+ Accoudée à la balustrade, le nez dans les étoiles, je me demande si ma mère, ma bonne étoile, brille ce soir ou si elle a décidé de ne faire faux bond. En général, je me dis que c'est la plus jolie, la plus brillante de toutes, parce qu'elle était comme ça avant que tout foute le camps, ma mère. Elle était belle, élancée, gracieuse. Elle aurait dû avoir la vie devant elle, elle aurait dû pouvoir devenir une grande danseuse. Mais elle est tombée amoureuse, puis enceinte, et malade. Enfin, elle l'était déjà mais elle le savait juste pas. Un truc génétique dont personne lui avait parlé, ses parents sont morts jeunes, c'est une tante de son père qui l'a élevée. Alors elle a jamais su, jusqu'à ce jour où mon père est parti, lui jetant la procédure de divorce en pleine tronche. Mon père a toujours su comment amener les choses, il a toujours su faire preuve de beaucoup de tact, surtout avec moi, et de plus en plus en grandissant. Et quand il a fallu qu'il s'occupe de moi à plein temps parce que la famille de ma mère l'a placée en centre spécialisé, ça a fait qu'empirer. Remarque, il était pas souvent là, ou juste pour me râler après parce que j'avais des notes de merde et qu'il y avait pas que la danse dans la vie. "Regarde où ça l'a menée, ta mère !", qu'il disait parfois. D'autres fois il me disait qu'elle était malade, qu'elle était folle, mais je le croyais pas, il disait n'importe quoi, il tentait pas de m'expliquer calmement, il voulait que la vérité passe vite et bien, sans que je m'en rende compte. Puis quand j'ai pu, je suis partie de chez lui et je suis retournée à Chicago, j'ai galéré pendant un petit moment, puis je suis allé voir ma mère. Une seule et unique fois, puis plus jamais après. Je l'ai pas reconnu et j'ai eu tellement peur. Le médecin a dit qu'il savait même pas qu'elle avait une fille, la famille avait rien dit, ils m'oubliaient toujours pour Noël, eux de toute façon. Il a dit aussi que s'il avait su, il m'aurait contactée plus tôt parce qu'il y avait des chances que je sois atteinte aussi. Et voilà, c'est le début des quelques symptômes, des quelques tests, des médicaments, des faux espoirs, des faux semblants, c'est le début de la fin. Et je me suis longtemps demandé comment j'avais fait pour louper tout ça quand je vivais avec ma mère, mais c'est parce qu'elle briller si fort avec moi que je voyais que ça, toute cette lumière, cet amour qu'elle me donnait, et rarement le reste ou alors je voyais que ce que je voulais voir, comme bien souvent. Et je m'en veux un peu pour ça, mais surtout de ne pas être venu plus souvent la voir, ou de ne pas avoir été là à la fin. Elle était toute seule. Je serais toute seule. De toute façon, on meurt tous seuls d'après ce qu'on dit, mais c'est sans doute un peu plus rassurant d'avoir quelqu'un de confiance à qui serrer la main à ses côtés ce jour-là, pour passer dans l'au-delà. Mais j'imagine que je mérite de vivre ce qu'à vécu ma mère toute seule. De toute façon, je crois que c'est mieux d'être seul, de ne pas avoir de famille et de ne surtout pas trop s'attacher aux autres quand on sait qu'on partira forcément avant et que ce sera très dur pour eux. Enfin, je ne suis même sûre de pouvoir dire que ça a été dur pour moi de perdre ma mère, parce qu'elle l'était déjà depuis quelques temps déjà, depuis aussi longtemps qu'on l'avait placé dans cet espèce d'hospice. J'ai commencé mon deuil plus tôt, comme je pense qu'on devrait tous le faire pour moins souffrir au fur et à mesure que nos alliés tombent sur le champs de bataille de la vie. On devrait tous se préparer à l'idée de la mort qui nous rode autour et qui finit par nous avoir. Mais on est pas tous dans mon cas, où ça risque d'arriver plus vite qu'on ne le croit alors il faut s'y préparer. Je soupire de lassitude en y repensant encore puis je m'apprête à m'en aller mais en faisant demi-tour je tombe nez-à-nez avec Alistair. « Oh, tu m'as fait peur, je t'ai pas entendu arriver. » Et avec la nuit qui commence à tomber en plus. Si on pouvait m'éviter la crise cardiaque à mon âge, vu le peu de temps qu'il me reste à vivre sainement, ce serait sympa, je joue déjà à "chéri, fais-moi peur" avec Félice, je pense que ça va aller pour le moment. « T'aurais pas une cigarette, des fois ? » Il en a toujours, enfin souvent, alors c'est sans doute le cas aussi ce soir. Remarque, il vaut peut-être mieux qu'il dise non, quitte à me mentir, parce que j'ai remarqué que ma consommation de tabac a presque doublée depuis que je suis ici, et autant dire qu'avec la santé de merde que je traîne déjà, c'est pas forcément très conseillé. Enfin, c'est pas interdit non plus. Mais s'il ne me fallait qu'un second argument, la cigarette ça fait grossir, surtout la light, voilà sans doute une vraie bonne raison de complètement arrêter, hm.

