W/ CANDACE

C’était presque devenu une tradition – après le dîner, je disparaissais, j’avais besoin de mon temps à moi, et j’allais vagabonder à droite à gauche, profitant de la tombée de la nuit en solo. Le crépuscule et l’aube avaient toujours été mes moments favoris de la journée. Il y a beaucoup de gens qui se moquent royalement de l’instant où le soleil se lève ou se couche, mais moi, ça m’avait toujours fait un truc ; et puis, c’était un spectacle gratuit, et donc, de façon assez logique, il défiait toute concurrence niveau qualité/prix. Je préférais ça à tous leurs délires de son et lumière. Et puis il y avait quelque chose que j’affectionnais particulièrement, un spectacle bien spécifique, qui avait lieu à la tombée de la nuit et que je ne souhaitais manquer pour rien au monde, depuis que j’avais appris que certaines créatures donnaient des représentations à un endroit bien précis. Pieds nus, agenouillée sur le rebord de la fontaine de la place principale du village, j’ai les yeux levés vers le ciel, mon regard furetant tout autour de moi, jusqu’à ce que je les aperçois, juste là, près des myriades d’ampoules qui éclairent les lieux. Les chauves-souris. Elles sont minuscules – elles tiendraient dans ma main, j’en suis sûre. Et elles ont une façon de se mouvoir qui me ravit les mirettes, c’est un vrai ballet aérien ; j’avais amené un livre au cas où, mais je le ferme rapidement dès que les premiers chiroptères font leur apparition, trop émerveillée par ces petites bestioles pour vouloir m’enfermer dans ma lecture.

J'ai les cheveux mouillés, c'est logique, je sors des thermes, j'ai abandonné William qui s'en est allé vers d'autres horizons tandis que moi, j'ai choisi de marcher dans le village. J'avais besoin de fumer, seule. Je prends la direction du centre du village. Là où malgré sa position au coeur de tout, est souvent abandonné. L'endroit est calme et apaisant. J'arrive vers la place, inondée de lumière, terminant ma cigarette que j'écrase dans l'un des cendriers présent. Une silhouette, Dagga si je ne m'abuse. Elle est rousse en tout cas, et elle est très jolie. Je m'avance vers elle alors que avec d'autres, j'aurais sans doute profité pour filer avant qu'il ou elle ne m’aperçoive. Elle a la tête relevé, elle semble admirer quelque chose, et c'est lorsque j'entends des battements d'ailes rompre le vent dans la nuit que je comprends immédiatement. Je ne sais pas si elle m'a entendu arrivé, quoi qu'il en soit je m'installe à ses côtés sans rien dire. Je l'imite un instant, j'observe mais ça me lasse. Je croise mes jambes l'une sur l'autre. « C'est rare... Les gens sont souvent effrayé par ces petites choses pourtant inoffensives. » Les chauves-souris s'entends. Je n'ai jamais compris pourquoi d'ailleurs, sans doute à cause de ces croyances populaire erronées. Je pose mon regard sur elle. Je l'observe sans aucune gêne. Elle parait si... Différente de moi. Différente, c'est bien le terme. « Candace... » Je me sens obligée de rajouter, elle doit sans doute le savoir, depuis le temps. Néanmoins, les choses sont beaucoup plus officielles ainsi.

Perdue dans mes rêveries, les sens émoussés, je n’entends pas Candace arriver et manque de peu de sursauter quand elle surgit dans mon champ de vision. D’ordinaire, je m’arrange toujours pour voir les gens venir de loin, je suis constamment aux aguets, un peu sur les nerfs – et je déteste me faire surprendre. Je lui dédie un rapide sourire timide quand elle prend place à mes côtés. Je ne sais plus vraiment ce que j’ai décidé à son sujet, et mon opinion est incertaine : il me semble qu’elle m’intimide, mais je l’ai aussi à la bonne depuis que Callan m’a dit qu’elle adorait American Psycho. Nous nous taisons, un moment, je n’ai rien de particulier à dire, rien qui mérite de rompre le silence pour ça, alors je reste muette. Mais elle prend soudain la parole et sa remarque me fait sourire. « Question de folklore, j’imagine… » C’était drôle cette façon dont nous flippions tous à la vue d’animaux inoffensifs, juste parce qu’on nous avait lobotomisés depuis notre plus tendre enfance, par des contes, des histoires ou des films. « Les gens sont effrayés par les araignées, les serpents ou les rats… Tant de créatures qui ne leur feront probablement jamais de mal. Alors qu’à côté de ça, ils ne redoutent pas le moins du monde les choses qui pourraient réellement leur être fatales… » Les humains et la peur ne faisaient pas bon ménage : j’en étais convaincue. La peur était censée être un outil, un signal d’avertissement utile à notre survie. Mais, si vous voulez mon avis, c’était un peu devenu n’importe quoi. Les gens ont plus peur d’une araignée minuscule et inoffensive que de monter en voiture, pourtant devinez ce qui risque le plus de les tuer ? « Les gens sont souvent idiots, en vérité. » j’annonce, en inclinant légèrement la tête vers Candace, me fendant d’un sourire équivoque. Ce n’était pas la nouvelle du siècle, certes, mais il me fallait conclure. Et puis elle se présente, officiellement, c’est inutile puisque je connais déjà son nom, mais ça ne me dérange pas de faire les choses dans les règles de l’art. « Dagga. » je lui réponds, sur le même ton, avant de reporter brièvement mon attention sur le ballet aérien qui nous était offert ce soir.

