Allongée quelque part en contrebas du village, au beau milieu d'un véritable élevage de lavandes, Ismay avait posé sur le ventre son exemplaire du Parfum de Süskind, le doigt coincé à l'une des dernières pages, et les yeux fermés. Venue s'étendre là pour profiter des quelques rayons de soleil qui perçaient encore la couche nuageuse, elle avait finit, à quelques pages seulement du dénouement - qu'elle connaissait déjà par coeur - par fermer une petite seconde les paupières pour se reposer et ce qui devait arriver arriva. Elle était tombée endormie. Pas spécialement fatiguée pourtant, le bercement de Nujabes dans ses oreilles et la douce odeur de lavande l'avaient fait tomber dans un sommeil qui ne dura que peu de temps. En effet, à peine une dizaine de minutes plus tard, elle ne savait quoi la tira du pays des songes. Clignant péniblement des paupières, elle grogna, se redressa en refermant son roman et s'étira comme un chat après sa sieste. Drôle d'impression que de se réveiller au beau milieu des champs. Jetant un regard circulaire autour d'elle, son attention fut alors attirée par un mouvement sur sa gauche. Une... quelqu'un ? Plissant les yeux, elle reconnut après quelques secondes la tignasse d'Elliot. Souriant, elle s'élança vers elle, s'arrêtant à quelques pas. Aussi silencieusement qu'elle put, elle se glissa à son côté, puis sauta devant elle, lui intimant d'un doigt devant la bouche de se taire. Consultant sa montre, le doigt toujours levé, elle compta sept secondes, puis « fais un vœux ! » Il était onze heures et onze minutes. L'une des deux heures parfaites. Mieux encore, on était le onzième jour du mois. Si en plus, on avait été en novembre, ça aurait rajouté du sérieux à la chose. De toute façon, personne n'y croyait, à ces nombres magiques, et Ismay faisait partie du nombre. Mais quoi ? ça ne coûtait rien de rêver, pas vrai?

Je sifflote un air connu, en bougeant ma tête en rythme. Je tire une latte, laissant sur mon passage une traînée de fumée. Je marche, j'erre depuis quelques minutes déjà. Pour me dégourdir les jambes tranquillement. Impossible pour moi de faire une sieste. Trop de caféine afflue dans mes veines. Ce qui rends encore plus nerveuse que d'habitude. Je dois abandonner le café, je crois. Je continue à fumer ma clope en m'exposant au soleil de plomb. La température environnante n'est ni trop chaude, ni trop fraîche. Pile ce qu'il faut. Le vent s’engouffre dans mes cheveux. Portant une sacoche renfermant mon appareil à polaroid et mon argentique, mon regard est l'affût d'un sujet à photographier. Je déambule dans les chemins sinueux avant d'apercevoir au loin les champs de lavande. J'y pénètre en faisant attention ne pas écraser les précieuses fleurs. Je vois une tête apparaître au milieu des lavandes. Cette tête, je la connais. Je m'approche, un sourire en coin. Elle vient à ma rencontre avec élan. Un petit saut et elle retrouve devant moi. Je louche sur son index, m'intimant de ne pas ouvrir la bouche. Je arque un sourcil interrogateur, je ris un brin moqueur avant de l'écouter avec sérieux quand je la vois regarder sa montre au poignet. Interloquée par son doigt levé au ciel, je l'observe curieuse de savoir ce qui se passe dans sa tête à cet instant. La belle rompt le silence quasi cérémonieux en s'exclamant : - Fais un vœux ! J'écarquille les yeux. Je m’exécute. Mes paupières se ferment, mes mains se rejoignent et mes doigts s’entrelacent. En position de prière. Je ne prends pas la peine de réfléchir. Je le connais déjà mon vœu. Le vœu s'est implanté directement dans ma tête comme un automatisme. Tous les ans, je fais toujours le même vœu. C'est le même à chaque fois. A un mot près. Un vœu pour lequel j'ai une affection particulière. Il ne s'est jamais réalisé. Je persévère en espérant qu'un jour il sera réalisable. Mon vœu est pétri de rêves d'enfant et empreint d'une niaiserie navrante. Petits, on nous berce tellement d'illusions et d'histoires fantasques qu'en grandissant, on se prend à rêver d'aventures à foison et de romances dégoulinantes. - C'est fait ! J'ouvre un oeil, puis l'autre. Je ris. Je sors mon appareil à polaroids que je braque sur elle. - Say cheese ! La photo sort. Je l'agite sous ses yeux. J'examine la photo. Pas juste ! Même prise au dépourvu, elle reste incroyablement photogénique. - Regarde comme t'es belle., dit-elle d'une voix enfantine en lui tendant la photo.