Il aimerait vraiment entamer cette dernière semaine de meilleure humeur, mais il n’y parvient pas. Il se pose beaucoup de questions. Trop de questions. Il est avant tout préoccupé par l’opinion qu’on peut avoir de lui, à l’extérieur. Le crime qu’il a commis ne doit plus être un secret d’état, désormais. Et il pense à tous ces gens qui se font un avis sur lui, le rangeant dans une catégorie qui ne le définit pas. Il a payé sa dette, il estime ne plus être le gosse de treize ans qu’il était, il a toujours assumé son acte. Mais est-ce suffisant ? Il pense à Emily, il espère qu’elle ne connait pas cette émission et qu’elle n’a pas eu vent de sa participation ici. Sinon, dieu sait ce qu’elle doit penser, elle qui s’est faite porte-parole pour que la peine capitale soit infligée aux mineurs. Elle ne peut pas le détester plus qu’elle ne le déteste déjà, mais ce n’est pas pour autant qu’il est fier d’afficher son visage à travers des écrans, le visage de celui qui l’a privée de son père parce qu’il n’a pas su rester calme ou réfléchir. Il pense à Peter, aussi, se demandant si celui-ci est toujours persuadé qu’il s’agit d’une bonne idée d’avoir pris part à cette émission. Il doit assister à la chasse aux sorcières en direct, peut-être même qu’il lui cherche déjà un nouvel endroit où recommencer sa vie. Mais ça risque d’être difficile, à moins d’opter pour un village reculé du Royaume-Uni, comptant plus de vaches que d’habitants. Et… Il pense à ses parents, aussi. Alistair se demande s’ils l’ont aperçu au détour d’un zapping, s’ils sont restés bloqués sur ce visage familier, s’ils l’ont reconnu. Cela fait plus de dix ans qu’il n’a plus eu le moindre contact avec eux, qu’il se contente d’un chèque envoyé à une boite postale. Est-ce que parfois, ils regrettent de l’avoir laissé affronter la tourmente seul ? Est-ce que parfois, ils regrettent d’avoir disparu sans lui laisser le moindre mot, laissant le soin à Peter de lui annoncer que ses parents avaient pris la décision de ne plus lui rendre visite et de refaire leur vie ? Peut-être que l’un des deux est mort et si ça se trouve, il ignore jusqu’à ce détail. Peut-être qu’ils ont eu un autre enfant après lui et qu’il a un frère ou une sœur qui ignore son existence. Un enfant qui ne sera pas malade, lui. Tournant encore et encore dans le lit de la loveroom qu’il occupe de temps à autre depuis plusieurs semaines maintenant, il se décide finalement à se lever. Il ne parviendra pas à dormir, ses pensées divaguent bien trop pour qu’il y parvienne. Alors il abdique. Ce n’est pas la première ni la dernière fois que ses nuits se retrouvent écourtées. C’est une habitude, à présent. Il s’empare de son paquet de cigarettes posé sur la table de chevet, enfile un pull sur son t-shirt laissant entrevoir ses poignets et prend le chemin de l’extérieur. Enfin, extérieur. Il ne sait pas où se rendre. D’habitude, il opte pour le circuit qui longe la forêt et la plage, mais pas cette fois-ci. Cette fois-ci, il préfère le balcon, sans trop savoir pourquoi, alors qu’il a plus tendance à soigneusement évité le nid en lui-même et ses occupants, depuis quelques jours. À travers la baie vitrée qui lui permet d’accéder au balcon, il constate une silhouette déjà présente, ce qui fait qu’il hésite entre pousser la porte ou faire demi-tour. Et puis il opte pour la première solution, parce qu’il a plus que jamais besoin de nicotine. Il se faufile malgré tout, espérant que sa présence ne se fasse pas remarquer. Avec un peu de chance, il fumera ses quelques cigarettes à quelques mètres de la personne déjà présente – qu’il croit reconnaître comme étant Jessica – sans que celle-ci ne le remarque. Oui, il est parfois un peu naïf. Mais