Spoiler:

Je ne sais pas trop quoi penser de Dagga, elle ne m'intrigue pas vraiment, personne ne m'intrigue. Néanmoins, elle est curieuse, et pas dans le mauvais sens du terme s'entend. Je ne sais pas, elle n'est pas comme la plupart des candidats et c'est un sacré atout pour elle. A mes yeux du moins, puisque sinon je pense que j'aurais tourné les talons. Elle ne m'avait vraisemblablement pas remarqué, n'importe qui ne l'aurait sans doute pas vu, mais elle a semblé prise de panique, l'espace d'une demi seconde, ça ne m'a pas échappé. La silence n'est pas pesant, pourtant je me sens presque obligée de le rompre parce que je ne suis pas aussi admirative devant un tel ballet. Pour tout dire ça me laisse assez indifférente même si je semble pourtant intéressé au départ. Elle semble appuyer mon point de vue. « Je pense que les gens devraient se méfier davantage de leur semblables que des petites bêtes qui leur serait si facile de combattre... » Les gens sont stupides, elle le dit si bien, stupides, naïf et souvent peu observateurs. C'est pour cette raison qu'il leur arrivent souvent des bricoles. Je me présente, et elle fait de même. Voilà qui est chose faite. C'est plus officiel. Je lui souris sincèrement, et bizarrement ça m'arrive relativement souvent ces derniers temps. Bref. Elle jette un oeil à nouveau aux chauves-souris. « Callan m'a parlé de notre passion commune. » Je murmure, ne souhaitant pas briser son moment, mais ça me semblait essentiel de lui faire savoir que je savais. Je sais aussi qu'elle lui trouve une ressemblance frappante avec le Bateman du film, ce qui n'est pas faux à vrai dire. Sauf que je me suis empressé de lui dire le contraire à lui, étant donné ma passion pour ce roman. Il pourrait se poser des questions.

Spoiler:

Je hoche la tête à ses paroles en signe d’assentiment ; je ne peux qu’être d’accord avec elle sur ce point. Avoir confiance en quelqu’un, n’importe qui, me semblait être de la pure folie. Mais l’histoire avait démontré que ma conception de ce qui était fou et de ce qui était normal n’était pas forcément des plus conventionnelles, ni des plus répandues. Je porte un regard en coin sur ma comparse. Mes pommettes se haussent quelque peu tandis que j’esquisse un sourire équivoque, un brin provocateur. « Je me méfie de toi. » je lui avoue, pas juste par franchise, mais parce que je suis curieuse de connaître sa réaction. Mon regard pétillant pourrait contredire mon affirmation, mais pourtant il n’enlève rien à la vérité de mes propos. « Peut-être même plus que des autres… j’ajoute sur un ton velouté. Et c’est un compliment. En quelque sorte. » Les compliments purs, ce n’était pas trop mon truc. Il m’arrivait d’en faire spontanément, quand ça sortait tout seul, mais globalement c’était le genre de choses qui me mettaient mal à l’aise. En l’occurrence, je tiens juste à lui signaler que ce qui pourrait passer pour un commentaire négatif ne l’est absolument pas. Elle aborde ensuite le sujet de notre ‘passion commune’ et puisqu’elle évoque Callan, je devine assez rapidement à quoi elle fait référence. Mon regard s’allume brusquement, et c’est tout mon visage qu’il éclaire. Le sourire qui s’empare de mes lèvres est alors moins joueur, plus naturellement sympathique, plus proche du sourire que j’arbore habituellement, en vérité. « Je voulais justement t’en toucher un mot justement. Je me demandais si tu t’intéressais exclusivement à American Psycho, ou si toute l’œuvre de Bret Easton Ellis te faisait le même effet ? » C’est la question qui me brûle les lèvres depuis mon entrevue avec Callan. J’aurais bien abordé Candace plus tôt, mais, telle que je me connaissais, je risquais de lui sauter à la gorge ou de l’étouffer avec mes questions de passionnée obsessionnelle de B.E.E. Alors j’avais patienté, songeant que j’attendrais le moment propice, et me promettant de ne pas trop l’assaillir de questions d’un seul coup, comme je pouvais le faire parfois. Elle me faisait l’effet d’être de cet individu qu’il faut manipuler avec précaution, parce qu’avec eux, chaque geste, chaque mot importe. Brusquer mes compagnons de jeu ne me dérangeaient pas forcément – Raphaël en était la preuve vivante – mais là ce n’était simplement pas dans mon intérêt.