L'observant fermer les yeux comme une enfant, Ismay ne parvint à conserver une part de mystère et d'intimité dans ce vœux et automatiquement, elle se mit à imaginer mille et un souhaits qu'Elliot aurait pu avoir fait. Une tonne de nouveaux vêtements ? de nouveaux appareils photos ? le don de téléportation ? le prince charmant ? un poney qui mange les arcs-en-ciel et fait des cacas papillons ? Elle n'en avait finalement aucune idée, mais tint sa langue et ne chercha pas à savoir. Tout haut, en tout cas. Car c'était connu, si on avouait un vœux, celui-ci ne se réaliserait pas. Il ne se réaliserait officiellement pas, du moins, puisque tout le monde savait tout autant que ce genre de vœux, c'était surtout une façon de donner aux enfants une raison de croire en leurs rêves. Souriant lorsque, enfin, la brune annonça qu'elle avait formuler tout bas son vœux, elle n'eut le temps de réagir que déjà, elle brandit sous le nez d'Ismay un... appareil photo ? oh non ! « Ch... » mais trop tard, elle est cuite. Faite. Photographiée, quoi. Elle n'osait imaginer la tête qu'elle pouvait bien avoir sur cette photo. Préférant ne même pas regarder, elle se force néanmoins lorsqu'Elliot la lui tend et la commente. Ah ! ridicule ! Les traits d'Ismay balancèrent alors entre le scepticisme et le désespoir. « Oh non, regarde les cernes que j'ai, et ma bouche ! je ne savais même pas que j'étais capable de faire une telle grimace ! » s'exclame-t-elle, manquant de rire en voyant son visage. En vrai, l'anglaise ne se trouvait absolument pas photogénique. Mais alors là, pas du tout. Et chaque fois qu'elle se retrouvait prise en photo, elle était mécontente du résultat, trouvant chaque fois la petite bête qui, comme à son habitude, n'était visible qu'à ses yeux. Reposant les yeux sur l'appareil photo, elle ouvrit de grands yeux. Et mais... Elliot ? Photographe, en plus ? Certes, elle savait qu'elle aimait la photo - puisqu'elle avait déjà tenté l'expérience - mais elle semblait réellement bien équipée question matos, cette fois. « Tu en as fait d'autres ? » questionna-t-elle, désignant le polaroid. Elle ne doutait pas du talent d'Elliot, non non. Et forcément, si elle avait sur elle une collection, elle souhaitait - que dis-je, elle exigeait - de la voir sur le champ.

