La fumée s'évaporait dans le froid prenant de l'hiver irlandais. Le vent ne soufflait pas, mais le moindre centimètre de chair exposé se glaçait du climat peu clément. Même le huis clos de Fake Lover ne suffisait en rien à réchauffer le jardin. Pourtant, Deirdre y était bel et bien assise, nonchalante et certaine, la cigarette portait aux lèvres comme un ultime affront à ses poumons déjà douloureusement sollicités par la fraîcheur des températures. Elle n'avait même aucun scrupule à tousser des plus sèchement quand les inspirations venaient à lui manquer. Elle était là. Elle était bien. Et la nicotine dans son corps apaisait ses sens affamés, et farouches. Elle se sentait doublée d'une nouvelle existence, d'un nouveau souffle, qui pouvait venir se briser contre le silence alentour. Doux silence. Amer silence. Il était délicieux à son cœur, et infâme à son oreille. Mais il demeurait. Parce que le dîner se pressait. Parce que l'aventure exigeait la sociabilité. Avenante, Deirdre ne l'était point, et elle l'assumait si bien qu'elle n'éprouvait rien à l'idée d'être là quand tous se tournaient autour, les uns contre les autres, et les autres pour les uns. Ils étaient là, chacun dans leur mystère, et tous pour la même vie, entre ces murs. Ces murs. Voilà qui obsédait encore Deirdre sans qu'il n'y ait eu un quelque lien. Elle, elle pensait et discutait tout et rien dans le confort de ses absences. Ses lèvres aspirèrent encore la douce fumée, pour finalement la recracher. L'extrémité brûlante de la cigarette vint caresser la peau de son poignet pour finalement y renoncer. Elle n'avait pas souhaité s'y brûler, mais l'idée lui avait plu farouchement. Elle était là, bien seule, et ces instants lui inspiraient un puissant besoin de commettre quelque chose d'incorrect, d'intangible. Elle ignorait seulement encore quoi. Ce qui viendrait.

Dix neuf heures, et toujours rien dans l'estomac, c'était quelque chose qui me tuait. J'avais pris la fâcheuse habitude de manger à 18h00, enfin dans ses environs, et donc le moindres écart m'était insupportable. Mais il fallait que je m'habitue au rythme de la maison, ou plutôt, à celui de ses couches tard d'habitants. J'avalais donc par grandes bouchées les aliments du repas, décidant par la suite de m'isoler un peu. En effet toute cette population était agréable, certes, mais vingt quatre heures sur vingt quatre, c'était tout de même pesant, je devais donc partir. Oui, mais pour aller où ? Je réfléchis quelques secondes avant de me diriger vers la chambre, attrapant une couverture, tant pis pour mon partenaire, après tout, les hommes étaient de nature chaude naturellement. Passant le pallier, je sentis mes poils se dresser, il faisait froid, tellement froid que j'avais l'impression de n'avoir plus aucun autre membre que ma tête, et encore. J'aperçus alors une silhouette, non loin de là, elle devait également être plongée dans une solitude et une froideur intense.

M'avançant vers elle, je pris la parole « Je... peux ? » dis-je en désignant une place non loin d'elle. Approche plutôt simple, et certainement loin d'être aussi efficace que je l'espérais.

Dans son silence, Deirdre fulminait d'un certain confort. Le froid ne pouvait rien lui prendre qu'elle n'ait déjà donné et, a contrario, il ne pouvait rien lui donner dont elle ait eu besoin. Au contraire, elle était bien. Si pauvre. Si seule. Personne pour pénétrer son cercle, personne pour percer son calme. Sauf un seul être, un seul et unique être qui s'y était aventuré à la seconde même où la cigarette avait quitté les lèvres de la jeune irlandaise. Par-dessus son épaule, Deirdre avait reconnu Héléna (elle en avait découvert le prénom par le hasard d'une conversation plus ou moins surprise entre certains de leurs camarades). Avant même d'imaginer répondre quoi que ce fût, elle inspira un nouvel élan de mort, avalant avec soin chaque souffrance contenue dans ces quelques centimètres de maladie précoce. Le cancer frôlait ses poumons et, elle, elle attendait tranquillement, fille fragile au bord d'une route où nulle voiture ne daignait s'arrêter pour la ramasser. Pas même un ivrogne pour la violer. Rien. Aussi sa main mit un long moment à monter jusqu'à hauteur de son visage pour faire signe à la jeune importune d'approcher. Elle alla même jusqu'à l'inviter à s'asseoir là, juste en face d'elle, à même l'herbe. Et quand ce fût fait, elle lui tendit sereinement sa cigarette à moitié consumée. Oui, la belle avait des envies d'incorrect, et puisque cette jeune femme se présenta au froid en cette nuit providentielle, Deirdre n'allait pas la rejeter. Bien au contraire.

La jeune femme ne m'adressa pas un mot, m'invitant simplement à la rejoindre. Je l'avais remarqué lors de la soirée précédente, elle était plutôt distante. Chose étrange dans un émission comme celle ci mais après tout, peut être que son secret l'obligé à être comme ça ? J'en doutais tout de même fortement puisque ça avait l'air d'être une choix, pour elle. Vraiment je ne comprenais pas, mais j'acceptais tout de même son attitude, chacun étaient comme ils voulaient être, du moment qu'ils savaient se gérer et ne pas être désagréable. Elle me proposa par la suite de fumer, je déclinais son offre d'un geste de tête.

