ai jamais rien connu d’autre. Je suis attentif aux allées et venues, attentif à la respiration régulière de mes comparses de chambrée. J’avais appris par coeur la respiration de Gabrielle, j’étais parvenu à l’associer à une phase d’endormissement qui me permettait de trouver le repos. J’ai du me faire à celle de Lukas, réapprendre tout depuis le début. Les autres n’ont pas ce genre de difficulté, ils sont normaux, moi je suis bourré de tics et de tocs, je ritualise chaque activité primaire, comme dormir, aussi simpliste que ça puisse paraître. Alors, lorsque mon nouveau partenaire éphémère se met à s’agiter sous les draps, c’est quelque chose qui ne passe pas inaperçu. J’attends que ça passe, mais l’agitation semble gagner du terrain. C’est discret, personne ne le remarquera, mais moi si. Les minutes s'égrainent, et Lukas ne se calme pas. Au contraire. Sa respiration devient hachée et chaotique. Je comprends que son inconscient l’a conduit dans un songe des moins sympathiques. Je me retourne, je l’observe. Il a le teint livide et les traits crispés. Dois-je le laisser là, dans cet univers qui semble l’effrayer ? Je me recouche, je tente de me rendormir, son inconscient ne me regarde pas, il faut que j’arrête de voler au secours de la veuve et de l'orphelin. Et puis c’est plus fort que moi. Une main se pose sur l’épaule du jeune homme, et je le secoue doucement, afin de ne pas le tirer trop rapidement de son rêve et d’engendrer une panique plus importante encore. «Lukas...» Je chuchote, pour ne pas réveiller les autres. «Lukas, réveille-toi...» Sa respiration se stoppe net, puis je l’entends prendre une grande bouffée d’oxygène. Est-il réveillé ? «C’était juste un rêve...» Je parle doucement, calmement, de ce ton que j’espère apaisant. Je ne sais pas faire, mais je tente.

Changer de partenaire n'était pas facile. Ayant l'habitude de dormir avec Oona depuis le début de l'aventure, avoir Syssoï comme partenaire m'obligeait à remettre mes habitudes en cause. Dormirais-je à droite ou à gauche ? Et si je prenais trop de place ? Si j'étais trop collant la nuit ? Beaucoup de questions m'avaient assaillis lors de notre première nuit et finalement tout s'était plutôt bien passé jusque là. Je n'avais rien à en redire de ce nouveau partenariat. Le jeune homme était parfait ! « Lukas... » Je rêvais. Je le savais et pourtant, cette voix ma paraissait bien plus réel que ce monde imaginaire que je m'étais créé et ou j'étais le monstre à abattre. Les temps étaient difficiles et je souffrais de cette pourchasse quotidienne. Je ne voulais pas que l'on m'attrape, je voulais vivre comme tout le monde. Je bougeais dans tous les sens tentant de me dégager de leur piège. En vain. « Lukas, réveille-toi... » Je retombais rapidement dans la réalité et la voix de Syssoï me tira de ce mauvais cauchemar. « C’était juste un rêve... » Tendu, je me relaxais d'un seul coup lorsque je compris que mon état n'était dû qu'à un stupide rêve que je venais de faire. Je reprenais tranquillement ma respiration. Par pur réflexe, je me collais à Syssoï comme je le faisais avec mon frère aîné lorsque nous étions plus petit et que j'avais un affreux cauchemar. Je ne réalisais pas encore que ce frère n'était pas là et que je n'étais pas chez moi. Mon cœur se calmait peu à peu jusqu'à ce que mon cerveau s'active et me fasse repenser que je n'étais pas contre un membre de ma famille mais contre un homme que je connaissais depuis seulement trois semaines. « Heu, désolé. C'est...les habitudes...enfantines. » Lui dis-je alors tandis que je me décollais de lui. Je ne voulais pas lui imposer ma présence.