J'ai trouvé un sujet de photographie plus intéressant que la lavande. Même plus beau qu'une fleur violette. Il se trouve juste en face de moi. Elle a un minois qui laisse rêveur. Elle est magique, cette fille. C'est pourquoi je l'ai prise en photo. Cette fois-ci, un polaroid en ressortirait de cette journée. Une souvenir d'elle que je garderai précieusement. Pas le temps de dire Cheese qu'elle retrouve instantanément sur la photo que je suis en train de lui tendre. J'attends son commentaire en croisant les bras et en la regardant en silence. Ses yeux scrutent l'ensemble, puis s'attardent sur ses traits. Je la trouve belle sur cette photo. J'ai comme le pressentiment qu'elle ne sera pas du tout d'accord avec moi. - Oh non, regarde les cernes que j'ai, et ma bouche ! je ne savais même pas que j'étais capable de faire une telle grimace !, réplique-t-elle spontanément. Elle ne se rend pas compte qu'elle a de très belles expressions. Le fond clair derrière elle renforce l'intensité de ses yeux clairs. Je ne suis peut-être pas objective en disant cela. J'ai pris de nombreux polaroids dans ma vie. Je m'intéresse tout particulièrement au visage de mes sujets. En général, les gens détestent ça, qu'on prennent leur visage en photo parce que la plupart du temps, ils ont une image dégradée d'eux-mêmes. Nous avons une perception différente et difforme des choses. On ne voit que nos défauts en premier. Les cernes, les pattes d'oie, les rictus, les rides, etc. Des défauts physiques pour les autres. Pour moi, ça représente des bribes de la personne que j'ai en face de moi. Selon les superstitieux, la photographie enferme l'âme des êtres à l'intérieur. C'est pour cela que des photographes photographiaient les morts. Ces photos, on les appelaient les Memento Mori. Concernant les âmes et tout ça, ce ne sont que des superstitions après tout. - Tu en as fait d'autres ? Je hoche la tête et lui sourit. Je sors de ma poche les polaroids que j'ai pris ici et là, dans le village. Elle va reconnaître certains candidats, dont Raphaël ou Jared par exemple. - C'est une sorte de passe-temps. J'aime collectionner des choses improbables. Les polaroids en font partis. J'ai une pièce prévu à cette dans mon appartement. Un mur entier est recouvert de polaroids. Des polaroids de proches, d'amis et d'étrangers. - Tu veux essayer ?, lui demandai-je en lui tendant mon appareil.

Suite à sa requête déguisée, la brune sortit de sa poche tout un tas de polaroids qui ravirent Ismay par le simple fait de leur existence. Oh ! Les yeux brillants rien que d'y penser, elle les fit défiler à une allure folle sous ses yeux, à la fois désireuse de tous les voir et rapidement, tout en souhaitant s'attarder le temps nécessaire sur chacun d'entre eux. Dur dur. Du coup, elle repartit pour un tour, souriant face à certains clichés qu'elle inspecta de façon plus poussée à présent, reconnaissant quelques visages du nid, quelques pans de murs, et paysages. Pendant ce temps, Elliot lui expliquait en quelques mots brefs et concis son goût pour ce genre de photographie. Les choses improbables. Hm. Que considérait-elle comme "choses improbables" ? les pola ? ah bon ? « J'ai eu vent de passe-temps plus bizarres... » fit-elle en retenant un rire, l'image de Malik s'imposant à elle. Oui, parce qu'entre la photographie et courir à pieds nus sous la pluie, il y avait de la marge, quand même. Là-dessus, Elliot lui tendit l'appareil tandis qu'Ismay lui rendait sa pile de polaroids. Quoi ? Que ? Moi ? Elle ? S'emparant de l'engin, elle le détailla un instant. Ce n'était pas le même qu'elle avait utilisé la dernière fois, mais bon, leurs fonctionnements devaient être relativement identiques. « Say cheese ! » l'imita-t-elle et aussitôt, elle redressa l'appareil pour capturer son image. Alors que le mécanisme provoquait un léger "clac" et que la photo sortait de l'embrasure, elle l'attrapa et la secoua. Elle savait tout de même faire ça, l'avait même déjà testé. Le résultat, cependant, n'avait guère été concluant - malgré ce que Raphaël avait tenté de lui faire croire - et avec un peu de chance, ça ne serait pas aussi mauvais cette fois-ci. Jetant un regard prudent à son oeuvre, elle ne pu contrôler le fou rire qui la saisit à l'instant même. En fait, ce n'était pas une photo d'Elliot. C'était une photo du haut du crâne d'Elliot. Elle riait toujours lorsqu'elle lui dévoila finalement le cliché. « Je crois que je vais me contenter des bons vieux appareils numériques » plaisanta-t-elle finalement. Considérer les numériques comme étant de "bons vieux appareils" comparé aux polaroids, c'était drôle. Pas forcément dans le bon sens. Heureusement qu'elle avait un peu plus de jugeote que ça.

