scarlett

Depuis dimanche soir, c’est ambiance colonie de vacances dans sa chambre. Inutile de préciser que c’est de loin pas le genre d’ambiance qu’il apprécie. S’il voulait faire des batailles d’oreillers tous les soirs, il serait allé dans une vraie colonie de vacances, et non pas dans cette foutue émission. Et puis, il apprécie tellement de se prendre un coussin dans la gueule alors qu’il ne demande rien à personne, si ce n’est qu’on lui foute la paix pour qu’il bénéficie de ses seize heures de sommeil quotidiennes. Il a été vacciné l’autre soir, quand un enfoiré lui a balancé un coussin pile dans l’abdomen. Ce n’était pas un lancé digne des meilleures athlètes, mais son accident date d'un an et il est encore un peu fragile à cet endroit-là, alors, clairement, ça l’a gonflé. Raison pour laquelle il s’échappe de la chambre guimauve, si bien nommée, quand ses camarades tombent à nouveau en enfance. Vu le nom de la chambre, il aurait dû s’attendre à ce que ses colocataires agissent comme des attardés, c’est le monde des licornes, wow on s’amuse trop à s’envoyer des coussins dans la gueule, qu’est-ce que c’est rigolo. De toute façon, il est trop tôt pour qu’il s’endorme, il retournera dans sa chambre sur les coups des trois heures du matin, quand les vieux seront enfin couchés, vu qu’ils ont un couvre-feu à tenir. Plutôt que de se vautrer sur le canapé du salon, il préfère explorer les lieux à la recherche d’un endroit créé de toute pièce par une candidate et qui l’a immédiatement interpellé. Son délire, c’est plutôt les American Pie ou les Very Bad Trip, mais il peut pas nier qu’il a apprécié le film Into The Wild, parce qu’il s’est plus ou moins reconnu en Christopher, même s’il faudrait lui infliger diverses tortures pour qu’il l’admette. Et vu l’état du bus – s’ils l’ont correctement reconstitué – il doute que ce soit un endroit très fréquenté. Il faut dire que ça ressemble plus au bus d’un junkie qu’à celui d’un type au grand besoin de liberté, il ne pense pas que les gens apprécieront de dormir sur un matelas qui abrite une nouvelle forme de vie. Lui, ça ne le gêne pas, raison pour laquelle il ne tarde pas à sauter sur le matelas dès qu’il a enfin rejoint le bus, perdu au milieu des extérieurs. Il savoure ce silence qui lui manque cruellement dans sa chambre, ainsi que la non-présence d’autres énergumènes. Faire une pause de temps en temps est nécessaire pour lui, s’il ne veut pas sauter par la fenêtre. Ou plutôt, pousser quelqu’un par la fenêtre, ce serait déjà plus crédible venant de lui. Et alors qu’il se surprend à fermer les yeux, Colin note des bruits de pas qu’il souhaite entendre continuer leur chemin, mais ce n’est malheureusement pas le cas puisque le bus bouge légèrement quand une silhouette pénètre à l’intérieur. « Y’a déjà quelqu’un qui est en train de crever par empoisonnement, r’passe plus tard, merci. » Si la remarque vient de lui, il ne risque pas d’être sauvé, mais plutôt laissé dans sa solitude, ce qui l’arrangerait. Sauf que les minutes passent, mais la présence près de lui se fait toujours sentir. Ouvrant finalement les yeux et tournant la tête, il aperçoit grâce à la faible lumière de la lampe à gaz, une chevelure rousse. « Roh génial, à tous les coups t’as un accès vip à ce bus et t’as qu’à claquer des doigts pour que Cupidon envoie un gorille pour m’foutre dehors. » C’est bien son idée, cet endroit, non ? Il en est quasiment persuadé, et si c’est le cas, cet endroit est probablement son sanctuaire, et c’est lui qui perce sa bulle plutôt que l’inverse. « Bon choix. » Il finit toutefois par admettre. Et ce n’est pas un compliment déguisé pour qu’elle le laisse bénéficier des lieux, c’est la vérité. Par contre, il faudra qu’elle se trouve une place que sur le lit elle veut rester, lui n’est pas décidé à bouger, ça lui demande trop d’énergie.