il faut croire que c’est peine perdue puisqu’il s’avance un peu trop, et Jessica – puisque c’est bien elle – se retourne au même moment. Son but n’était pas de lui faire peur, mais simplement d’attraper un des cendriers non loin de la candidate. « Désolé. » Il déclare de sa voix neutre, comme à son habitude, tandis que maintenant qu’il est enfin à l’extérieur, il s’autorise à sortir une cigarette de son paquet. Juste au moment où Jessica lui demande s’il n’en aurait pas une. Il coince sa cigarette entre ses lèvres et l’allume avec son briquet, avant de replacer celui-ci dans son paquet à moitié vide. « Tiens. » Il dit, tendant le paquet à Jessica, profitant de sa première bouffée de nicotine en même temps. Il ne sait pas si c’est conseillé vu la santé de Jessica, mais elle est assez grande pour prendre ses propres décisions et ce n’est pas son rôle de la juger ou de la sermonner. Son état, justement, ce serait mentir que de dire que ça ne lui fait rien de savoir la jeune femme condamnée à une agonie lente et douloureuse, prisonnière d’un corps et d’un état mental qui ne fera que de se dégrader. « Je sais que ça ne va rien changer, mais je suis désolé. » Il finit par dire, un peu agacé d’utiliser une formule qu’elle a déjà dû entendre des dizaines de fois. Mais, malheureusement, il ne peut rien lui offrir de plus, si ce n’est sa compassion, parce que même s’il s’agit de paroles qu’elle a dû entendre encore et encore, elles n’en restent pas moins sincères.

J'étais un peu ailleurs avant qu'Alistair n'arrive, tellement en fait que je ne l'ai même pas entendu. Il s'excuse rapidement. J'esquisse un léger sourire. C'est trois fois rien. Quand je vois qu'il sort son paquet de cigarettes, je ne peux m'empêcher de lui en demander une. J'ai pris cette mauvaise habitude, ces mauvaises habitudes. D'abord celle de piquer des clopes dans les paquets qui traînent sans demander, et ensuite de fumer plus régulièrement qu'avant. Mais je ne pense pas que l'un comme l'autre seront très compliquer à perdre. En ce qui concerne la première, il suffit de me rappeler que mes parents m'ont tout de même mieux élevée que ça, pour la seconde, je n'ai qu'à me dire que c'est de l'argent jeté par les fenêtres que de payer cette merde addictive dont je n'ai pas besoin, surtout avec la santé que j'ai. Enfin, au point où j'en suis au fond, ce dernier argument n'est peut-être même pas recevable. « Merci bien. » Je dis en attrapant le paquet qu'il me tend. Je me sers, me coince une cigarette entre les lèvres et l'allume avant d'en tirer une première bouffée, tout comme lui. Je lui rends son bien puis il reprend la parole. Il est désolé, même s'il sait que ça va rien changer. « Hm, tu te rends compte que tu m'as déjà dit ça y a même pas deux minutes ? » Qu'il était désolé, quand il m'a fait peur, en arrivant sur le balcon. J'ai bien compris que l'un n'avait rien à voir avec l'autre. Je me doute qu'il parle de la maladie et même si je me dis qu'il doit avoir un peu pitié, je lui suis assez reconnaissante de ce qu'il vient de dire, mais je préfère prendre la chose un peu à la rigolade. Après tout, il vaut sans doute mieux en rire qu'en pleurer. Enfin, je sais pas si ça s'applique tellement à la situation, mais bon. « Alors, dis-moi, ça fait quoi d'être en finale ? » Je demande parce que moi j'y suis pas, je sais pas. Mais c'est pas grave, je suis allée au moins aussi loin que je le voulais et pouvais pour valider une jolie petite cagnotte, je suis fière de mon parcours même sans faire partie du carré final. De toute façon, j'ai jamais vraiment cru que je pourrais y accéder, alors que j'imaginais très bien ces quatre-là se qualifier, et je trouve qu'ils l'ont tous mérité.