Il se colle à moi, pas dans une attitude sulfureuse, mais comme un gamin effrayé par le noir. J’éprouve une légère surprise, je ne m’y attendais pas, mais je finis par me relaxer en comprenant ce qu’il en est réellement. En général, je suis plutôt allergique aux contacts physiques, j’esquisse toujours un mouvement de recul, j’aime pas qu’on me touche, mais là, je le laisse faire, un peu maladroitement, je le laisse faire. Je ne sais pas comment réagir, suis-je censé lui caresser les cheveux en lui répétant doucement que ce n’était qu’un mauvais rêve, comme le faisait mon père ? Ça me paraît surréaliste, j’étais pas préparé à ça en venant dans cette émission, mais bon, puisqu’il en va ainsi... Je soulève une main pour la porter jusqu’à sa tête, mais à peine ai-je amorcé le mouvement qu’il se recule brusquement en balbutiant de vagues excuses. Habitudes enfantines. J’en ai pas, mais je peux comprendre les siennes. « ça va aller ? » je lui demande en zappant délibérément ses excuses qui n’ont pas lieu d’être. « Tu veux que j’aille te chercher un verre d’eau, ou de lait, ou des gâteaux, ou les deux, ou ce que tu voudras en fait ? » Je ne suis pas doué, c’est un fait, mais au moins j’essaye. « Tu veux me parler de ton rêve ? Parfois, ça aide à exorciser le truc. »

Un horrible cauchemar s'était immiscé dans mon sommeil et je n'avais pu m'empêcher de gesticuler dans le lit et de réveiller Syssoï. J'en étais désolé. Tout comme j'étais désolé de m'être collé à lui quelques secondes plus tôt. « ça va aller ? » Me demanda-t-il et je secouais la tête positivement en signe de réponse. Je reprenais peu à peu ma respiration. « Tu veux que j’aille te chercher un verre d’eau, ou de lait, ou des gâteaux, ou les deux, ou ce que tu voudras en fait ? » « Non, c'est bon merci. Je vais pas te faire sortir du lit pour rien. » J'étais sérieux. Je n'avais besoin de rien. J'avais juste fais un mauvais cauchemar que je préférais oublier maintenant. « Tu veux me parler de ton rêve ? Parfois, ça aide à exorciser le truc. » Je restais silencieux, me retournant vers Syssoï que je ne pouvais voir. « C'était, heu, étrange... J'avais l'impression de me retrouver au collège... De n'être que...Moi, l'aveugle à qui on peut...à qui on peut...tout faire. » Je me taisais à nouveau. Tant de mauvais souvenirs revenaient à la surface et c'était la première fois que j'en parlais ouvertement à quelqu'un du nid. C'était tombé sur Syssoï et j'en étais désolé.

Il ne veut rien. Ouai, il ne veut surtout pas m’emmerder, je suppose, comme s’il m’arrivait de proposer des trucs que je n’avais pas le courage ou la volonté de faire. Si je propose, c’est que ça ne me dérange pas de le faire. A retenir pour plus tard. Je suis vraiment pas compliqué sur ce plan là. Cela dit, il me semble que mon jeune ami l’est un peu plus que moi, et que de me voir (façon de parler) me lever pour lui apporter quelque chose à boire serait mal vécu par lui, comme s’il ne méritait pas tant d’égards. Alors je ne me lève pas, et me décide à le faire parler un peu, histoire d’exorciser ce cauchemar qui lui a provoqué un sommeil agité. Il hésite, puis de sa voix chevrotante me confit son histoire, une partie de son histoire. Je comprends que c’est du vécu, que sa période collège ne fut pas des plus mémorable. Ça me surprend. Je l’ai vu se défendre face à Cooper, il ne m’a pas semblé qu’il était du genre à se laisser faire, mais ça m’intrigue... Je voudrais le faire parler un peu plus, mais lui poser des questions directes le mettrait mal à l’aise, alors j’opte pour le donnant-donnant. Tu te confis, je me confie. « Au collège... Je venais d’arriver sur Paris, et j’étais dans un établissement privé où tout le monde se connaissait depuis les couches-culottes monogrammées... Je ne parlais pas beaucoup, et je voulais devenir danseur étoile... » Putain, qu’est-ce que j’ai pu détester cette période de ma vie. Je marque une pause, pousse un soupir, puis reprends, plus légèrement. « Je crois qu’à cette époque, mon prénom officiel était ‘tafiolle’. » Les gamins sont cons, cruels et sadiques. La morale de cette histoire ? Y en a pas. Il suffit juste de s’endurcir avec le temps.