Les polaroids, je les range dans des boîtes prévues à cette effet ou les colle au mur. Chaque polaroid représente un souvenir. Je ne les prends pas au hasard. Quand on choisit un lieu ou un personnage à photographier, c'est par instinct. On ne réfléchit pas. On fait. Le polaroids qui sort de la machine est la plupart du temps imparfait. J'aime l'effet qui en ressort. Les couleurs sont éthérées, les traits sont imprécis. Les imperfections ne sont pas visibles. Elles s'effacent sur la photo. On ne peut revenir en arrière, on ne peut pas le supprimer. Elle reste telle quelle. La photographie, un passe-temps comme un autre. Le polaroids n'est plus aussi utilisé qu'avant. Nous sommes à l'ère du numérique. Les argentiques restent dans nos caves poussiéreuses. On balance les Super 8 à la poubelle. Une abomination ! Sacrilège ! Je collectionne des vieilleries qui vient décorer mon appartement ou encore je répare de vieux appareils. Je lui montre une série de polaroids, intitulé sobrement Fake Lover. - J'ai eu vent de passe-temps plus bizarres... J'avoue que ce n'est pas le plus bizarre. C'est improbable dans le sens où très peu de gens collectionne ce genre de photos de nos jours. Quand on parle de polaroids, ça rappelle un passé lointain alors que ce n'est pas si loin que ça. Je lui tends l'appareil photo pour qu'elle fasse un essai, si elle le souhaite. Elle le prend entre ses mains et y jette un coup de d'oeil. Puis elle se lance. - Say cheese ! La photo sort de la machine. Elle l'agite pour que j'apparaisse sur la photo. Elle me montre le résultat. Elle rit, puis me donne la photo. Je l'examine et souris. C'est conceptuel, je dois dire. Je n'ai jamais vu mon crâne comme ça. Je ris. Bien sûre, cela demande un peu d'entraînement. - Je crois que je vais me contenter des bons vieux appareils numériques. Je ne reprends pas mon appareil. Pas tout de suite, du moins. Je vais lui apprendre. Ce n'est pas si compliqué, une fois qu'on comprend le truc. - Je vais t'apprendre. C'est facile. Je me mets derrière elle et prends délicatement ses mains (qui tiennent l'appareil) pour les lever au niveau de ses yeux. - Regarde bien le viseur. Il suffit juste de bien cadrer. Je positionne la caméra correctement devant elle. Je suis en train de la guider. L'appareil pointe en direction du champs de lavande. - Une fois que tu as bien cadré, tu appuie sur le bouton. Je prends son pouce et capture l'image tout de suite. La photo sort que je saisis et secoue ensuite. - Voilà !, dis-je en lui montrant le résultat.

Bon, le talent pour la photographie, tu l'avais, ou tu ne l'avais pas. Ismay, ça faisait longtemps qu'elle avait renoncé à se découvrir un potentiel don artistique. Elle avait beau gribouiller un peu sans réel talent pour le dessin, elle était plutôt de ceux qui admiraient l'art sous toutes ses formes, laissant l'émotion la gagner, encore et encore. En ce qui concernait la photo, elle l'avait compris en constatant que ses photos de vacances ou de sorties n'étaient jamais bien stylées, n'étaient pas à la fois épurées et belles, n'avaient rien de spécial. Elle l'avait aussi compris lorsque l'un de ses amis s'était tout doucement mis à tâter de l'appareil et que, évidemment, dès ses premiers clichés, elle était restée subjuguée par la chose. Bah. On ne pouvait pas être douée en tout. Alors bon, par pitié ou gentillesse, allez savoir, Elliot décrète qu'elle va lui apprendre. Ah... ah bon ? Déjà, elle se positionnait derrière l'anglaise, attrapait ses mains et dirigeait l'appareil tout en lui indiquant la marche à suivre. Franchement, sur le coup, Ismay se sentit complètement ridicule. Vraiment beaucoup. Elle le prit avec le sourire, cependant, prenant avec bonne humeur la leçon de son amie. En ressorti un cliché pas trop mal de la lavande. Pas top comme paysage. On avait fait mieux. Elle hocha la tête avec enthousiasme mais se retourna à nouveau, cependant, et récupéra ses mains. « J'aimerais essayer avec un modèle plus intéressant, si tu veux bien. » Reculant d'un pas, elle releva l'appareil jusqu'à son visage, prit soin de cadrer bien comme il faut, et juste au moment où elle s'apprêtait à capturer l'image de l'américaine, une idée lui vint en tête avec une telle brusquerie qu'elle faillit en sursauter. « Attends ! tu crois que j'arriverais à faire un puzzle de toi ? » s'exclama-t-elle en découvrant de grands yeux et un sourire colgate. Reculant à nouveau d'un pas, elle se repositionna correctement et entreprit de cadrer son côté droit, l'oeil, la pommette et l'oreille. Clac ! Dans la boite ! Ou plutôt, dans la main, puisqu'elle récupéra aussitôt le polaroid. Le gardant bien précieusement après un bref coup d'oeil, elle réajusta l'appareil sur un autre endroit de son visage. « Raconte-moi quelque chose, pendant ce temps, tout ce qui te passe par la tête ! » fit-elle de derrière l'appareil. Parce que le clic clac de l'appareil n'était pas satisfaisant, et qu'on était pas dans un shoot pro, quand même !

