W. FREDDIE.

Je retente. C’est pas le courage qui m’étouffe : j’ai tenté un livre en un mois, je n’ai pas réussi, mais je n’abandonne pas. Pour commencer, je vais changer de langue : je vais prendre du français, et mon choix se portera sur… Giraudoux, tiens. Non pas parce que j’aime le théâtre moderne, uniquement parce que son nom me fait marrer, surtout prononcé avec mon accent, on dirait presque un touriste belge. J’attrape La Guerre de Troie n’aura pas lieu, me trouve une place plutôt calée, au chaud, siège moelleux à souhait, et entame ma lecture, qui se révèle fluide et clairement drôle – ô joie. L’échec Conrad m’avait passablement dégoûté de toute lecture, mais on dirait bien que la plume française est capable de certains étonnants miracles. La porte de la bibliothèque s’ouvre et une Freddie concentrée entre dans la pièce. Concentrée, genre sourcils froncés, m’adressant un léger sourire et un signe de tête et partant directement à l’autre bout de la longue table de bois pour s’assoir avec un livre, du papier et un stylo. D’accord. Ne vous laissez pas avoir par mon apparente complexité : je ne suis pas un bon élève, l’école me fait chier, et l’idée même de poursuivre ma lecture en toute sérénité avec une Freddie juste à côté qui fait comme si je n’existais pas, « parce qu’on ne papote pas dans une bibliothèque », clairement, elle est impossible à admettre. L’air de rien, je pose mon livre debout et fait semblant de poursuivre ma lecture alors que je sors de ma poche intérieure un bic, attrape à mon tour une feuille de papier sur la table dont je déchire un petit bout sur lequel je griffonne rapidement. Je roule le bout de papier et, gamin au possible, je le jette par-dessus la tranche de mon livre. La boulette atterrit pile sur le document de Freddie. Dessus ? J’ai inscrit en petites lettres serrées : « tu veux sortir avec moi ? » Je reporte toute mon attention sur mon ouvrage, l’air sérieux, et l’observe du coin de l’œil, attendant sa réaction. Mature, Celse, aujourd’hui.

Si Freddie s'était très jeune intéressée à la lecture, il ne fallait pas croire qu'elle était devenue un rat de bibliothèque pour autant. Ses lectures étaient généralement peu diversifiées, et elle optait encore plus souvent qu'on pourrait le croire pour des romans noirs dont les intrigues convenaient le plus souvent à son esprit depuis toujours conditionné pour s'abreuver d'histoires énigmatiques, tantôt simplement cruelles, tantôt carrément effroyables, contrastant en fait si peu avec ce qu'elle connaissait par le biais de ce qui était devenu son emploi et qui la confrontait bien souvent à la monstruosité humaine sous sa plus sanglante représentation. Alors aujourd'hui, c'est encore et toujours avec l'idée de savourer un ouvrage de ce genre qu'elle s'était déplacée jusqu'à la bibliothèque. Néanmoins, elle n'effectuerait nulle recherche aujourd'hui, tout simplement parce qu'elle avait déjà entre les mains l’œuvre dont elle comptait poursuivre la lecture, mais aussi l'analyse. Car être criminologue de profession, c'était s'exercer sur tout ce qui pouvait donner matière à analyser en mettant à profit ce que l'on a appris. Ainsi, quand Freddie ne pouvait pas sonder un apprenti-criminel, elle choisissait une lecture suffisamment complexe et passionnante pour faire d'un personnage qu'elle aurait choisi, sa cible définie. Le plus souvent, elle tentait d'élucider le crime décrit en début d’œuvre, et bien qu'elle ne puisse pas toujours y parvenir - elle n'était pas criminologue dans une série américaine, les erreurs d'interprétation faisaient évidemment partie de son métier et l'aidaient à parfaire ses méthodes - elle ne perdait jamais son temps. C'est alors qu'elle s'était munit d'une feuille et d'un crayon, ainsi que de son livre donc, qu'elle entra et vit bientôt Celse, à qui elle sourit et en face de qui elle s'assit, sans plus s'attarder, pensant qu'il avait tout comme elle un programme défini. Sauf qu'elle pensa différemment l'instant d'après, quand elle reçut de sa part une boulette de papier qu'elle n'avait pas vu venir, elle qui l'avait cru concentré. Étonnée, elle s'informa bientôt de son contenu, pouffant légèrement lorsqu'elle le lut. Ah non vraiment, son partenaire la surprendrait toujours. Il allait loin, là, il fallait bien le dire. Tâchant de reprendre son sérieux, Freddie le suivit malgré elle dans sa bassesse et casa une réponse sous les mots inscrits par le jeune homme. « Désolée, mes pères veulent pas que je sorte avec des goys » fut alors la bêtise qu'elle y nota, lui renvoyant bientôt son bout de papier et reprenant non sans difficulté le fil d'une lecture qui serait semble-t-il moins fluide que prévue.

