MADS

Les paupières encore lourdes de sommeil, je garde ma tête enfouie dans mon oreiller, me forçant à garder mes yeux clos pour essayer de grappiller désespérément quelques minutes supplémentaires d’un rêve déjà abandonné par mon subconscient. Je prends une longue inspiration dans les draps à l’odeur de lessive fraiche, laisse mon corps se tendre en entier pendant que je m’étire, avant de relâcher tous mes muscles d’un seul coup en expirant. J’ouvre enfin les yeux, levant légèrement la tête pour analyser les alentours. La grande pièce vaste et le papier-peint étranger créent un soudain vent de panique en moi, tandis que je me questionne sur le lieu où j’ai bien pu atterrir. Mes iris curieux se posent sur la silhouette féminine alanguie à mes côtés, me plongent soudainement dans un court malaise, rapidement remplacé par un soupçon de fierté. Je m’approche de la créature de rêve, dépose mes mains sur ses hanches et glisse mon nez dans sa chevelure rousse, jusqu’à ce qu’elle tourne son visage dans ma direction, me ramenant brutalement à la réalité. Je retire aussitôt toute partie de mon corps qui a osé s’aventurer sur celles de la jeune femme et m’écarte pour me réfugier au bout du lit, en brandissant mes paumes de mains face à elle sur la défensive. Le prime de la veille, l’entrée dans le nid d’amour de Cupidon, absolument tout me revient à l’esprit dans un déferlement d’informations qui me file un affreux mal de crâne. Je ferme un instant les yeux pour rassembler toute la concentration dont je suis capable et m’extirper du regard de Mads, avant de les rouvrir, sourcils légèrement froncé. « Excuse-moi j’ai cru pendant une seconde que… » Je m’arrête, jugeant qu’avouer l’avoir pris pour une simple aventure d’un soir m’apporterait peut-être davantage de problèmes qu’autre chose. Mon front se plisse un peu plus, tandis que je cherche des mots convenables pour expliquer la situation : « J’étais chez-moi… » je finis par conclure en faisant preuve de toute la subtilité dont je suis capable, bien que sans doute inutile, d’un ton malgré moi quelque peu surpris à l’idée que j’aie pu oublier de tels évènements que ceux de ma dernière soirée. J’imagine qu’il me faudra compter quelques jours avant d’imprimer le fait que j’ai bel et bien intégrer l’émission de télé-réalité.

Ses yeux outrés m’observent durement et ne me donnent d’autre envie que celle de disparaitre sur place. Je pourrais peut-être fondre, après tout mes joues me brûlent tellement à cet instant précis que si ça arrivait, je n’en serais même pas étonné. « Ca t’arrive souvent de… enfin… » Elle se tait aussitôt et se cache sous ses draps comme une petite fille de dix ans, me faisant guère me sentir plus grand que mon pouce. « Nooon. » je réponds à la question qu’elle n’a pas posé à demi voix, avant de reprendre plus vigoureusement et avec assurance comme pour l’empêcher de douter de ma parole: « Non, non, non. Et puis, ça ne s’arrête jamais qu’au… » D’accord, il vaudrait sûrement mieux pour mon propre bien que je m’arrête où j’en suis au risque de m’enfoncer un peu plus. Quelle équipe, incapable de terminer une phrase. Je m’écroule sur le matelas, plonge ma tête dans mon oreiller et essaye de mourir par suffocation. Efforts vains. Je relève enfin la tête, après m’être maudit une bonne centaine de fois et finis par déclarer d’une voix un plus forte : « Mais chez-moi je sais également apporter les petit-déjeuner, t’as qu’à m’attendre ici et… Fais ce que tu as à faire. » dis-je en secouant la tête, ne comprenant pas moi-même tout à fait ce que j’étais entrain de raconter. Je me lève, sautille en essayant d’enfiler un pantalon en coton sans laisser entrevoir un mécanisme masculin matinal normal, mais délicat dans une situation telle que celle-ci. Je m’enfouis, en courant pratiquement et file par la porte laissant Mads toute seule. Je ne reviens qu’une bonne dizaine de minutes plus tard, une bouteille de jus d’orange et un paquet de céréales sous le bras, des bananes coincées entre les doigts. Je jette pratiquement mes trouvailles sur le lit conjugal, débusquée à l’épicerie voisine de l’école des filles, et viens m’installer en tailleur face à ma partenaire, plus à l’aise qu’avant mon départ. « Aujourd’hui nous avons en rayon des corn flakes industriels et du jus d’orange pulpeux. »