Il a tenté d’être discret, mais ils ne sont que deux sur ce balcon, ses bruits de pas peuvent difficilement passer inaperçus, malgré tous ses efforts pour être discrets. Dans d’autres circonstances, il ne serait pas faufilé de la sorte, mais en ce moment, il souhaite la solitude. Pourtant, quand Jessica se retourne et qu’elle lui demande une cigarette, il se sent presque forcé de rester. Enfin, pas que ce soit un calvaire d’être en compagnie de la jeune femme, il l’apprécie, il ne peut pas le nier, mais il se force tout de même à rester, dans un premier temps. Il se sert d’abord avant de tendre son paquet à la jeune femme et en profite pour montrer de la compassion quant à son état. Pourtant, ce n’est pas son genre, mais vu ce qu’il connait de la maladie d’Huntington, ça lui semble être atroce, c’est le mot. Il sait que le fait d’être désolé quant à son état ne va rien changer, mais le geste y est, c’est déjà ça, venant de lui. Et c’est sincère, surtout, ce ne sont pas juste des paroles dans le vent pour faire comme tout le monde. Elle rétorque qu’il s’est déjà excusé il y a deux minutes. « C’est un truc que je maîtrise, les excuses. » Enfin, il ne s’agit pas d’excuses à proprement parlé, pas comme quand il a débarqué sur le balcon, mais elle aura saisi la nuance. Malgré ce que pourrait laisser présager sa phrase, il ne fait pas preuve d’humour, au contraire. C’est un triste constat, bien réel, teinté d’une pointe d’ironie pour faire passer le tout. C’est vrai qu’il maîtrise les excuses, depuis des années. Il ne fait que ça, s’excuser. S’excuser de ce qu’il a fait, s’excuser de vivre, s’excuser d’être une déception ambulante. Alors oui, ça le connait. En tout cas, il voit que la jeune femme prend sa situation avec humour. Ça ne veut pas dire qu’elle le vit bien, mais c’est déjà ça. Lui n’aurait pas cette capacité, alors dans un sens, il l’admire. Elle lui demande ensuite ce que ça fait d’être en finale. Il tire une nouvelle bouffée sur sa cigarette avant de formuler une vraie réponse et finit par avouer « Ça me déprime. » Oh, il sait qu’il devrait plutôt prendre la chose avec joie, bien d’autres voudraient être à sa place et plutôt que paraître ingrat, il ne tarde pas à exprimer le fond de sa pensée. « Parce que je vais passer à côté d’un gros chèque qui m’arrangerait bien. » Il esquisse un bref sourire, tentant malgré tout de ne pas se laisser abattre pour si peu, ce serait stupide. Mais le fait est qu’il sait qu’il ne gagnera pas et que le chèque va lui passer sous le nez. « Et puis, parce que c’est la fin, aussi. » Sur une note un peu moins intéressée. Mais oui, la finale signifie fin et il n’a aucune envie de retrouver la vie réelle. « Si tu pouvais me refiler un peu de ton optimisme, je dis pas non. » Il termine, esquissant un bref sourire. Oh, il se doute qu’elle n’est pas si optimiste que cela, que sa phrase d’avant n’avait pour but que de ne pas s’apitoyer sur son sort, mais c’est déjà ça une pointe d’optimiste dont lui n’est pas capable.