Je lui enseigne quelques bases pour qu'elle se débrouille ensuite. Elle verra que ce n'est pas très difficile. Tout est une question de pratique. On fait un essai sur un objet au hasard. Cela tombe sur les champs de lavande. Ce n'est pas original comme paysage. C'est juste pour s'échauffer et prendre la main sur l'appareil. C'est simple. Il suffit juste de viser et le tour est joué. Je prends ses mains pour la guider, pour lui inculquer des notions de bases. Une fois que c'est fait, elle pourra prendre n'importe qui en photo. Elle décide de s'entraîner sur un sujet autre qu'un paysage. Je lui souris quand elle me prend l'appareil des mains. - J'aimerais essayer avec un modèle plus intéressant, si tu veux bien. Elle me choisit comme modèle. Je hoche la tête. Mes lèvres s'étirent. Je ne fais pas de pause. J'essaie d'être naturelle en oubliant l'existence de la caméra. La première photo sort. Elle s'exclame en examinant la photo. - Attends ! tu crois que j'arriverais à faire un puzzle de toi ? Ce serait original comme ça. Il y a de l'idée. Ce genre de puzzle irait bien sur mur. Remarque, on pourrait en faire un jeu. Une idée à garder en réserve tiens. Comme ça, si je m'ennuie je saurai quoi faire. Au moins, ça fera une jolie décoration dans la chambre commune. Au-dessus du lit. Je m'y vois déjà. Je redescends de mon nuage quand je vois que l'objectif est dirigé vers moi. Elle fait une autre prise. Hop ! La photo apparaît instantanément dans sa main. Elle l'observe, puis recommence en cadrant mieux cette fois en direction de mon visage.- Raconte-moi quelque chose, pendant ce temps, tout ce qui te passe par la tête ! Je ris. Elle a bien dit tout ce qui me passer par la tête. - Et bien ... Quand j'étais p'tite, ma mère m'a emmené chez le coiffeur pour la première fois. J'étais toute excitée. Arrivées là-bas, j'étais tellement contente d'être au salon de coiffure que je n'ai pas arrêté de gesticuler dans tous les sens. Résultat, le coiffeur a coupé mes cheveux trop courts. En sortant du salon, je ressemblais à un garçon. Je n'étais pas mécontente de ma coupe. Comme ça j'avais pu jouer aux comboys et aux indiens avec les garçons de mon quartier. Quand j'avais sept-huit ans, j'avais toujours voulu être un garçon. Je trouvais qu'être une fille était barbant. Je détestais jouer à la poupée. Je préférais courir comme une dingue, me rouler dans l'herbe. J'étais très casse-cou. J'en porte encore des cicatrices ici et là.