Si pour certains les chambres s’apparentent à un dortoir de colonie de vacances, Colin n’est pas de cet avis. Il n’apprécie pas de dormir en meute, non pas parce qu’il tient absolument à sa solitude, mais simplement parce qu’il y a toujours un élément nuisible (si ce n’est plus) coupable de déranger les autres, à cause d'un sommeil bien trop profond et des ronflements bruyants, ou à l’inverse un sommeil léger qui nécessite qu’il s’agite toute la nuit. Le problème, c’est que Colin n’est pas patient, il lui est donc difficile de supporter le comportement dérangeant de quelqu’un, peu importe la raison à celui-ci. Il n’a pas toujours été aussi refroidi par l’idée de vivre en groupe, au lycée il appréciait les sorties camping avec les potes, à la fac il n’était pas contre l’idée de partager sa piaule, mais depuis qu’il a retrouvé Nancy, il met un point d’honneur à être l’inverse de ce qu’elle attend de lui, ce qui l’a obligé à changer ses habitudes. Peut-être que si une telle situation s’était présentée à lui il y a quelques années il aurait apprécié cette ambiance de franche camaraderie, mais aujourd’hui il n’y arrive pas. Un rien l’énerve, et cela passe par les ronflements de certains de ses colocataires, ou leur prédisposition à se croire dans une comédie américaine avec bataille d’oreillers à profusion, le tout dans la joie et la bonne humeur. À défaut, il préfère réfléchir à une alternative et le décor reconstitué du bus 142 lui semble être le lieu idéal. Il ne fait peut-être pas chaud à cette période de l’année en Irlande, mais il est persuadé que le passage sera moindre par rapport au salon ou à la salle détente. Il a l’impression que ses camarades sont plutôt douillets dans leur genre, il les imagine mal s’aventurer jusqu’ici alors que les températures frôlent le zéro degré. Ainsi, quand il prend possession des lieux, il savoure cette tranquillité retrouvée, étant persuadé d’avoir le droit à un moment de répit, mais c’est mal connaître cette émission et la prédisposition du hasard de toujours mettre quelqu’un sur son chemin, où qu’il aille. Ce soir, il s’agit de Fifi, ce qui lui déplait quelque peu, étant donné qu’il ne sent pas légitime pour lui demander d’aller voir ailleurs si elle y est, sachant que si ce bus est là, c’est grâce à elle. Il ne se gêne pourtant pas pour râler à voix haute, sans se soucier de mettre mal à l’aise la demoiselle. À vrai dire, il n’aurait aucun scrupule à imposer sa présence même si elle ne la désire pas, mais il s’imagine qu’il y a une règle tacite entre elle et la production, qui veut que cette dernière envoie un gorille pour dégager la crevette qu’il est si mademoiselle le demande. Et à choisir, il préfère encore quitter les lieux avec le semblant de dignité qui lui reste. « Ouais, enfin, j’te cache pas que c’est pas l’genre de truc qui m’aurait dissuadé de squatter ici. » Il précise à sa réflexion, en haussant les épaules. Il aurait certainement pris le risque, estimant que le domaine leur appartient à tous. Il admet toutefois que demander un tel endroit était un bon choix, même s’il n’ira pas plus loin dans les détails, estimant s’être déjà montré beaucoup trop gentil pour la soirée. Voire la semaine. « En même temps, tu t’attendais à quoi en choisissant un endroit pareil ? Limite les 70% des gens qui ont vu ce film ont soudain décidé que ce type serait leur guide spirituel et qu’ils allaient tous se suicider en bouffant des plantes parce que c’est trop classe, alors bon. » Oui, bon, Chris n’a pas choisi de se tuer, mais les idiots qui le prennent pour modèle savent très bien à quoi ils s’exposent. « Fallait choisir la salle de bain de Saw, on t’aurait foutu la paix. » Ambiance garantie, en plus. Fifi s’approche du lit et il l’observe une fraction de secondes, se demandant si elle va oser lui demander de lui faire de la place. Mais elle ne le fait pas, alors Colin considère qu’il peut continuer à disposer du lit comme il le souhaite. « Ahaha, t’es mignonne, mais ça fonctionne pas avec moi ce genre de conneries, et j’crois que j’peux me le faire tout seul mon laisser passer. » Il n’est pas vraiment pour cette façon de procéder, où la confession est quasiment forcée.  « Et puis t’sais, j’suis qu’un petit gamin, rien d’intéressant à dire, à la rigueur j’peux te raconter ma journée à la maternelle, on a fait d’la peinture avec nos mains, ça t’intéresse ? » Pas sûr, hm. Ce n’est pas totalement faux, parmi ce qu’il accepterait de dire, il y a peu de choses qui apparaissent comme intéressantes. « D’solé, j’crois que Cupidon vient de m’offrir mon laisser-passer sans te consulter, l’bâtard. » Il lance, avec un sourire légèrement provocateur quand la petite musique retentit, leur imposant d’échanger un baiser. « T’inquiète, j’suis à jour dans mes vaccins. » Au cas où elle en douterait. S’asseyant finalement sur le lit, il approche son visage de celui de Fifi pour lui voler un furtif baiser, tout ce qu’il y a de plus chaste, ce qui est surprenant venant de sa part. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, il connait le respect, et aussi porté sur la chose soit-il, il n’a aucune envie de se retrouver avec une plainte au cul pour agression sexuelle, tout comme il ne veut pas porter préjudice à sa cagnotte. Et parce que Colin ne serait pas Colin sans une phrase de son cru, il ne juge pas utile de se retenir. « J’sais qu’un truc vient de se déclencher en toi et que t’es irrésistiblement attirée par moi, mais hé, désolé, ça va pas être possible entre nous, j’espère que tu t’en remettras. » Il termine, en se jetant en arrière sur le lit pour reprendre sa position initiale.