L'estomac de Sully était du genre capricieux. Tantôt il refusait catégoriquement d'entendre parler de nourriture, et dans ces cas-là il valait mieux le laisser ronchonner dans son coin, tantôt il ne pensait qu'à ça, et il était alors préférable de lui donner ce qu'il voulait sans chercher à discuter, parce qu'il n'était pas très commode non plus dans ces moments-ci. Autant dire que le mieux était encore de se plier à sa volonté, quoi qu'il arrive, et c'est justement ce que comptait faire Sully, dont l'estomac avait manifestement décidé d'y mettre tout son cœur pour lui rappeler que oui, il avait beau s'être fait discret ces dernières heures, il n'en était pas moins existant, et qu'il avait même grandement envie qu'on le remplisse. Et le moins que l'on puisse dire, à en juger par le boucan qu'il faisait, c'est que ledit estomac n'attendait pas de Sully qu'il ingurgite un pauvre bout de pain. Ah non, là il allait falloir viser beaucoup plus haut pour espérer le contenter. Ainsi donc, bien décidé à le faire taire pour de bon, Sully pénétra dans la cuisine et s'empressa d'ouvrir le frigidaire, histoire de voir ce qu'il aurait à sa disposition pour régaler celui qui ne le lâcherait assurément pas de si tôt. Finalement, il opta pour des œufs, qu'il ferait probablement cuire en omelette. Oui, voilà qui serait très bien. Une omelette toute simple, mais qui lui tiendrait bien au corps. Alors le jeune homme sortit tout ce dont il allait avoir besoin pour en préparer une. Il cassa et battit les œufs dans un plat, puis versa la préparation dans une poêle qu'il avait préalablement huilée, attendant maintenant que le tout cuise. Mais alors qu'il aurait été tout à fait préférable qu'il reste à proximité de la poêle, voilà qu'il ne trouva rien de mieux à faire que de mettre un peu d'ordre au bazar qu'il nota autour de lui. Rien de bien sorcier, mais de quoi suffire à le distraire à un moment où il ne valait mieux pas. Car lorsqu'il revint près de son omelette, celle-ci tira quelques peu la gueule. Noirâtre et très odorante, elle n'avait plus rien de très appétissant. Et son estomac, lui, risquerait d'assez mal le vivre. Bien entendu, c'est en plus à ce moment là qu'il fut rejoint par l'un de ses camarades, un certain Seth, qui n'allait sans doute pas tarder à se foutre de lui. « C'est fou, la dernière fois que j'ai vérifié, je savais encore faire cuire une omelette » qu'il fit alors, préférant tourner ça à la dérision plutôt que de se rendre malade pour si peu. De toute manière, ça devait bien arriver à tout le monde, de laisser cramer quelque chose, non ? En tous les cas, s'il crut que la situation ne pouvait pas être plus gênante, le destin ne manqua pas de lui rappeler qu'il pouvait toujours y avoir pire. En effet, son estomac résonna de plus belle, et si c'était relativement gérable quand il était seul, c'était quand même un peu plus problématique quand il ne l'était pas. « Hm, je crois qu'un Boeing 747 va sortir de là-dedans. Si j'étais toi, je m'écarterais. » Au moins une chose qui n'avait pas changé, son humour était toujours aussi moisi. Dur de se consoler avec ça, néanmoins.