J’aurais parié sur une non-réponse de la part de Freddie, mais je constate avec un sourire en coin que je peine à retenir d’être trop large qu’elle se prête au jeu. Je tente de me concentrer de nouveau sur la lecture de ma pièce, quand le retour de la boulette m’en tire totalement. J’attrape entre mes doigts le petit bout de papier et le déplie, constate la réponse qui me fait rire intérieurement et, de la pointe de mon bic, réponds au dos du message en griffonnant quelques mots. « Je suis circoncis. » Je roule en boule le papier et, entre le pouce et l’index, le renvoie d’un coup rapide vers Freddie, l’entends s’écraser dans un « pac » sonore contre la page de son livre ouvert et posé à plat sur la table. C’est elle qui a commencé à jouer avec les traditions hébraïques, pas moi, qu’on se le dise, je suis innocent. En biais, je la regarde découvrir ma réponse, toujours à l’affut de ses limites, et du moment tant espéré où je pourrai remarquer sur la peau blanche de l’anglaise un peu de pourpre embrasant ses joues. Il faut croire que rien ne choque Freddie, parée à tout. Je fais pourtant tout mon possible, mais elle reste toujours constante. J’aimerais la surprendre vraiment, c’est mon petit challenge personnel, difficile à réaliser. Evoquer devant elle mon intimité ne suffira peut-être pas à obtenir une réaction digne de ce nom de sa part, et pourtant, heureux (ou pas) hasard, je n’ai même pas eu besoin de mentir dans mon retour de réponse – je suis vraiment circoncis. Je souris pour moi-même, essaie de me concentrer sur Giraudoux mais c’est définitivement impossible. Comme un gamin, il va falloir qu’elle me rappelle à l’ordre pour que je redevienne sérieux, je le sens. Ou qu’elle continue de se marrer avec moi, au choix.

Quiconque connaissait relativement bien Freddie savait d'elle une chose : elle parlait rarement de sa religion. Déjà, elle ne faisait pas partie de ceux pour qui être juifs était une indéniable fierté, tout simplement parce qu'elle n'était jamais fière de grand chose, ou que lorsqu'elle ressentait le besoin d'user d'un certain second degré. Freddie n'était véritablement pas du genre à parler de ses croyances, encore moins des circonstances dans lesquelles elle s'était convertie au Judaïsme, parce que ça équivalait bien souvent à la placer face à un sentiment de culpabilité qu'elle ne savait pas suffisamment bien contrôler, qu'ainsi donc elle évitait au maximum de revivre. Mais ici, c'est sur un ton tout à fait léger qu'elle avait glissé cette petite allusion à son partenaire, à travers le bout de papier qui servait à cet instant de moyen de communication aux deux jeunes gens. Ce qu'elle y avait inscrit, bien sûr, n'avait été que pure bêtise, autant parce qu'elle avait des pères entièrement tolérants - et ayant surtout été suffisamment exposés à l'intolérance d'autrui pour faire preuve de beaucoup plus d'ouverture d'esprit - que parce qu'elle n'était pas franchement du genre à laisser qui que ce soit, même les personnes les plus importantes dans sa vie, décider pour elle à un quelconque niveau. Mais c'avait été dans l'esprit de leur petit délire, et elle s'était dit qu'il s'amuserait sans mal de cette réponse peut être un poil inattendue, à moins qu'il la connaisse mieux qu'elle avait tendance à le penser, ce qui aurait un coté presque inquiétant. Toujours est-il qu'inattendue, c'est surtout la réponse de Celse qui le fut, étant donné que sa circoncision n'était pas tellement un détail qu'elle s'attendait à apprendre dans ces conditions, ou même tout court d'ailleurs. C'est alors un sourire curieux qui trouva place sur ses lèvres, tandis qu'elle en vint à se demander si perpétuer ce petit jeu communicatif les mènerait bien loin, elle qui en plus était maintenant forcée de se poser bien des questions, tant cet aveu avait sonné pour elle comme une révélation. Elle se leva alors, emportant avec elle le bout de papier sur lequel elle avait cette fois pris soin de ne rien écrire, fit quelques pas jusqu'à lui mais ne s'assit pas, se contentant de rester tout près, les lèvres pincées pour contrôler un amusement qu'elle savait assez inapproprié. « Circoncis ne veut pas dire juif » qu'elle souffla, jouant avec le papier qu'elle avait dans la main. « Tu avais quel âge ? » qu'elle finit par demander, juste curieuse. Son père s'était logiquement fait circoncire au huitième jour de sa vie, il ne s'en rappelait pas. Celse avait probablement connu ça plus tard. Notez qu'elle le croyait sur parole, aussi léger ait pourtant été le ton de leur échange écrit.

