Parler de lui était une chose qu'il avait toujours trouvée à la fois grisante et amusante. Grisante parce qu'elle révélait la portée de son égocentrisme, son appréciation de lui et la vacillante force de son amour propre. Amusante parce que c'était le sujet qu'il connaissait le mieux et qu'il n'y avait de limites à son discours que celles qu'il s'imposait, qu'il n'y avait pas moyen pour lui de mentir, puisque tout était sinon la vérité, au moins sa vérité et que personne ne pourrait lui dire que non, les événements ne s'étaient pas produits de telle ou telle façon. Sa perception de la vie, en général et plus particulièrement de sa vie, lui était totalement personnelle et c'était la raison pour laquelle il la chérissait. Qu'on soit franc, Ghika était un garçon intelligent et légèrement égocentrique, enfant unique d'une mère célibataire dont la vie n'avait jamais tourné qu'autour de lui, faisant des révolutions quotidiennes autour d'un enfant roi qui était rapidement devenu le soleil de son univers. Alors qu'elle avait fini de boire à même le thermos, Ghika le récupérait et se servait un verre de vodka pomme fraîche dans le gobelet qui servait de bouchon. Le goût si familier de la boisson le détendit immédiatement, c'était comme avoir une petite part de chez soi où qu'il aille. « Par quoi commencer ? Je m'appelle Ghika, mais ça tu le sais déjà, j'ai eu vingt-six ans il y a quelques jours, j'suis fils unique et bien content de l'être. J'habite à Oxford où j'fais mes études et je bosse dans un bar à côté, mais j'suis né en Louisiane, aux USA pour prendre mes distances avec ma mère... si tu as des questions pour orienter l'incroyable récit de ma passionnante existence n'hésite pas. » Il n'en avait pas dit beaucoup, mais ce n'était pas pour rien. Donner des informations à quelqu'un restait le meilleur moyen de lui donner un avantage sur lui plus tard dans le jeu. Alors même s'il appréciait Paloma, il ne se voyait pas lui déballe ses secrets sur le ton de la confidence alcoolisée. Surtout pas gratuitement -il n'y avait pas grand chose que Ghika faisait gratuitement de toute façon- ce qui impliquait que la jeune femme devrait lui retourner la pareille, un renvoi de manivelle et une exposition un peu plus franche de son passé, ou du moins de son histoire. « Et toi alors c'est quoi ton parcours de vie ? » Ghika a dit ça très calmement, un petit sourire aux lèvres, il ne voulait pas qu'elle se braque ou qu'elle se sente questionnée. Il avait juste envie d'avoir l'impression qu'ils avancent sur un pied d'égalité dans une relation de camaraderie normale, indépendante du jeu. Bien sûr c'était impossible, il se voilait la face, parce que lui même pensait au jeu à cet instant et ne se dévoilait pas comme il l'aurait fait en d'autres circonstances. Le tout était de faire au moins un effort. Alors attendant les réponses de Paloma et ses éventuelles questions d'approfondissement -auxquelles il envisageait de répondre sérieusement mais en omettant des détails qui pourraient s'avérer compromettants- il finit le premier gobelet de vodka et s'en resservit un, refermant le clapet blanc du thermos et dégainant une cigarette. Il fumait plus aujourd'hui qu'il ne le faisait habituellement, mais comme disaient les gens, à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles.

