C'est le matin. Et quand c'est le matin, j'ai faim. D'accord, pas tout le temps. Ici, avec mes heures de sommeil totalement décalées, je mange un peu seulement quand j'ai faim. Et c'est pas forcément aux horaires habituels. Je m'en fiche, c'est pas grave. Mais ce matin, je suis dans le bon timing. Parfaitement comme les autres candidats. Et quand j'entre dans le réfectoire, je ne tarde pas à tomber sur Lena. Qui, apparemment, a sorti beaucoup trop de trucs à manger. Ah. Si elle veut grossir, elle a le droit, je ne vais pas l'en empêcher. Je m'en fiche, moi, qu'elle pèse soixante ou cent kilos. Mais elle me rattrape vite dans cette idée parce qu'elle me propose de me servir. Elle avoue même avoir un peu abusé sur la quantité. Ah bah oui, il semblerait. Je regarde tout ce qui se trouve là mais je sais déjà que je ne vais rien manger de tout ça. Déjà parce que je suis pas très portée sur tout ce qui est sucreries et compagnie. Mais aussi (et surtout) parce que je suis végétarienne et que je refuse de manger des œufs. Et des œufs, il y en a inévitablement dans la brioche, par exemple. Alors je secoue la tête, négativement. « Je mange pas ces trucs-là. » je lui explique tout en me déplaçant jusqu'au réfrigérateur. Pas parce que c'est elle qui me propose. Il ne faudrait pas qu'elle croit que c'est parce qu'on ne s'entend pas que je refuse. Ce n'est pas le cas. Au contraire, si elle veut me préparer mes repas tous les jours, je ne dirai pas non. Je ne vais pas refuser. Sauf si elle décide de m'empoissonner. Dans ce cas, je vais peut-être éviter. Quoique, elle en serait peut-être capable pour rejoindre son Dean. Non, attendez, les prisons, c'est mixte ou pas ? J'en sais rien, moi, j'ai jamais été en prison. Et je ne veux pas en faire. Même si, c'est vrai, à force de faire les conneries qu'on m'oblige à faire, je pourrais bien finir par m'y retrouver. Je ne veux pas finir en prison, moi. Ah, ça, non, je ne veux pas. Je ne m'y sentirais pas bien du tout, je pense. J'en sais rien, en fait. Et je ne veux pas imaginer. Je me sers rapidement un verre d'eau, je trempe mes lèvres dedans tout en regardant vaguement Lena. Bon.

Je ne sais pas. De la façon qu'elle le dit, Lena, j'ai l'impression que parfois, elle se met en mode ''je parle à Opaline''. Comme si, avec moi, elle ne pouvait pas agir comme elle le fait avec tout le monde. Comme si elle devait agir différemment, se comporter d'une autre façon. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais de la façon dont elle parle, c'est ça qui me vient. Peut-être parce que je suis bizarre. Elle me trouve bizarre, Lena, je le sais. Ça se voit. Mais ça ne veut pas dire qu'elle doit agir différemment avec moi. Elle peut se contenter d'être elle-même. Et elle peut arrêter de se demander comment se comporter en ma présence. Je ne lui demande rien du tout. Vraiment rien du tout. C'est elle qui doit mal interpréter les choses, je ne sais pas. Alors je lui demande pourquoi. Pourquoi elle a tant de mal à savoir comment agir. Pourquoi elle pense ça. Pourquoi. Elle a l'impression de me déranger. Ah. Je sais que je ne suis pas vraiment la fille la plus accueillante ou amicale du monde. Mais elle ne me dérange pas forcément. En général, je ne suis pas dérangée par les gens. Ça dépend de quand. Si elle vient me voir quand je suis en train de dessiner, par exemple, elle aurait de grandes chances de me déranger. Le reste du temps, je ne crois pas. Je ne sais pas. Tout dépend de ce qu'elle fait aussi. Elle dit ensuite qu'elle a l'impression que je ne lui fais pas confiance. Oui, c'est vrai. Je n'ai pas la moindre confiance en elle. Pourquoi je lui ferais confiance ? Je la connais depuis un mois. On est dans un jeu. Et le but, c'est un peu de gagner, quand même. Donc de pousser les autres vers la sortie. Alors comment je pourrais lui faire confiance en sachant que son but, c'est aussi de me foutre dehors ? C'est le but de tout le monde ici. Et autant dire que je ne fais confiance à personne, dans ce jeu. Je ne l'accorde pas si facilement que ça, ma confiance. Je trouve ça normal. Elle dit aussi qu'elle ne me veut aucun mal. Si elle le dit. Mais vous savez, on me dit ça un jour et puis, le lendemain, ce n'est plus la même histoire. Elle hasarde ensuite, se demande s'il n'y a pas autre chose. Autre chose ? Beh, je ne sais pas, moi. C'est elle qui ne sait pas comment agir, j'y suis pour rien, moi. C'est elle qui a décrété qu'elle devait agir autrement avec moi. Je la regarde encore un peu. Je suppose que c'est à moi de parler, là. Je crois que c'est ce qu'elle attend. Ah. Bon. « J'vois pas pourquoi tu sais pas comment agir. Tu peux juste faire comme tu fais avec tout le monde. » je souffle avant de hausser les épaules. Beh oui, qu'elle se contente d'être elle-même, de faire comme elle fait tout le temps, tout ça. Je lui demande pas un traitement de faveur, un comportement en particulier. Elle fait comme avec n'importe qui. Parce que je suis n'importe qui. Elle peut bien se comporter comme elle le désire, moi, je m'en fiche, je ferai avec.