Il ne faut pas être désolé pour moi, c'est comme ça, on y peut rien. J'apprécie évidement la compassion ou l'empathie, je comprends la pitié, mais j'ai appris à les lire dans le regard des gens qui savent sans qu'ils aient besoin de ne rien dire. Alors en général j'essaye de faire comme si de rien n'était, l'air indifférent, ou avec le sourire, en plaisantant du mieux que je peux même si c'est plus facile à dire qu'à faire. Quand il se dit désolé, je lui fais remarquer que ça fait déjà deux fois ce soir, mais c'est parce que c'est quelque chose qu'il maîtrise, les excuses. Je le fixe un instant, d'un air peut-être un peu interloqué par ce qu'il vient de dire, avant de ramener la cigarette à mes lèvres pour tirer à nouveau dessus. J'ai pu noter cette pointe de je-ne-sais-quoi dans sa voix qui me fait penser qu'il est assez sérieux à ce propos. Peut-être que ça a à voir avec son secret, dont il n'a pas beaucoup parlé pendant le prime. Enfin, il a au moins eu le courage de dévoiler l'intitulé lui-même, ce que certains n'ont même pas pris la peine de faire, hm. Mais peu importe ce à quoi cela pourrait faire référence, je préfère ne pas le lancer sur là-dessus, ça pourrait être une histoire trop triste pour moi. Pour changer de sujet, je chercher à savoir comment il se sent par rapport à sa place en finale plus que méritée, selon moi. Sa réponse ne m'étonne même pas tellement. Il n'a jamais fait preuve de beaucoup d'enthousiasme depuis le début de l'aventure, je ne m'attendais donc à rien de ce genre, mais là il dit carrément que ça le déprime. « Attends, plus que d'habitude, c'est possible ? » J'ose d'un air faussement crédule, en espérant qu'il ne le prenne pas trop mal, ça n'a rien de fondamentalement méchant, mais il faut bien reconnaître qu'il n'a jamais l'air très gaie, le bonhomme. Enfin là, c'est parce qu'il pense qu'il va passer à côté du chèque du gagnant, ce qui serait bien dommage s'il était là pour l'argent à la base, quand on voit à combien s'élève sa cagnotte à présent validée. « T'en sais rien. » Je réplique en haussant légèrement les épaules, laissant échapper de la fumée de mon nez délicat. « Tu ferais quoi avec l'argent ? » Je lui demande alors, parce qu'il a dit que ça l'arrangerait bien, je devine donc qu'il en a besoin, peut-être pour quelque chose en particulier, ou pas du tout. Mais s'il est déprimé, c'est aussi parce que c'est la fin. Je hoche la tête, laissant échapper un simple petit « hm » d'approbation. Moi aussi ça me mine un peu de me rendre compte qu'on vit nos derniers instants dans le nid, mais cette émission, ce jeu, cette aventure, ce n'était qu'une parenthèse pour nous tous, c'est comme ça, c'est comme tout, c'est la vie, il faut juste arriver à s'y faire. Je souris de nouveau quand il me demande de lui passer un peu de mon optimisme, naturel de surcroît, même si ça me rappelle qu'il ne s'agit clairement pas d'une ressource inépuisable ou illimité. « C'est pas que je veux pas, mais je crois que je vais avoir besoin de tout ce qu'il me reste, désolée. » Décidément, c'est le mot de la soirée.

Il sait que ses propos ne changeront rien à l’état de santé de la jeune femme, mais il est désolé, sincèrement. Il est presque ravi de ne pas savoir grand-chose sur cette maladie, pour ne pas être encore plus désolé qu’il ne l’est déjà, avec les quelques connaissances qu’il a sur Huntington. La façon dont Jessica rebondit sur ses propos le surprend. Il interprète cela comme du courage, tout simplement. Lui n’arriverait pas à plaisanter sur son état si une telle chose lui arrivait, probablement qu’il se morfondrait dans son coin ou qu’il s’exilerait dans un pays où le suicide assisté est légalisé, rien que ça. Alors oui, il admire Jessica, même s’il ne s’agit que d’une petite phrase balancée ainsi et que ça ne révèle pas exactement le fond de sa pensée. Alistair lui répond qu’il maitrise les excuses. C’est une phrase à double-sens, comme souvent lorsque cela vient de lui. Mais il est vrai qu’il a l’impression de passer sa vie à s’excuser et il passera encore une bonne partie de sa vie à le faire. Elle lui demande ensuite comment il se sent par rapport à sa place en finale. À vrai dire, la réponse qu’il lui donne n’est sûrement pas celle qu’elle