Quand j'étais gosse, j'étais pas très bon en classe, je supportais mal l'autorité (même si l'armée m'a redressé de ce point de vue-là, enfin plus ou moins), j'avais des, hum, troubles de l'attention, et globalement je n'étais juste pas très intéressé par tout ce que l'école avait à m'offrir. Et moi, quand je suis pas motivé par un truc, y'a rien à faire – j'arrive pas à faire d'effort. Les commentaires désobligeants pleuvaient sur mon bulletin, et je prenais cher à chaque réunion parent-prof. Le seul truc que certains profs parvenaient parfois à mettre en valeur, c'était mon soi-disant esprit créatif. J'ai longtemps cru que c'était des foutaises, que c'était juste un truc qu'ils sortaient parce qu'ils avaient un peu pitié de moi, et j'avais envie de leur dire que c'était pas nécessaire, qu'ils pouvaient me casser autant de sucre qu'ils voulaient sur le dos, je m'en portais pas plus mal ; mais avec le temps j'ai réalisé qu'ils avaient peut-être pas tort. J'aimais bien créer des trucs. Principalement des trucs que je pouvais détruire ou manger après, mais ça c'est une autre histoire. Le soucis, c'est que j'étais aussi rudement feignant, et que je crois que les trois-quarts de ma vie ça m'a plus ou moins empêché d'entreprendre quoi que ce soit. J'étais convaincu que, sans ça, j'aurais pu amener à faire de grandes choses. J'aurais pu être un grand cuisiner par exemple. Enfin c'est ce que je me disais, là, en piochant du basilic, des cacahuètes, de l'huile d'olives et quelques autres ingrédients au supermarché, salivant d'avance en pensant au bon petit plat que j'allais me préparer. Comprenez-bien, la plupart du temps, je bouffe des conserves ou des plats tout faits. Parfois, je réchauffe même pas le truc tellement j'ai la flemme. Parfois, je mange pas tellement j'ai la flemme. Mais à certains moments, j'ai une montée de courage, et c'est dans des moments comme ça que je peux faire des trucs parfois vaguement épatants et tout, sans mentir. Parfois, je mange pas tellement j'ai la flemme. Mais à certains moments, j'ai une montée de courage, et c'est dans des moments comme ça que je peux faire des trucs parfois vaguement épatants et tout, sans mentir. Les bras surchargés, j'arrive au réfectoire qui est rempli, d'ailleurs, par une personne toute entière. Hum. Et ça sent pas hypra bon. « C'est fou, la dernière fois que j'ai vérifié, je savais encore faire cuire une omelette. » Le sourire aux lèvres, je pose tout mon fourbi et me dirige vers lui pour constater les dégâts. Ah oui, en effet. J'hoche doucement la tête avec une petite moue compatissante que je réservais normalement aux enterrements ou à ces moments tragiques que vivent mes potes quand ils m'annoncent qu'ils ont mis une fille enceinte. Je tapote doucement sur l'omoplate du type – Sully, je crois, c'est un chouette nom, d'ailleurs, comme de personnage de dessin animé ou de roman beatnik, au choix – dans un geste qui se veut réconfortant. « Ah faire cramer une omelette, ne t'inquiète pas mon vieux, ça arrive aux meilleurs d'entre-nous. Il suffit d'une minute d'inattention et… bim. » Bim – mon éloquence a ses limites, très clairement. Je jette un coup d'œil à l'omelette, histoire d'être sûr, mais je crois pas que y'ait moyen de la récupérer. Et puis un joli petit gargouillis se fait entendre, un instant je crois que ça vient de moi mais en fait, vraisemblablement, non. « Hm, je crois qu'un Boeing 747 va sortir de là-dedans. Si j'étais toi, je m'écarterais. » Je peux pas m'empêcher de me marrer, décidemment ce type a le sens de l'autodérision, ce qui est plutôt cool. J'avais toujours trouvé ça normal, de l'avoir, moi, vu que vu ce que la nature m'avait donné, j'en avais clairement besoin pour survivre, mais j'avais toujours pensé que les mecs mieux gâtés par la nature n'en avaient pas besoin et préféraient s'en passer. « Je crois surtout que t'as mis ton estomac vachement en colère en cramant cette omelette ; j'sais ce que c'est, mon estomac est aussi vachement capricieux, faut pas les contrarier ces petites bêtes là sinon ça hurle comme pas permis, pire que des femmes. » je renchéris, mais avec humour, parce qu'au fond j'aimais bien quand les femmes me hurlaient dessus, en vrai. « J'allais me préparer un petit truc, si tu veux je peux t'en faire aussi si t'as la flemme de retenter une nouvelle omelette ? » je propose en allant chercher mes ingrédients posés un peu plus loin.