J’ai dû éveiller l’intérêt de Freddie puisqu’elle décide de mettre fin à notre jeu pour se rapprocher de moi, et ouvrir la bouche pour entamer la discussion. J’en déduis qu’elle ne déconnait pas : elle est vraiment juive. Alors ça, je ne m’en doutais pas le moins du monde. J’accueille la nouvelle d’un sourire. Ça m’a toujours fait quelque chose, la religion juive, peut-être parce qu’elle est la plus ancienne du monde, ou encore parce que quand j’étais môme, un de mes amis d’enfance l’était et portait cette petite kipa noire qui lui attirait tant de moqueries de la part des autres enfants… Je lève le nez vers Freddie pour ne pas la perdre des yeux, et j’acquiesce simplement à la réflexion qu’elle me souffle. « En effet, puisque je ne le suis pas », je réponds. Ma mère est catholique, mon père n’en parle pas, et je n’ai jamais été élevé dans le sacre du christianisme. La discussion s’oriente alors sur ma circoncision, faite lorsque j’étais enfant pour des raisons de santé. Ça me fait rire, qu’on en vienne à parler de ça alors que je le disais seulement pour la provoquer. Je hausse les épaules avant de lui répondre, signalement d’un bref mouvement de tête que mes souvenirs sont flous à ce sujet. « Je ne m’en souviens plus. » Ce qui doit lui paraitre étrange, car si pour les hommes de sa famille, cela équivaut à un rituel, un passage important de l’existence, pour moi, c’était seulement une opération. « Je me rappelle de l’hôpital, de la chambre toute blanche, et du visage de ma mère penché sur moi à mon réveil avec une boite de chocolats », je raconte en esquissant un sourire. Je crois qu’on m’a opéré parce que mon prépuce était simplement trop serré, je galérais à décalotter. Mais ça, vous pensez bien que je vais m’abstenir de le détailler à Freddie, déjà qu’on parle de ma queue, si on pouvait éviter de s’étaler sur son esthétisme, ça m’arrangerait. « Je devais avoir, genre… quatre ans », j’affirme, peu sûr de moi. Etrangement, ma mémoire a tout occulté de ce passage de ma vie. De toute façon, je ne garde que peu de souvenirs de mon enfance : des bribes seulement, moi mangeant des pommes près de l’étal de ma mère, au marché, moi jetant des cailloux avec les autres dans le terrain vague, certaines odeurs, des images floues. Ma mémoire d’homme commence, justement, à l’âge d’homme : lorsque j’ai pu entamer l’art du combat et l’entrainement, quand ma vie, pour la première fois, a enfin pris un sens. Je bats des cils et reporte mon attention sur Freddie. « Ça me fait déjà un bon point pour demander ta main aux pères, non ? » Je ne plaisante que rarement avec la religion, qui ne me semble pas vraiment sujet à rire, et là encore, « demander sa main aux pères » n’est pas ce que j’appelle une blague. Je plaisante en lui disant que j’ai dans l’idée de demander sa main, mais je ne me moque absolument pas des expressions qu’elle emploie, évidemment liées à sa religion, même si elles ne me sont pas familières (des pères). « Freddie Verboeckhoven, avoue que c’est classe », j’annonce dans un sourire provoquant. « Si tu le dis très vite, on pourrait presque croire que c’est juif. FreddieVerboeckhoven. » J’espère tout de même que Freddie n’a pas une dizaine de frères et cousins qui, tous réunis, suivent avec attention son évolution au sein du jeu, sinon ils risqueraient de me prendre au sérieux et moi d’avoir quelques problèmes une fois sorti.