J’ouvre l’emballage des céréales. Ouvrir signifiant que je déchire le dessus du carton et tiraille ensuite le plastique qui contient les céréales jusqu’à ce qu’il daigne céder, envoyant par la même occasion quelques-unes de celles-ci sur la surface du matelas. D’un naturel économe et pas la moindre du monde gêné, je les ramasse en me servant du bout de mon doigt auquel elles s’attachent pour ensuite les amener jusqu’à mes lèvres. Ce n’est peut-être pas le geste le plus glamour qu’il soit, mais c’est mieux qu’avoir à dormir le restant de la semaine dans des miettes. Tandis que j’avale les tout derniers corn flakes égarés, Mads me fait remarquer qu’il manque le café. Je relève la tête et laisse mes yeux se promener sur mes trouvailles et constate qu’en effet je n’y ai absolument pas pensé. D’un autre côté, mettant servit directement à l’épicerie par paresse puisque celle-ci se situait plus proche de notre chambre, je n’aurais été bon qu’à ramener un paquet de café moulu. Peut-être qu’avec un peu de chance je pourrais débusquer des restes de la boisson chaude dans la cafetière qu’un autre candidat aurait déjà préparée dans la cantine qui fait office de cuisine. Au passage, ça ne serait pas une mauvaise idée de récupérer des bols et surtout des verres, parce que je ne suis pas sûr que ça plaise tant que ça à la jeune femme de boire directement au même goulot de bouteille que moi. Je commence à m’extirper du lit pour aller chercher tout ça, mais les doigts fins de la rousse viennent se poser sur mon bras pour me retenir. « Non ! Non ! Je plaisantais ! » Je cligne des yeux, l’observe quelques instants avant de me réinstaller à ma place en réalisant qu’elle ne veut vraiment pas que je m’échappe une nouvelle fois. En même temps, en cet instant précis je serais capable de faire n’importe quoi pour faire oublier mon comportement à mon réveil donc je me la joue obéissant. Je me remets en tailleur docilement, alors qu’elle fond dans ma direction et que je suis incapable de faire autre chose que de la regarder avec des yeux grands ouverts comme des soucoupes. Je lève le bras pour jeter un coup d’œil à ce qui a retenu son attention, bien que je sache pertinemment ce dont il s’agit. Mes iris se posent sur l’espèce de sillon de chair légèrement boursoufflée et rose qui s’étend sur quelques centimètres au niveau de mon flanc pendant plusieurs secondes. « Ah, ça ? Disons… Un souvenir. Pas forcément mauvais, peut-être un brin douloureux. » j’explique en détachant mon regard de ma cicatrice, dans un haussement d’épaules et un sourire d'un air qui se veut détaché. « Ca me donne un petit côté aventurier séduisant, tu ne trouves pas ? » Ou peut-être pas, mais dans tous les cas ça me fait plaisir de le penser. J’arque mes sourcils d’un air entendu sur le ton de la plaisanterie, avant de présenter le paquet de céréales à Mads en l’invitant à se servir.