Maintenant qu'elle était partie sur son idée on ne peut plus géniale - avouez-le - Ismay était carrément enthousiaste, et n'hésitait pas à s'engueuler in peto si elle constatait qu'elle cadrait mal ou rêvassait un peu trop en apercevant quelque chose d'inutile et inintéressant derrière Elliot. Elle avait du boulot, si elle voulait réussir à constituer un puzzle parfait de polaroids représentant la brunette. Dieu sait que vu son talent inégalable en la matière, être distraite ne l'aiderait franchement pas à terminer avant demain. Or, elle n'aurait de cesse que d'achever son projet, et de l'achever avec perfection, bien entendu. Oui, oui. Tant pis si Ellito mourrait de faim, de soif, de froid, ou que sais-je. Elle s'était engagée, voilà. Levant à nouveau l'appareil devant ses yeux, elle écouta les paroles de l'américaine sans en perdre une miette, malgré que la plus grande part de son attention soit reportée sur son image. Clac ! Attrapant le polaroid et le secouant, elle esquissa un sourire satisfait après un bref coup d'oeil. « Les cowboys et les indiens ? Nous c'était les policiers et les voleurs, et bizarrement, il y avait toujours toutes les filles qui jouaient les policiers et tous les garçons qui jouaient les voleurs, ou inversement... » Et bien sûr, la caution à payer pour être libre et recommencer à jouer, c'était le bisou inévitable et sacré, bien qu'encore innocent à cette époque. Déjà gosses, la différence des genres se faisait sentir et attisait la curiosité. En vrai, Ismay, elle n'avait jamais trop aimé ce jeu. Ou plutôt, elle adorait y jouer lorsqu'elle avait la certitude qu'elle ne serait pas obligée de recevoir ou de donner un baiser à un petit garçon qu'elle n'aimait pas du tout. C'était ridicule, à ses yeux. Un voleur, lorsqu'il se faisait coffrer par un flic, il ne lui donnait pas de baiser pour marchander sa liberté, pas vrai ? « Comment tu étais, quand tu étais petite ? » lui demanda-t-elle, de fil en aiguille. Un peu casse-cou, visiblement. Ça ne l'aurait pas tant étonnée qu'elle lui confie avoir été très garçonne. Non pas que ça se voyait, mais ça aurait été moins choquant que si ça avait été Daphné qui lui avait avoué la même chose, disons.

Je suis heureuse de partager ma passion des polaroids avec Ismay. Celle-ci semble très enthousiaste tout d'un coup. Elle prend des clichés, des tonnes clichés. Elle se découvre l'âme d'une photographe. Elle est animée par un élan d'inspiration. Les photos s'enchaînent. Elle me prend sous toutes les coutures. Je m'amuse de cette situation, car d'habitude c'est moi qui se trouve derrière la caméra. Cela me fait bizarre de jouer aux mannequins. Mais ce n'est pas si désagréable que ça. Je prends mon rôle très sérieux d'ailleurs, en variant les expressions. Le mieux, c'est de raconter une histoire. N'importe laquelle. Je raconte un souvenir. Celui de ma première au salon de coiffure. Je lui explique que le coiffeur m'a coupé les cheveux trop courts. Mais j'ai aimé la coiffure à la garçonne. J'ai pu me faire des amis et jouer aux comboys et aux indiens. Un de mes jeux préférés quand j'étais enfant. - Les cowboys et les indiens ? Nous c'était les policiers et les voleurs, et bizarrement, il y avait toujours toutes les filles qui jouaient les policiers et tous les garçons qui jouaient les voleurs, ou inversement... Je lui souris. La chance ... Aucune des filles de mon quartier ne voulaient jouer avec des garçons. Elles préféraient rester entre elles à rêver du prince charmant et à jouer à la dinette. Moi, j'étais différente. Mon père m'a élevé comme un garçon. J'ai commencé à traîner qu'avec des mecs, à faire des trucs de mecs. Je me sens intégrée car les filles avaient tendance à me rejeter. - Comment tu étais, quand tu étais petite ? Je ris. - J'étais turbulente. Je ne tenais jamais en place. J'étais hyperactive, garçon manqué. Je faisais du skate. J'ai appris la mécanique avec mon père. En gros, tous les trucs de garçon. Mon père a toujours voulu avoir des garçons. Pas de bol. Il n'a eu que des filles. Mon père nous aimait comme même. Nous étions ces petits trésors. Il se montrait très protecteur envers nous. - Et toi, t'étais comment ? Je l'imaginais assez bien porter des couettes. Je ne sais pas pourquoi. C'est la seule image qui m'est venue à l'esprit.