Ils auraient très bien pu continuer leur petit jeu encore longtemps, cependant l'anglaise n'aurait pas pu manifester autant de curiosité qu'au moment où elle s'était approchée de lui et qu'elle avait repris un dialogue oral. Sur papier, elle aurait trouvé lâche de le questionner, ça lui aurait paru trop facile, parce qu'elle n'aurait pas eu à assumer combien la révélation de son partenaire l'avait alors intriguée. C'est donc pour ça qu'elle préféra lui manifester son intérêt de vive voix, affirmant tout d'abord que le fait qu'il ait manifestement été circoncis ne signifiait pas pour autant qu'il était de confession juive. Freddie n'était pas experte en la matière, néanmoins elle savait qu'une circoncision pouvait survenir à d'autres occasions, et que puisqu'il l'aurait certainement révélé d'emblée s'il était juif - ce qu'il ne tarda d'ailleurs pas à nier - elle en conclut simplement que ça s'était pour lui passé d'une tierce façon. Pas sûr alors qu'il eut été très fin de la part de la jeune femme d'aller jusqu'à le questionner sur l'âge qu'il avait au moment des faits, mais elle ne se rendait pas nécessairement compte du coté 'privé' de la chose. Sans doute n'aurait-il jamais pensé pouvoir l'intriguer au point qu'elle manifeste autant d'intérêt à tout ça, mais le fait est que tout ce que Freddie ne savait pas au sujet de Celse - ou qu'elle n'était du moins pas en mesure de deviner - l'intéressait inévitablement. Il disait alors ne pas s'en souvenir, mais se rappeler de certains détails, qu'elle l'écouta énoncer avec un mince sourire, qui s'élargit légèrement sur la fin. « Une chose parmi tant d'autres que la mienne n'aura jamais eu l'occasion de faire pour moi » qu'elle souffla sans trop s'en rendre compte, presque machinalement, repensant subitement au fait que sa mère à elle - et en dehors de cette histoire de circoncision qui évidemment ne risquait pas de la concerner - n'avait jamais été un tant soit peu présente dans sa vie. Elle ne voulait pas ramener les choses à elle, simplement elle ne pouvait pas faire comme si elle ne vivait pas avec ce manque depuis toujours. Finalement, il confessa avoir été opéré vers l'âge de quatre ans, ce qui restait lointain et sur quoi elle ne l'interrogerait pas davantage, de peur dans tomber dans une curiosité malvenue. Son partenaire laissa alors entendre qu'avec cette histoire de circoncision, mine de rien, il avait déjà de quoi espérer demander sa main à ses pères. « L'instant d'avant, tu me voulais comme copine, et maintenant tu parles carrément mariage, eh ben » qu'elle souffla tout d'abord, ricanant légèrement car imaginant bêtement la scène, Celse fasse aux deux hommes de sa vie, faussement partagés sur son compte. « Mais c'est toujours mieux que rien, c'est clair. Et puis, ils auront peut être pitié de l'amoureux transi que tu es et te solderont ma main. Ça te coûtera rien d'essayer, en tout cas. » Le plus drôle dans tout ça étant que ses pères n'interdiraient évidemment jamais à personne de partager la vie de l'anglaise, mais que c'était plutôt celle-ci qui risquait de voir un inconvénient à ce que qui que ce soit ait dans l'idée de demander sa main. Elle fut en tout cas tout autant amusée par la suite, lorsque Celse énonça le nom qu'elle pourrait porter en l'épousant et qui, selon lui, aurait presque l'air juif si on ne tendait pas trop l'oreille. « Tu m'excuseras, mais on fait quand même plus mélodieux, dans le genre. » Non pas qu'elle ait envie d'être chiante, mais un peu quand même. « Il faut aussi que tu saches que mon père m'a fait promettre d'appeler mon fils Yatnièl en hommage à son propre père - paix à son âme - et que c'est difficilement négociable. Je préfère prévenir, parce que tous les juifs ne s’appellent pas Aaron ou Noah, hein, ça c'est une réalité enjolivée, alors il faudra assumer derrière. » A noter que c'était son père qui s'était mis en tête qu'elle aurait des gosses, hein, ça restait mine de rien à prouver.