attend, mais c’est la plus sincère. Ça le déprime. Il devrait être heureux, reconnaissant envers le public et s’il l’est, évidemment, ce n’est pas pour autant qu’il pense mériter cette place ni même avoir une chance de remporter l’aventure. Jessica lui demande si c’est possible pour lui d’être plus déprimé que d’habitude et il tourne légèrement la tête en sa direction. « Faut croire. » Il répond d’un ton neutre, haussant les épaules. Il a très bien saisi l’humour dans la phrase de Jessica, il n’est simplement pas d’humeur à rebondir là-dessus. Enfin, pas qu’il soit plus disposé en temps normal. La vérité, c’est qu’il sait que c’est possible, ils n’ont eu qu’un bref aperçu de ce qu’il peut être dans ses mauvais jours. Mais si être en finale le déprime, c’est pour une bonne raison. Parce qu’il va passer à côté du chèque promis au vainqueur, chèque qui pourrait lui changer la vie, littéralement. Jessica lui dit qu’il n’en sait rien et il esquisse un bref sourire. « Je sais que je ne suis pas un gagnant. » Il aurait très bien pu dire qu’il sait qu’il est un perdant, mais il tente de nuancer ses propos pour ne pas avoir de réflexions quant à son humeur. Ça passe mieux, dit ainsi. Il sait qu’il ne remportera pas ce jeu et qu’il terminera à la quatrième place, mais ce n’est pas grave, cela suit la logique de sa vie qui n’est qu’une succession d’échecs, alors un de plus ou un de moins, ça ne lui change pas grand-chose. Et puis, qui accorderait ses votes à un ancien criminel qui ne s’est manifestement pas contenté de voler une supérette. Jessica lui pose une question piège par la suite, à laquelle il aurait dû s’attendre. Il tire une, puis deux bouffées sur sa cigarette, marquant une pause, le temps de se décider s’il dit la vérité ou non. Il décide d’opter pour la première solution. « Je rembourserais mes parents. Ils se sont endettés en frais d’avocat quand… quand il y a eu mon procès. » Il n’est pas hésitant dans ses propos, habituellement, mais quand le sujet de son secret est abordé, de manière plus ou moins directe, il est pris au dépourvu. Il rembourserait ses parents en premier lieu, avant même de s’offrir un logement convenable ou d’envisager de déménager. C’est sa priorité, les aider avant de les rayer définitivement de sa vie. Son procès a beau avoir eu lieu il y a quinze ans, il n’a pu commencer à les rembourser qu’à sa sortie de prison, il y a dix ans. Et autant dire que sans travail fixe, avec des périodes de chômage forcé et bien, c’est difficile, raison pour laquelle sa dette traîne encore. « Tu vas faire quoi du tien ? » Elle est parvenue à valider une petite cagnotte confortable et il se questionne sur son utilité. Est-ce vraiment nécessaire de dilapider cette somme dans des soins qui ne feront que retarder ou rendre plus agréable l’issue fatale, ou va-t-elle en profiter pour vivre à fond durant le temps qu’il lui reste ? Alistair ajoute ensuite que le fait que l’aventure touche à sa fin n’est pas pour rien dans son sentiment mitigé par rapport à sa place en finale. Il est déjà nostalgique, c’est un sentiment qu’il ne pensait pas connaître. Mais le fait est qu’ici, on l’a jugé pour ce qu’il est – aussi désagréable soit-il, parfois – et non sur son acte. Et c’est reposant, de savoir qu’il pouvait être lui-même, d’une certaine façon. Il a pu compter sur certaines personnes, aussi, ce n’est pas négligeable pour quelqu’un qui a passé la dernière décennie irrémédiablement seul. Ce n’est pas très optimiste tout ça, raison pour laquelle Jessica pourrait lui en passer un peu du sien, d’optimisme. Sauf qu’elle en a bien besoin, vu sa situation. « Pas faux. » Il rétorque, avant d’écraser sa cigarette terminée et de s’empresser d’en entamer une nouvelle. On ne change pas ses mauvaises habitudes. « Tu as quelqu’un pour t’épauler, à l’extérieur ? » Il ne devrait pas poser cette question, il ne devrait pas ouvrir le sujet de sa maladie puisqu’il s’imagine que cela ne doit pas être agréable pour la jeune femme d’en parler. Et pourtant il le fait, parce qu’il espère sincèrement qu’elle a quelqu’un dehors, n’importe qui, qui la soutiendra quand son état se fera plus déficient. Sauf que s’il se fie aux discussions qu’ils ont pu avoir, elle lui semble assez solitaire.