Tricher ? Lui ? Ce n'était pas vraiment son genre. Il avait fait ce qui lui avait été demandé. Oh bien sûr il ne s'était pas lancé dans une énumération de ses moindres secrets, à commencer par celui avec lequel il postulait pour l'émission, mais elle devait bien se douter que ça n'arriverait pas. Et puis la vie était une permanente transaction marchande dans laquelle chacun devait estimer la valeur de ce qu'il possédait, de ce qu'il était et décider si ce qu'il avait à offrir valait plus ou moins que ce que l'autre était prêt à payer. Or, Paloma ne semblait absolument pas disposée à se livrer pour deux sous. C'était comme demander à quelqu'un de sauter d'un pont en vous croyant sur parole, sans aucune preuve de votre fiabilité. Ghika n'était pas ce genre de joueur, il étudiait d'abord les différentes possibilités que sa main lui permettait d'envisager avant d'agir et pour l'instant le coup le plus logique était de ne pas céder à la brunette qui voulait lui tirer les vers du nez. « Je joue à donnant-donnant, je suis pas un grand fervent de la charité. »  Et c'était bien vrai, Ghika n'aimait pas la charité en général, parce qu'il trouvait que c'était une forme de facilité couplée à de la complaisance et qu'il n'avait jamais voulu en profiter même s'il aurait pu y prétendre pendant quelques temps après son arrivée au Royaume-Uni. Il n'appréciait pas non plus la charité sociale, celle qui consiste à traîner avec la personne pas drôle de service mais qui au fond est gentille, ou qui est la copine d'une personne du groupe d'amis de base. Donner sans recevoir n'était tout simplement pas une bonne transaction. Il ramasse le thermos que Paloma lui a subtilisé et en boit une gorgée. Que pouvait-il lui dire qui soit à la fois personnel, révélateur mais pas trop. « Mes deux livres préférés sont Les liaisons dangereuses et Lettres persanes. » A elle d'en déduire ce qu'elle voulait. Il savait que cela ne semblait pas grand chose, mais il y verrait presque un panneau publicitaire lumineux sur  sa personnalité profonde. « A ton tour. » lâche-t-il avec un sourire après avoir ingurgité une autre gorgée de vodka et allumé une autre cigarette. Décidément cette journée de casting allait vraiment finir par lui revenir cher en tabac.

« Tu n'as rien dit sur un échange de bon procédé quand tu m'as demandé de te déballer ma vie, c'est ce qui ressemblait le plus à de la charité. » répond Ghika, d'un ton un peu lointain, légèrement embrumé par l'alcool qui lui chauffe les joues. Il avale une dernière gorgée avant de décider que cela suffit. Le but était de se détendre un peu pas de se saouler au point de ne plus pouvoir formuler une pensée cohérente. Elle a un peu de culture littéraire, c'est déjà un bon signe, un terrain d'entente supplémentaire. La Marquise dont Paloma parle est une vipère, une manipulatrice sans aucun cœur, qui n'a qu'une ambition ruiner la vie d'autrui et satisfaire la sienne. En soi c'est un personnage tout à fait inhumain. Ce qui, il fallait l'avouer, rend le personnage assez attrayant et dramatique. « Merteuil est vraiment cool, mais ce sont des livres que j'aime parce qu'ils peignent une image de la société à la fois sarcastique et réaliste. Et puis ce sont deux romans épistolaires et je suis nostalgique des cartes postales. Les textos c'est cool mais ça manque d'âme. » Bon comme tout le monde il aimait la technologie, sa rapidité et sa facilité. Mais il y avait un charme dans la vieille école de la correspondance manuscrite qui n'existait pas dans la rédaction d'un message électronique -parfois même écrit dans un anglais approximatif. Quand elle va dans le personnel, elle y va fort, elle saute même à pieds joints dedans. Ghika admirerait presque cet élan d'honnêteté s'il n'était pas légèrement troublé par l'idée de passer d'une semi-cécité à une vue normale. Alors qu'une question, pertinente cela va de soi, lui vient, Ghika n'hésite pas. « Wow... et maintenant t'y vois en technicolor ? Ou en noir et blanc ? » Son manque de tact est parfois affligeant. Ce n'est pas qu'il veut se montrer irrespectueux, c'est qu'il ne voit pas d'autre façon de le demander sans passer pour la personne qui prend autrui en pitié. Et puis... Paloma vient de dire qu'elle n'aime pas la charité alors prendre des gants pour épargner ses sentiments serait faire outrage à son vœux d'honnêteté. En y réfléchissant de plus près c'est une vraie prouesse que la science a réussi à accomplir en donnant la vue à quelqu'un qui en manquait péniblement. « Avoue, ça aurait été dommage de rater ça ! » dit-il en pointant du doigt son visage d'imbécile heureux légèrement enivré. Un peu d'auto-dérision ne faisait pas de mal et puis, après tout, elle devait avoir passé des mois à découvrir la véritable forme des choses, la véritable courbe d'un visage et le sien était un enchantement de tous les instants... ou pas.