La remarque de Freddie au sujet de sa mère – habilement glissée, mais je ne suis pas dupe – me stoppe brutalement dans le cours de mes plaisanteries. C’est la toute première fois que Freddie ne me dit pas quelque chose sur le ton de l’ironie, du rire, de l’exagération, et ça m’arrête net. Je lève les yeux sur elle, debout devant moi, la regarde un instant tandis qu’elle tripote la boulette de papier, l’air de rien, comme si ce qu’elle venait de dire sur le ton de la conversation n’avait pas vraiment d’importance, au fond. Mais ça en a. « Tu n’as pas une mère très… maternelle, c’est ça ? » Je demande, timide. Tout s’explique peu à peu. Le manque de féminité de Freddie, sa négligence, parfois, sa masculinité dans son intelligence affirmée et son humour particulier, son excentricité vient donc en particulier du fait qu’elle n’a pas été choyée par une maman très … maman, justement. Ce sont plutôt vers les hommes, les pères, que penchent ses affinités, si j’ai bien saisi. Alors que moi, c’est mon oncle, le violent, l’entraineur qui m’a élevé dès que j’eus atteint l’âge d’homme, mais avant lui, c’était ma mère. Uniquement ma mère. Voilà pourquoi j’aime autant les femmes, les respecte autant, voilà pourquoi la première fois de ma vie que je me suis battu en risquant véritablement la mort, c’était pour défendre une femme qu’un homme entreprenait de tabasser à la sortie d’un bar, à Prague. Le pire, dans tout ça, le plus incompréhensible, le plus triste ? La femme avait tenté de défendre son copain pendant que je l’arrêtais pour la protéger. Ça fait partie des éléments propres à l’humain qui me seront toujours étrangers. J’aimerais que Freddie me réponde, qu’elle cesse, un instant, de faire l’abrutie pour nous faire rire et qu’elle me dise vraiment ce qu’il en est. Je voudrais pouvoir collecter à son sujet quelques vérités vraies, car pour l’instant, notre collaboration est basée sur un pacte superficiel. En bons fake lovers, nous faisons semblant de tout. L’humour repointe son nez lorsqu’elle rouvre la bouche, et je souris en posant un index fier contre mon torse. « Je ne fais pas les choses à moitié », j’affirme en frappant mon muscle, façon prince charmant à deux balles. La suite me fait ouvrir de grands yeux avant de secouer négativement la tête. « Et je refuse de t’obtenir en solde », je dis fermement, puis abas mon poing contre la table – exactement le genre de truc qui ne se fait pas dans une bibliothèque, très bien. « Je paierai le prix fort. » Bon, trêve de plaisanterie. Vous me voyez, moi, avec mon cv en béton armé (sérieusement…) aller trouver non pas un père (c’est déjà l’angoisse) mais plusieurs, me présentant comme le gendre idéal ? « Bonjour, Celse Verboeckhoven, tchèque catholique non baptisé champion de free fight, sans aucun doute l’homme de la vie de votre brillante et indépendante fille adorée. » Je suis certain que Freddie finira maquée avec un mec de sa trempe. Enquêteur, commissaire, détective privé. Il sera juif, grand, plutôt pas mal avec sa barbe noire mais un petit peu bedonnant sur la fin à cause du manque d’exercice : un cérébral, tout comme elle. Ensemble, ils auront des