Aussi loin que Sully était disposé à se souvenir, il n'avait jusqu'aujourd'hui jamais raté la cuisson d'une omelette. Il n'était pas un cuisinier particulièrement talentueux, mais c'était véritablement le genre de choses qu'il avait toujours su préparer. Sans doute parce que ça n'avait rien de bien sorcier, en soit. Ou sans doute parce que c'était sa mère qui lui avait appris comment s'y prendre, et ce, dès qu'il avait été en âge de vouloir l'aider en cuisine. Alors oui, tout ça, il le vivait sacrément mal. Rater une omelette, c'était quand même un peu la honte, quoi. Justement parce que ça n'avait rien d'une recette hyper élaborée et qu'en soit, on ne s'attendrait pas tellement à ce que qui que ce soit se rate à l'exercice. Mais il fallait bien avouer que Sully avait des circonstances atténuantes et justifiant cet échec. Car non, il n'était pas encore suffisamment engourdi pour rater de lui-même ce genre de préparations. Il s'était simplement laissé distraire par le rangement qu'il avait voulu effectuer et qui, ce fut prévisible, eut légèrement tendance à le distraire. Le résultat n'était ainsi pas franchement fameux, et l'odeur qui n'avait pas tardé à se répandre à travers la cuisine ne manqua pas de le rappeler. Et bien évidemment, c'est à cet instant déjà quelques peu embarrassant que l'un de ses camarades décida d'entrer dans le réfectoire, l'humiliant sans doute encore un peu plus. Car oui, Sully aurait très probablement l'air d'un imbécile si son camarade se rendait compte qu'il avait trouvé le moyen de cramer une omelette. Mais il allait forcément finir par s'en rendre compte, alors c'est dans l'optique de dédramatiser la situation que Sully le lui annonça directement, histoire de faire le mec qui assume, alors que bon, il était plus embêté qu'autre chose. Restait alors à espérer que Seth - oui, il croyait se rappeler de son nom, ce qui était suffisamment rare pour être souligné - ne serait pas pris d'un fou rire incontrôlable et qui donnerait très probablement envie à Sully de finir comme son omelette. Heureusement, son camarade sembla plus compréhensif qu'autre chose, comme sa gestuelle ou les propos qu'il ne tarda pas à formuler en témoignèrent. D'après lui, c'était alors une chose qui était susceptible d'arriver à tout le monde, qu'un instant d'inattention pouvait suffire à tout gâcher, et qu'en soit, ça n'était sans doute pas si dramatique que ça. De telles paroles ne manquèrent évidemment pas de rassurer l'américain, lui qui s'était profondément maudit d'avoir trouvé le moyen de se désintéresser cinq secondes de son omelette. Les cinq secondes de trop. « Hm, oui, je suppose que tout le monde est tôt ou tard confronté à un tel moment de solitude » qu'il souffla alors, tentant de relativiser, malgré cette sale manie qu'il avait de dramatiser les choses. Ce n'était jamais qu'une omelette, ce n'était jamais que des œufs, ce n'était pas si grave que ça en soit. Mais voilà qu'alors que cette situation était déjà loin d'être glorifiante, l'estomac de Sully trouva le moyen de se manifester, histoire de bien en rajouter une couche. Quel charmant timing, hm. Du coup, le jeune homme n'eut d'autre choix que de miser sur une tentative d'humour probablement médiocre, et simplement censée détendre l'atmosphère et lui faire oublier - si tant est que ce soit possible - qu'il avait définitivement l'air d'un crétin. Son camarade se montra là encore plein d'esprit, et Sully se sentit un peu moins seul, lui qui bataillait souvent dur pour faire entendre raison à son insupportable estomac. « C'est de sa faute, il m'a beaucoup trop mis la pression. On ne pouvait que courir à la catastrophe » se plaignit-il alors, dans un élan de légère mauvaise foi. Son estomac avait assurément bon dos - hm - mais ça lui apprendra à l'humilier de la sorte dans un moment déjà sensiblement gênant. « On ne peut quand même pas être à leur entière disposition, car ce serait devoir céder à tous leurs caprices, et ce ne serait pas gérable » qu'il reprit, pensant véritablement qu'il valait mieux ne pas céder à ce genre de manifestations, ou tout du moins, pas trop facilement. Mais conscient que ses propos pourraient porter à confusion, il se reprit bientôt. « Je parlais des estomacs, pas des femmes, hein ... » Parce qu'il ne se permettrait pas de laisser entendre que les femmes pouvaient être capricieuses, même s'il en savait quelque chose, pour avoir vécu cinq ans avec une femme pas spécialement facile à vivre. Finalement, Seth eut la gentillesse de lui proposer de lui préparer quelque chose à manger, laissant entendre que Sully pourrait préférer ne pas retenter le coup question omelette. « C'est très gentil de ta part, mais j'aurais bien trop mauvaise conscience de te laisser trimer seul ... » Parce que oui, il ne se voyait pas le laisser cuisiner pour simplement mettre les pieds sous la table. Pas trop son genre, disons. « Mais si tu veux, je peux participer. Enfin, si tu n'as pas peur que je sois une catastrophe ambulante et que, non content d'avoir ruiné mon omelette, je prévois un autre sabotage » qu'il glissa aussitôt, assez amusé. Disons qu'il préférait décidément en rire. Oui, ça n'était pas plus mal.