« Je ne fume pas, mais merci. »

J'avais bien entendu déjà essayé, mais cela s'était résumé en un étouffement, et quelques toussotements, depuis je n'avais pas réessayé, ne trouvant aucun plaisir à tirer de la nicotine.

« Je suis Héléna... Et tu dois être Deirdre, je me trompe ? » dis-je en un sourire.

Son nom m'était revenu comme par enchantement, ou tout simplement parce qu'une des chambres portait son nom.

Elle ne s'était pas attendue à ce quelqu'un approchât. A vrai dire, l'on respectait souvent sa solitude, à moins que la sienne propre fût bien supérieure, et bien plus désagréable. Et elle ignorait bien ce que cette inconnue venait chercher. Mais puisqu'elle était là, elle l'invita. Et son refus, Deirdre l'accusa avec silence. Par deux fois, entre hier et ce jour, on lui avait affirmé ne pas fumer. Voilà qui aurait dû lui servir d'exemple, lui faire comprendre, mais il n'en était rien. Elle recommencerait inlassablement, et ce fût nonchalamment qu'elle conduisit encore la cigarette à ses lèvres, aspirant une bouffée qui encrassa un peu plus ses poumons. Elle connaissait bien les ravages du tabac. Oui, justement. Elle était tout à fait consciente, de cela comme de l'instant présent. Aussi acquiesça-t-elle doucement. Oui, elle s'appelait Deirdre. Paraissait-il. Étrangement, trop des candidats s'en souvenaient. La raison échappait à la principale concernée, mais c'était ainsi. Ni plus ni moins. Et peu importait. « Tu me laisserais t'embrasser ? » Le silence flotta, tangible, mais les mots furent bel et bien prononcés. Sans détour. Sans oscillation. Tout du long, Deirdre avait parlé distinctement et sereinement, son regard dans celui d'Héléna, la cigarette à portée de ses lèvres afin qu'elle ne cessa jamais d'inhaler la fumée putride de cet instrument de mort. Et malgré que la question fût improbable, déplacée ou simplement indécente, Deirdre n'éprouvait rien qui frisa l'offense, ou le regret. Elle assumait parfaitement, comme s'il n'y avait rien eu de plus naturel, à dire autant qu'à faire. D'ailleurs, elle inspirait encore jusqu'à venir caresser sa peau de quelques cendres. Elle était prête, prête et disposée, comme un nuage voluptueux qui enveloppe pour lentement étouffer, sans s'encombrer de morale. Jamais.

La jeune femme n'était ni très bavarde, ni très réactive, je me demandais d'ailleurs si le froid n'avait pas fini par l'achever, ou peut être était-ce tout simplement la cigarette qui occupait toutes ses pensées. Je n'en savais franchement rien. Posant mon regard sur la jeune femme, celle ci lâcha quelques mots qui eurent pour effet de me refroidir encore plus que je ne l'étais déjà. La regardant d'un air passif je lui répondis.

« Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. » il fallait avouer que cela était plutôt malsain.

Ce n'était pourtant pas pour cela que je refusais, mais tout simplement parce que je n'étais pas attirée par les femmes, et bien que cela ne rentrait pas forcement en compte, ce n'était certainement pas mon genre d'embrasser quelqu'un sans éprouver quoi que ce soit pour cette personne. Peut être était-ce de la lâcheté ? Certainement. Je n'étais, sur ce point, pas amusante, ni rien de tel, il fallait l'avouer. Mais je ne voulais pas commencer à entrer dans ce genre de sérénade, pas maintenant, il était trop tôt et ils ne seraient pas forcement d'accord. Baissant les yeux, je caressais l'herbe d'une main lente, partageant mon silence avec celui de la jeune femme, pour une fois.

Ce n’était effectivement guère une bonne idée quand l’on songeait avec quelle facilité les langues se perdaient dans des bouches étrangères, ici, entre ces murs. Deirdre, elle-même, n’avait jamais rien vu de tel. Les baisers. Les étreintes. C‘était sans décence ni pudeur. Elle avait embrassé bien plus d’inconnus que d’hommes, et surtout de femmes, qu’elle avait bien connus, mais il lui semblait souvent que Fake Lover était bien plus particulier que son quotidien. Quand elle pensait aux lèvres qui s’étaient posées sur les siennes, Deirdre s’en rappelait chaque fois avec précision, et émotion. Dans cet endroit, il lui semblait que tout était bien différent, et qu’elle oublierait bientôt chacun de ces visages parce qu’ils l’oublieraient en retour. C’était la clef. Elle savait comme elle avait marqué toutes les personnes qu’elle avait embrassées… et peut-être était-ce cette marque qu’elle cherchait à déposer sur Héléna. Sauf qu’elle ne protesta guère, croyez-le bien. « Ce n’est pas grave. » D’ailleurs, Deirdre ne semblait pas du tout peiner par ce refus. Au demeurant, elle n’avait pas projeté de l’embrasser. Elle avait seulement demandé si la jeune femme la laisserait faire. Alors soit. Et elle tira encore sur sa cigarette avant que les mots ne lui échappent de nouveau. « Tu es belle quand tu songes. Mais à quoi peux-tu bien songer… ça, je l’ignore. » Effectivement, Deirdre la scrutait, tranquille dans l‘obscurité, cherchant vainement des réponses qui ne viendraient pas. Elle ne posait pas la question.