discussions passionnantes sur des enquêtes jamais élucidées et commenteront d’un œil plus qu’avisé le dessous de l’actualité mondiale, nationale, régionale. Je suppose qu’elle trouve le moyen de me supporter dans cette aventure parce qu’elle sait que ça ne va pas durer. Elle et moi, c’est seulement pour quelques semaines. Elle prend la chose avec optimisme, c’est plutôt cool. Sa tirade sur le prénom de son futur fils me fait rire. Une fois mon sérieux repris tant bien que mal, je lui jette un regard moqueur. « Est-ce que je dois en déduire que, d’une part, tu ne te vois pas sans enfant, et d’une autre, autant d’enfants qu’il le faudra jusqu’à ce que tu aies enfin un fils, histoire d’honorer la mémoire de tes aïeux comme il se doit ? » Je la chambre, évidemment. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que non, Freddie ne vit pas dans le but de trouver l’homme idéal pour fonder une famille nombreuse. Je suppose que si un jour elle fonde une famille, et que si par hasard parmi ses enfants elle a un fils, ce sera ce prénom là et pas un autre, voilà tout. Mais la tacler en l’imaginant à la sortie de la synagogue, mère-pondeuse entourée de cinq gamines et un mouflard, c’est quand même plutôt drôle. « C’est difficile à prononcer, cela dit, ce prénom. Déjà que mon nom de famille est imprononçable à qui n’est pas tchèque ou surdoué, tu imagines, le combo prénom et nom côte à côte… Ce serait presque de la cruauté parentale, je pense », j’ajoute sur un ton amusé, me déclarant définitivement non apte à devenir le père de ses enfants.

Freddie avait évoqué sa mère plus inconsciemment qu'autre chose. C'était le fait que Celse ait parlé de la sienne, du fait qu'elle ait été là pour l'épauler dans des moments comme sa circoncision qui lui avait rappelé que la sienne n'avait jamais eu l'occasion de se montrer présente pour elle. Ça n'était pas nouveau, l'anglaise n'avait jamais connu de schéma familial très traditionnel et bien qu'elle n'en ait jamais eu honte, il est vrai qu'elle évitait généralement de mentionner le fait qu'avoir deux pères extraordinaires avait toujours eu un prix, à savoir celui de l'absence d'une mère dans sa vie. Beaucoup de choses lui restaient obscures quant à ce qu'il s'était passé avant son adoption, qui ne s'était pas faite dans des circonstances très conventionnelles là aussi, puisqu'à l'époque il n'y avait pas autant de possibilités et de ""tolérance"", et c'était aussi l'une des raisons pour laquelle elle se risquait rarement à évoquer celle qu'elle préférait ne pas imaginer comme une femme qui s'était joyeusement débarrassée d'elle. La question de Celse était alors ici légitime, puisqu'elle ne lui avait jamais parlé de cette partie de sa vie, et elle la fit sourire, doucement, comme si elle essayait intérieurement de dédramatiser une situation qui l'avait toujours fait souffrir. « Je n'ai pas de mère du tout » qu'elle résuma alors, en un court souffle, depuis longtemps résignée à ne pas connaître celle qui lui avait donné la vie. A cet instant, Freddie pensait inévitablement à ses pères qui, s'ils étaient amenés à visionner cette séquence, auraient très certainement