Elle se méfie de moi ? Ah oui ? Vraiment, qu'ai-je fait pour mériter cette méfiance ? Quoi qu'en faite, peu importe. Je tourne mon visage vers le sien. Aucune émotion ne vient voiler mon visage habituellement neutre. « C'est un sentiment tout à fait naturel. » Est-ce qu'elle sait que je suis incapable de faire confiance à qui que ce soit ? J'en sais rien, quoi qu'il en soit, et même si parfait, j'aime laisser croire le contraire, je me méfie de tout le monde. Personne n'est vrai et je suis bien placé pour le savoir, je suis une véritable plaisanterie. « Vraiment ? Et pourquoi ça ? » J'ai un peu de mal à me saisir le compliment, à vrai dire, je me moque qu'il s'agisse d'un compliment ou non. Ça n'a pas d'importance. J'aime qu'on me flatte l'ego, c'est toujours agréable mais je n'attends pas qu'on me jette des compliments à tord et à travers. Si vous saviez ce que ça me fait. Je change de sujet, un sujet que nous affectionnons particulièrement toute les deux à en croire Callan. Je vois d'ailleurs son regard s'allumer, et je sens son sourire plus sincère. « J'affectionne tout particulièrement American Psycho, parce que la psychologie de Bateman me plait. J'aime cet aspect satyrique. J'ai lu Les lois de l'attraction aussi, et puis vaguement Monstres invisibles, mais ils n'ont pas le panache d'American Psycho à mes yeux. » J'annonce en haussant les épaules. Je crois que je préfère les personnages sont trop jeunes à mon goût, moins intéressant par extension.

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Je hoche distraitement la tête, de façon presque imperceptible. C’est un sentiment tout à fait naturel. Ça me fait sourire. Je me suis toujours méfiée de tout le monde, et on m’a fait comprendre que j’étais excessive, que je devais mettre un terme à ma paranoïa, et apprendre à me laisser aller, et à croire que les gens n’étaient pas si mauvais que cela. Pourtant, je ne doutais pas complètement de la bonté des gens, et une partie de moi se plaisait à croire que chaque être humain a bon fond. Seulement entre le fond et la surface, il y a beaucoup de choses, et avec les meilleures intentions, on peut commettre les pires ignominies. Finalement, ce n’est pas des intentions, dont je me méfie tant, mais bien des actions. De la maladresse. Des petits défauts anodins en apparence. Elle me demande pourquoi, pourquoi je me méfie plus d’elle que d’un autre candidat. Je hausse les épaules et puis prend appui sur les paumes de mes mains, laissant légèrement basculer ma tête en arrière afin de contempler le ciel. « Je ne sais pas. Une impression, comme ça. Je ne l’ai pas encore trop analysée, cette impression, et je ne saurais dire avec exactitude d’où elle me vient. Mais j’y réfléchirai. » Je n’ai pas spécialement envie de débattre là-dessus pendant des heures. Je préfère qu’on s’attarde sur Bret Easton Ellis, mon sujet de conversation favori. « Il y a des gens qui ne perçoivent pas cet aspect satyrique. Ils lisent le bouquin, et en ressortent dégoûtés, parce qu’ils sont passés à côté de l’intérêt de l’œuvre. C’est dommage. Quand on se place dans la bonne optique, c’est un des livres les plus drôles au monde. J’ai bien aimé Les Lois de l’Attraction. L’adaptation cinématographique aussi – la scène de suicide est superbe, elle est introduite de façon glaçante. » Je m’en souviens parfaitement. La jeune fille fait tourner le robinet. L’eau coule. Elle allume une bougie, puis une autre. Dépose une bague sur le rebord de la baignoire. Puis une seconde. Puis une troisième. Puis une lame de rasoir. J’avais trouvé ça génial. Horrible, mais génial. « Je te conseille Glamorama, sinon. Et si jamais tu arrives à le terminer en ayant tout compris, tu seras mon héroïne. » je lâche avec un petit rictus mi-figue, mi-raisin. La fin de Glamorama m’avait beaucoup frustrée. Ce qui était génial, quelque part.

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