Je laisse la jeune femme se servir une poignée de céréales raisonnable tout en me sermonnant sur le fait que c’est quasiment une honte à raison de mon petit commerce personnel de la laisser manger ces pétales de blés industriels secs. J’ai rien trouvé de mieux pendant mon excursion à la recherche d’un petit-déjeuner, mais je promets intérieurement de rectifier le tir plus tard en mettant tout mon savoir-faire à l’œuvre. Je me retiens de lui faire part de mes réflexions personnelles parce que je suis prêt à parier que si je révèle tenir un bar à céréales après m’être vanté de mon côté aventurier, Mads éclatera de rire à tous les coups. Il me manque encore un peu de crédibilité pour le moment. « Je rêve d’aventure… » déclare-t-elle d’une voix rêveuse. Un nouveau sourire vient tirailler le coin de mes lèvres. C’est le genre de sentiments que je peux tout à fait comprendre et même bien plus encore. Sauf que les expéditions avec un sac à dos contenant toute ses affaires en guise de compagnon de vacances, j’ai passé l’âge. « L’aventure est utopique. On ne parle jamais de la morve au nez qui accompagne le temps glacial des nuits à la belle étoile ou la conséquence d’une nourriture exotique sur un estomac… » En fait, ce n’est pas tout à fait mon avis sur la question, malgré que ce soit des vérités prêtes à faire reculer les moins courageux. Ces expériences apportent plus à un voyage que les journées plates et monotones. La jeune femme lance une des céréales dans les airs et tente de la rattraper en écartant les lèvres, mais elle n’est bonne qu’à retomber sur son menton. Je fais un petit bruit railleur pour me moquer gentiment d’elle, avant de le regretter parce qu’elle semble vouloir que j’essaye à mon tour. Ayant quelque chose à prouver, je me la joue gros bras sûr de lui en prenant des poses qui m’annoncent déjà vainqueur, avant de lancer la pétale de blé vers le plafond. J’ai beau faire mon possible pour calculer la trajectoire du projectile, je me loupe royalement. Je lève un index en direction de Mads pour déclarer avant qu’elle ne puisse placer un quelconque commentaire : « J’ai le droit à trois essais. C’est toujours comme ça dans les contes de fées, le chevalier se foire deux fois de suite avant de remporter l’estime de la donzelle. » Je réitère mon geste, sans toutefois réellement essayer de gober la céréale parce que sinon ça contredirait toutes mes explications. Pour la troisième tentative, je fais tout un manège de respiration en essayant de ne pas pouffer, avant de faire s’envoler la céréale. J’ouvre la bouche à m’en décrocher la mâchoire, penche la tête, prie pour que ça fonctionne, avant de parvenir à la rattraper. Je brandis mes points en l’air en digne descendant d’un champion olympique et regarde ma partenaire avec des yeux brillants, attendant les exclamations et applaudissements qui s’imposent.

Bien sûr trois, elle n’a donc pas écouté mes grandes explications avisées ? C’est la norme, ce n’est absolument pas moi qui choisit, qu’est-ce qu’elle croit. Et Mads continue de douter de ma bonne parole en osant même me demander de confirmer mes propos sans la moindre pudeur, alors que je viens de louper ma seconde tentative. En plus, elle fait un bruit incroyable tant lorsqu’elle farfouille dans la boîte de céréale que lorsqu’elle mastique les pétales de blés. Très franchement, c’est loin de m’aider à me concentrer. « Révise tes classiques. » je la conseille dans un léger sourire, un sourcil levé en l’air. Il y a un court moment de flottement où je reste immobile, suspendu entre deux actions, alors que mon esprit parcours mes souvenirs d’enfance à la recherche d’une histoire pour étayer mes dires. Rien. Peu importe, je laisse tomber et me remet en marche en exécutant mon tout dernier lancé avec succès. Alors que mes yeux se sont posés sur la jeune femme en espérant –et même attendant- mondes et merveilles, je me heurte à un mur de surprise qui me coupe dans mon entrain. Elle doute, elle me prend pour un vrai nul. Mais non, son visage se détend dans le seconde suivante, presque moqueuse de m’avoir eu aussi facilement. Elle m’applaudit, se penche pour venir embrasser tour à tour mes deux joues avec une ironie qu’il est compliqué de louper. « Exactement, Madame cynique. Le chevalier est très très doué, mais il ne peut rien faire contre le règlement de la destinée des contes de fées. » Quoi ? Je fais un signe de la tête bref et sec, censé lui intimer de ne pas discuter avec ça. Le grand Corto a parlé. Cela dit, je joue le sérieux de la chose et je n’ai jamais été un grand comédien donc je ne suis pas sûr de réussir à la faire cesser ses critiques à propos de mon exploit. A moins que je mette à mal ma propre crédible volontairement sans réellement m’en rendre compte, parce que ça m’embêterai fortement de paraître désobligeant à l’égard de ma partenaire. Je me saisit d’une des bananes que j’ai apporté, l’épluche, puis croque à l’intérieure, avant de reprendre la bouche pleine, en pointant le fruit que je tiens dans la main en même temps que je parle : « Et crois-moi, la princesse est trop bien roulée pour qu’il la laisse dépérir. » Je finis de mastiquer, puis lui souris de toutes mes dents avec humour. Enfin j’espère qu’elle saisira cette dernière nuance, ça m’ennuierai de faire une seconde bourde au risque de la retrouver planquée sous les draps une nouvelle fois. J’étire mes bras au-dessus de ma tête en baillant aux corneilles, pas encore tout à fait réveillé. Ceci explique sûrement cela. « Mais si tu penses pouvoir réussir uniquement au bout de la deuxième tentative, je t’en prie… » dis-je en désignant le paquet de céréales d’un geste, les yeux remplit de défis.