mal au cœur de l'imaginer souffrir à cette évocation, voilà pourquoi elle continua de sourire légèrement, ne laissant rien transparaître de cette petite douleur qui persistait au niveau de son cœur, celle qui ne représentait que trop bien ce manque récurant et difficilement imaginable. L'anglaise ne fut en tout cas pas mécontente que les choses reviennent ensuite à un ton un peu plus léger, lorsque leur délire reprit, celui selon lequel Celse aurait dans l'idée de demander sa main à ses pères, réalisant ainsi un grand écart, oui, puisque l'instant d'avant, autrement dit pas plus tôt qu'il y a cinq minutes, il ne demandait d'elle que de devenir sa copine. Souriant alors à sa répartie, l'approuvant d'ailleurs, Freddie adopta une mine fière et contentée lorsqu'il exprima ne pas vouloir de sa main en soldes, être même prêt à payer le prix fort. « Il faut que tu leur ressortes ça, ça te fera marquer des points. Ponctue peut être simplement d'un 'parce que votre fille le vaut bien, voyons', et tu verras qu'avec ça en plus du chapitre circoncision, le tour sera joué et la partie gagnée d'office. » Le pire, c'est qu'elle imaginait vraiment ses pères susceptibles de la marier au premier qui se montrera suffisamment désintéressé pour la vouloir même si la tâche se révélait difficile. Même si, encore une fois, et dans l'hypothèse où elle voudrait se marier un jour, il était peu probable qu'elle demande l'avis de ses pères, et même que ceux-ci songent à le lui donner, pas du genre à s'en mêler sans doute. Quant au prénom de son hypothétique futur fils, ça n'était pas une histoire inventée, mais quelques peu exagérée tout de même. En effet, l'un de ses pères – celui qui était né juif, donc – avait soumis l'idée de rendre hommage à son défunt père le jour où sa fille aurait un fils, mais n'avait jamais dit ça que comme une idée, lui qui ne lui forcerait jamais la main pour quoi que ce soit. En fait, si l'anglaise avait un jour un fils, il était plus probable que ce soit elle qui prenne cette initiative. La petite déduction de son partenaire l'amusa alors clairement. « Bah ouais, ça se voit pas, peut être, que je vis avec la ferme idée de devenir plus fertile que ma voisine de pallier et de la battre à son record en pondant au moins sept marmots ? J'ai déjà commencé à entreposer du sel dans ma cave, moi, faut pas déconner. » Ah cette vieille légende selon laquelle le sel aiderait à pondre des garçons. Elle ne risquait pas de l'essayer un jour, soyons clairs. Celse émit alors un commentaire sur la prononciation dudit prénom, parce que ouais, ça aussi c'était pas des plus mélodieux. « Je dis pas le contraire, mais avec un peu de chance il sera tellement brillant qu'on en oubliera que son nom est à chier. Ou alors on lui trouvera un surnom pas trop dégueu, et il sera aussi épanoui qu'un Liam ou un Joshua. Pas question de le complexer, ce gamin, mais tant que mon autre grand-père est toujours des nôtres, y'a pas trop moyen de négocier a priori ... » Et elle ne lui souhaitait pas de casser sa pipe dans l'immédiat, soyons clairs. Inutile de préciser, bien sûr, qu'elle disait ça avec un sérieux in-dé-niable.