Donc, si je comprends bien, c'est de ma faute. C'est de ma faute si Lena ne sait pas comment agir avec moi. C'est de ma faute si elle a l'impression de me déranger. C'est de ma faute. D'accord. C'est bizarre, quand même. Parce que je n'ai pas l'impression de faire quoi que ce soit pour contrarier les gens. Pour la contrarier, elle. Au contraire. J'agis comme on a toujours voulu de moi que j'agisse. C'est vrai. On m'a dit d'être comme ça. On m'a faite de cette façon. Jour après jour, on a fait en sorte que je devienne cette personne. Pour certains points de ma personnalité, en tout cas. Mais Lena, elle m'a déjà fait comprendre que je suis bizarre. Que je ne suis pas comme les autres. Dans le mauvais sens du terme. Elle trouve mon silence gênant, c'est ça le truc, je suis sûre. Elle a déjà dit qu'elle ne trouve pas ça normal, que je parle si peu. Moi, ça ne me dérange pas. De ne pas beaucoup parler. D'être silencieuse. Je ne comprends pas trop où elle veut en venir, Lena. Hostile. D'après que je suis hostile. J'le suis pas. Je ne crois pas. Je n'en ai pas l'impression. Si je lui en veux, ou si je l'aime pas. Je crois que c'est ça, les deux hypothèses. Lui en vouloir. Ne pas l'aimer. Je ne lui en veux pas, ça, c'est sûr. Du moins, je ne crois pas. Si je l'aime bien ou pas. Beh, non, je ne suis pas sa plus grande fan, c'est vrai. Je suis sûre que c'est pareil de son côté. C'est elle qui a décrété que je suis bizarre, après tout. Je suis un peu perdue, moi, là. Et je n'aime pas quand on me dit ce genre de trucs parce que j'ai l'impression qu'on va forcément essayer de me punir ou je ne sais pas, quelque chose comme ça. Puisque j'ai visiblement fait quelque chose de mal. La bouche légèrement ouverte, j'essaye de trouver quoi lui dire. Je ne suis pas hostile, je ne veux pas l'être. De toute façon, elle ne m'aime pas non plus. Promis, je ne vais pas pleurer. Je vais essayer. « Tu me regardes bizarrement. » je murmure, en guise d'explication. Parce que c'est vrai, elle agit comme si j'étais la fille la plus étrange qu'elle ait rencontré. Je n'aime pas trop ça, moi, qu'on me regarde comme ça. Je me mordille la lèvre. « Pardon. » j'ajoute. Je ressens le besoin de m'excuser. Parce que je fais quelque chose de mal, apparemment, donc je m'excuse. Ça me paraît normal. Et je le pense vraiment, je suis vraiment désolée.

Je crois que je préfère encore l'indifférence à cette espèce d'attention étrange que certains ici m'accordent. Il y en a qui en ont rien à faire de moi et c'est plus simple. Je préfère, moi. J'ai l'habitude. C'est plus simple, c'est mieux. En quelque sorte. C'est un peu douloureux aussi. Je ne fais pas partie de ces gens qui disent qu'ils s'en foutent alors qu'ils savent que ce n'est pas le cas. Je ne m'en fous pas, moi. Ça fait mal de voir que les gens sont indifférents à ma personne. Je ne peux rien y faire. Je ne peux pas aller contre certaines choses. Ici ou ailleurs. Mais ici encore plus. Je ne veux pas changer. Je ne suis pas là pour ça. Et j'ai peur de changer, rien qu'un tout petit peu. Parce que je sais qu'il y aura des conséquences si je change, je le sais. Et je ne suis pas pressée d'avoir à les affronter, ces conséquences. Vraiment pas. Alors je crois que je vais juste devoir supporter les regards bizarres, les regards qui me prouvent que je suis différente des autres. Les regards de pitié aussi, peut-être. Je ne sais pas, je crois que depuis que mon secret est découvert, il y en a peut-être quelques-uns qui ont pitié de moi. Je ne sais pas. C'est pas très important, de toute façon. J'ai toujours eu l'impression, en tout cas, que Lena me regarde comme si j'étais un phénomène de foire. Depuis le jour dans le hangar, là. Quand elle a compris que je ne parle pas beaucoup. Je suis sûre qu'elle m'a trouvée bizarre, ce jour-là. C'est peut-être pour ça que je ne l'aime pas beaucoup, Lena. C'est peut-être de là que vient le problème. Elle me répond qu'elle ne me juge pas. Qu'elle ne juge personne. Ah. J'en doute. Parce que tout le monde a tendance à juger. C'est vrai, tout le monde pose une étiquette sur tout. Même si c'est inconscient, si ce n'est pas voulu. Peut-être qu'elle ne veut pas me juger. J'en sais rien, moi. J'ai quand même un peu de mal à croire qu'elle ne m'a pas jugée, pas une seule fois. C'est impossible. Rien que le premier soir, on s'est tous jugés. C'est pas grave, moi, je m'en fiche. Il ne faut juste pas qu'elle s'attende à ce qu'on soit de grandes copines alors qu'elle me fait me sentir comme si j'étais bizarre, que je ne devrais pas être comme je suis. Je n'aime pas trop me sentir comme ça. Je ne sais pas quoi lui dire, moi, à Lena. Au final, ça ne change rien, cette histoire. C'est vrai, au final, elle continuera de penser qu'elle me dérange et je continuerai de croire qu'elle me trouve bizarre. Je me pince les lèvres. Je ne sais vraiment pas quoi lui répondre, ça devient gênant. « Qu'est-ce qu'on fait, alors ? » je lui demande d'une petite voix. Vu que je pense qu'elle ne sait toujours pas comment agir avec moi, je ne sais pas. Je ne sais même pas si on essaye de trouver une solution ou pas, là. Je suis un peu perdue, en fait.