J'avais eu une enfance difficile ou surtout une adolescence difficile car après avoir perdu la vue, j'avais perdu bien plus dans mon entourage social. J'écoutais alors Syssoï qui me révélait avoir eu aussi beaucoup de problème à cette époque de sa vie. « Je crois qu’à cette époque, mon prénom officiel était ‘tafiolle’. » Des surnoms, j'en avais connu. Peut-être pas aussi dégradant que celui dont le jeune homme avait été défini mais j'y avais eu le droit aussi. D'une certaine manière, nous étions semblables même si pour moi c'était un peu plus compliqué et beaucoup plus douloureux. « Le plus dur dans tout ça, c'est quand mes amis se sont retournés contre moi et qu'ils s'amusaient de mon handicap. Ils plaisantaient, se moquaient et me faisaient tomber. » Du jour au lendemain, je m'étais retrouvé seul avec un handicap important dont certains s'amusaient avec. A cette époque, je n'étais qu'un gamin qui ne savait pas se défendre et j'en avais vu beaucoup que j'avais fini par accepter d'être leur martyr. « J'étais l'aveugle de service, celui qui ne voit rien de ce qu'on lui fait, celui qui est sans amis. Ça a duré jusqu'au lycée et je me réfugiais dans la musique. Je vivais dans mon monde, je me renfermais sur moi-même pour ne pas souffrir inutilement... J'ai, j'ai pris de la distance avec les gens... » Ma respiration se faisait plus saccadée à cause de ces mauvais souvenirs.

Je ne me suis pas confié à lui afin de minimiser son expérience, non, ce n’était pas le but, ni même pour entrer dans une compétition de celui qui aura eu l’adolescence la plus moisie. Je cherche juste à lui offrir un soutient, à lui faire comprendre qu’il n’a pas de honte à ressentir envers sa confession nocturne. Je ne peux absolument pas comparer mon expérience à la sienne, et je ne cherche pas à le faire. Je n’étais qu’un gamin étrange, le petit nouveau, celui qui ne rentre pas dans les cases, j’ai subi des attaques cruelles, certes, mais rien à voir avec ce que Lukas a pu endurer. Il poursuit son récit, et je visualise parfaitement la scène. Ça me révolte, mais je ne montre rien. Je le laisse poursuivre, parler lui fera du bien. Il me confie son repli sur soi, son abandon dans la musique, rien de ce qu’il me décrit me choque, je l’imagine parfaitement bien, à cette époque. Finalement, sa respiration se fait douloureuse, et je préfère intervenir. « Et tu es resté seul jusqu’à maintenant... C’est pour ça que tu fais cette émission, pour sortir de cet isolement et exposer à la face du monde ce qu’un aveugle peut faire ? » Ce n’est pas vraiment une question, mais plus une réflexion que je me fais à moi-même. On a tous quelque chose à prouver, ici. Le message qu’on a à transmettre est juste plus intéressant chez certains, c’est tout. « Sauf que... Tu n’es plus ce gamin dans la cour de récré. Tu es un homme, maintenant, un homme capable, malgré son handicap, de péter la gueule de Cooper, et ça, crois-moi, c’est pas donné à tout le monde. Si tu veux pouvoir avancer, tu dois t’affranchir de tes peurs et anéantir tes démons. » Faites ce que je dis, pas ce que je fais, hein. Je suis doué pour donner des conseils, et beaucoup moins pour suivre mes propres enseignements. Oui, je sais, pas besoin de le dire.