« Hm, oui, je suppose que tout le monde est tôt ou tard confronté à un tel moment de solitude » Je hoche doucement la tête avec compassion, l'existence était définitivement un chemin difficile à parcourir et semé d'embûches en forme d'omelettes cramées, et c'était le destin fatidique de chacun de devoir y faire face à un moment ou l'autre. « C'est de sa faute, il m'a beaucoup trop mis la pression. On ne pouvait que courir à la catastrophe » Là, je peux qu'approuver. Mon estomac était du genre ingrat aussi, et j'étais du genre flemmard, ça fait mauvais ménage ; je reconnais que j'ai pas toujours été à son écoute, qu'il m'est arrivé de jeuner pendant un jour ou deux par flemme de cuisiner, mais le truc c'est qu'au moment où je me décide enfin à me bouger le cul pour préparer un truc, j'ai tellement l'estomac dans les talons que je tremble à moitié de partout et ça aide carrément pas. « Je suis d'avis que très généralement nos estomacs attendent trop de notre part, ils nous en demandent beaucoup et ils ne sont pas toujours très reconnaissants. La vie serait très certainement plus simple sans eux. » Ok, j'ai un peu tendance à déblatérer des âneries. Et je crois qu'un grand nombre de scientifiques trouverait matière à redire là-dedans. Mais c'est, hum, mon opinion, et je la défendrai bec et ongles. Et puis Sully poursuit et insiste sur le fait qu'on ne peut pas céder à tous leurs caprices, avant de préciser qu'ils parlent bien des estomacs et pas des femmes – même si dans un cas comme dans l'autre, j'étais d'avis que cela revenait à courir à sa perte. « C'est un fait. Il faut savoir être raisonnable, parfois, et dire non à son estomac quand celui-ci exige des trucs, hum, pas raisonnables. » je renchéris, toujours aussi éloquent. Je vais ensuite chercher mes ptits ingrédients pour m'atteler à ma préparation et je propose à Sully d'en faire un peu plus pour lui, vu qu'il a l'air un peu pris par la déveine question cuisine actuellement, mais je sens bien que ça le gêne un peu de me laisser tout faire tout seul, d'une parce que je suis un empathe naturellement hautement doué pour deviner les sentiments des gens, et de deux parce que, huu, il vient plus ou moins d'exprimer cette idée verbalement. Il me fait sourire ce type, je l'aime bien, enfin j'espère qu'il se fait pas trop de mouron pour cette histoire d'omelette n'empêche. « J'aime vivre dangereusement alors je relève le défi de te faire cuisiner. » j'accepte, un tantinet taquin, parce que serait la vie sans un brin de malice, pas vrai ? Je ramène tous les ingrédients pour me faire mon pesto au cacahuète et je sors un petit mixeur. « Bon c'est parti mon kiki ! Alors je veux bien que tu t'occupes des pâtes ? C'est, huum, il faut mettre de l'eau dans une casserole et la faire bouillir. Mais ne t'inquiète pas, je serais à tes côtés tout le temps de la manœuvre. » je précise, toujours taquin – je suis peut-être un enfoiré en vrai. Mais bon, il sait que je déconne pas vrai ?