Ça me tombe dessus comme ça – mais par hasard, il faut dire que je l’ai bien cherché en posant la question. Freddie a été adoptée. Et comme un con, je pensais que les deux pères, c’était seulement une tradition juive que je ne connais pas, l’oncle et le père, un truc comme ça. Je la regarde fixement, avant de réaliser que ça ne se fait pas, qu’elle est légèrement mal à l’aise sous son sourire confiant, et je détourne les yeux tandis que nous retombons dans l’humour et la légèreté. Il y a quelque chose qui bloque chez moi, qui s’est arrêté à la phrase d’avant et qui m’empêche de continuer. Lentement, je pense à ce que je viens d’apprendre, et, peu à peu, je comprends pourquoi Freddie est si forte, si indépendante, si brillante. Beaucoup d’enfants adoptés le deviennent. Moi, j’avais toujours imaginé une Freddie choyée, trop aimée, gâtée, protégée depuis la naissance, encouragée par des parents aisés et intellectuels à faire de hautes études. Devant son humour, je voyais une femme forte, un bloc de pierre que le malheur n’avait jamais réussi à érafler. J’avais tort. Cette nouvelle me laisse stupide, muet, et j’ai envie qu’on en parle, encore, j’ai envie d’en savoir plus ce qu’elle ressent, comment elle le vit, mais c’est dur d’oser avec Freddie, parce que l’humour a placé cette distance entre nous, et aussi parce qu’elle joue l’indifférence face à moi. Peut-être qu’elle sait que je ne suis pas dupe, mais qu’elle n’a pas envie que je le lui fasse ouvertement savoir. Alors je me contente d’entrer de nouveau dans notre jeu. Sourire en coin, je l’observe, hésitant. « C’est presque trop facile. Pas de combat contre un Minotaure pour t’obtenir ? » Je demande, presque déçu. Elle me parait plus petite que moi, Freddie, plus insouciante, aussi, comme si nous n’avions pas vécu nos années de vie au même rythme jusqu’ici. Il me semble que les miennes ont été plus rapides que les siennes. J’ai déjà pensé cent fois au mariage, cent fois à fonder une famille, quand Freddie, comme une étudiante tout juste entrée dans la vie active, commence à peine à se poser, de temps en temps, la question. Elle a plus d’humour que moi sur la question, c’est certain, et j’admire son détachement – intellectuel, il me semble – avec un sourire franc. Elle me cite alors une de ces expressions typiques, sûrement liées à des superstitions nationales, que je ne connais absolument pas et qui me font ouvrir de grands yeux. Du sel dans la cave ? Comment ça ? Attendez… Le sel, ça sert à conserver, non ? Qu’est-ce qu’elle veut conserver dans sa cave ? Des fœtus ? Qu’est-ce que… J’hésite entre le rire et le choc. « Du sel dans la cave ? Pour quoi faire ? » Vu la tête qu’elle tire – tout sauf sérieuse – je crois que je peux me permettre de rire franchement, même si je ne suis pas certain de rire pour les bonnes raisons. Si ça se trouve, en bonne criminologue qui a dû voir en quelques années de fonction des horreurs sans nom, Freddie me sort une vanne totalement atroce, style « bébés dans le congélateur ». On ne pourra visiblement pas négocier le prénom de notre hypothétique enfant, mais je vois qu’elle fait des efforts pour trouver une solution viable – ça me fait sourire. « Quelque chose comme Yatny ? Tu penses que tes pères, grands et moyens, pourront nous pardonner l’affront ? » Yatny, ça sonne presque tchèque, vous remarquerez, je me sens déjà plus à l’aise avec le prénom, et je crois bien qu’inconsciemment, je viens de le prononcer avec mon accent de l’Est. C’est sûrement pas du tout comme ça qu’on le dit en hébreux, mais bon, je fais ce que je peux. Je ne sais pas si je pourrais élever un enfant de façon « intellectuel », je ne suis même pas certain qu’un enfant né de mon ADN pourrait un jour devenir brillant. Je ne suis pas un homme intelligent, alors… Oh, bien sûr, avec une mère comme Freddie, il le serait sans doute, mais disons que je n’apporterais pas à l’édifice une pierre de grande qualité… Pendant que je pense à ça, songeur, l’adoption de Freddie me revient en tête et s’y installe pour ne plus en partir. Elle me répond, et je m’abstiens de toute réponse parce que je crois n’avoir même pas entendu ce qu’elle me dit. Je relève la tête vers elle et, sans réfléchir, me lève. « Tu as été adoptée, c’est ça ? » Ma question sort de nulle part, je le sais, mais je ne peux pas me retenir. Mon regard cherche le sien, à présent que, debout, je suis plus grand qu’elle, comme si j’avais eu besoin de cette prise de hauteur pour assumer le fait que je vais sûrement la mettre mal à l’aise. Je réalise soudain que, par-dessus mon envie d’en savoir plus sur la vie intime et personnelle de Freddie, je ne voudrais surtout pas la blesser. « Tu n’es pas obligée de répondre, tu peux simplement dire « oui », et je ne demanderai plus rien », j’ajoute à voix-basse, soucieux de son bienêtre en ma présence.