Se confier comme je le faisais avec Syssoï, mon nouveau partenaire de la semaine, était nouveau. Outre mon frère aîné, je ne me plaignais jamais aux gens, je restais silencieux sur mes douleurs passées et mes souffrances datant d'une vie qui n'était pas si lointaine. « Et tu es resté seul jusqu’à maintenant... C’est pour ça que tu fais cette émission, pour sortir de cet isolement et exposer à la face du monde ce qu’un aveugle peut faire ? » Oui, entre autre. « Entre autre... » Lui répondis-je simplement. « Sauf que... Tu n’es plus ce gamin dans la cour de récré. Tu es un homme, maintenant, un homme capable, malgré son handicap, de péter la gueule de Cooper, et ça, crois-moi, c’est pas donné à tout le monde. Si tu veux pouvoir avancer, tu dois t’affranchir de tes peurs et anéantir tes démons. » J'avais pourtant la nette impression de n'avoir jamais quitté la cours de récré. Dans ma ville, je croisais les mêmes gens, les mêmes amis qui se sont retournés contre moi. Il m'était donc difficile de faire abstraction de notre passé et de me dire que nous n'étions plus dans le cour de récré en sachant qu'ils agissaient toujours comme tel. « T'as, heu, surement raison... » Lui dis-je timidement. Je restais alors silencieux pendant quelques minutes mais je finis par reprendre la parole sur un sujet opposé à celui que l'on traitait jusque là. C'était le mieux pour moi. « Au fait, je t'ai pas félicité pour avoir trouvé le secret de départ de Moore. Donc félicitations. »

Il ne me donne pas tort, mais je ne le sens pas convaincu pour autant. Je n’insiste pas, j’y reviendrais plus tard, éventuellement, si l’occasion se présente. En attendant, je le laisse se lover dans le silence, un silence absolument pas gênant dont je profite moi aussi, chassant les idées noires qu’on fait remonter à la surface mes quelques confessions. Je me recule contre la tête de lit, remonte l’oreiller dans mon dos, et m’installe plus confortablement. C’est Lukas qui rompt le silence en reprenant la parole. Il souhaite me féliciter pour avoir trouvé la moitié du secret de Moore. Je fronce les sourcils. Je ne devrais pas recevoir de félicitations pour ça, non. Je suis toujours mal à l’aise, j’ai l’impression d’avoir fournit un arme de pointe dernière technologie a tous les détracteurs de la belle insoumise. Mais c’est le jeu, et je comprends qu’il me félicite d’avoir joué, et d’avoir bien joué. Je murmure un vague et hésitant « Merci. » avant de me gratter la nuque. « J’avoue ne pas être très sûr d’être fait pour ça. Je veux dire que si ces choses sont secrètes c’est qu’elles ont des raisons de l’être, et que ce n’est pas moi de révéler ce qui devra l’être. Je me suis sentit bourreau. » Et je n’exagère pas. C’est vraiment ce que j’ai ressentis, et ce que je ressens encore. Je suis pas du tout sûr d’avoir envie de renouveler l’expérience.

Décidément, je me retrouvais toujours avec un excellent partenaire. Tout d'abord Oona, puis maintenant Syssoï pour la semaine, je ne regrettais pas le choix du hasard. Le candidat était vraiment quelqu'un de sympathique et de compréhensif. Je le félicitais alors pour sa découvert du secret de Moore. « Merci. J’avoue ne pas être très sûr d’être fait pour ça. Je veux dire que si ces choses sont secrètes c’est qu’elles ont des raisons de l’être, et que ce n’est pas moi de révéler ce qui devra l’être. Je me suis sentit bourreau. » Il ne semblait pas ravi. Le ton que le jeune homme avait employé n'était pas joyeux, au contraire. Il se sentait comme un bourreau. J'étais triste pour lui. Je me rapprochais alors de Syssoï et je l'enlaçais de manière tout à fait naturel. « Je peux comprendre mais c'est le jeu et puis tous les secrets ne seront pas forcément aussi difficile... » Lui dis-je pour le rassurer. Il devait continuer. « Tu dois juste continuer comme tu le fais déjà et puis si t'as un autre coup de bluzz, je serais là. »