@Khadija

Je décide de substituer mon entrainement quotidien parce une séance de longueurs. Je cherche à tout prix à me défouler, à me canaliser, à m'épuiser pour moins penser. Vêtue d'un simple maillot deux pièces noir, je me glisse avec délicatesse dans l'eau à bonne température. Je commence quelques longueurs en crawl. Il me faut bien deux aller et retours pour enfin capter que je ne suis plus seule maintenant. Mon regard s'accroche à une Khadija assise sur le bord de la piscine. Et c'est ce lieu qui me rappelle une discussion qu'Akela a pu nous diffuser lors du prime. « Je sais ce que tu penses » je me contente d'une voix légère.  J'ai pu le constater pendant sa discussion avec Scarlett, j'étais en partie concernée. « Tout n'est pas blanc ou noir » j'ajoute de mon ton distrait avant de vriller mes opales une seconde aux siennes. C'est impossible pour eux d'avoir une réelle vision d'ensemble. Avec Scarlett, on est un gris à la nuance insaisissable même pour nous-même. « C'est courageux de se dévouer aux autres, mais c'est en partie lâche de le faire parce que cela nous empêche de se confronter à nos propres problèmes » je prends un exemple parce qu'elle doit savoir de quoi je dois parler. Il y a autant de bons que de mauvais aspects. En attendant je m'oblige à subir des scènes: des candidats compatissants pour ma soeur comme si j'étais une maladie comme le cancer qu'elle avait contracté. Et le pire dans tout cela, c'est ce que cela me donne envie d'hurler de rage contre ma soeur et pas contre eux qui ne savent rien, parce que j'ai toujours l'impression d'avoir le sale rôle, peu importe les circonstances, les lieux, ceux qui nous entourent. Cela sera toujours un cercle vicieux dont je semble être le poison. Celle qui tue, celle qui blesse, celle qui demande des sacrifices. Mais je me contente de rien dire, parfois mes ongles s'enfoncent simplement dans la chair de mes paumes, mon visage était pourtant dénué de toutes traces d'agacement ou de dégoût. Je me contente de les écouter, ou de découvrir leurs paroles en plein prime, silencieuse et discrète, parce que je suis dépassée la plupart du temps.

Elle sait que la fin de prime de Scarlett a été gâchée par l’absence inquiétante de sa sœur. Jade savait parfaitement que Scarlett s’empêcherait de vivre normalement cet instant collectif si elle disparaissait, et pourtant, elle l’a fait. Elle est partie en sachant qu’elle priverait sa sœur d’une existence normale pendant son absence. C’était cruel, mais ce n’était pas sa faute. Khadija avait essayé de persuader Scarlett de laisser Jade profiter d’un moment de solitude. De ne pas partir à sa recherche, du moins, pas avant la fin du prime. Scarlett s’était laissée convaincre mais avait soudainement comme disparu du jeu… avant de s’éclipser dès la fin du prime à la recherche de Jade, qui ne devait pas se trouver bien loin. Khadija, elle, ne cherche pas Jade. Elle tombe dessus, par pur hasard, sans l’avoir demandé. Comme maintenant. Elle vient d’ouvrir les portes vitrées de la piscine intérieure, respirant cette odeur infecte de chaleur condensée, de sel nettoyant, d’un peu de chlore sur le sol brillant. Une seule personne nage dans l’eau bleutée, Jade. Khadija se dirige vers l’entrée du bassin et s’assoit sur le rebord, se mouillant les cuisses, puis le ventre. Elle n’est pas réveillée depuis longtemps et elle a bu un peu d’alcool hier soir, elle veut une entrée douce dans la piscine et un sport peu intensif. Elle choisit de ne pas demander à Jade comment elle va. Tout le monde le fait déjà, ou le pense à voix haute. Jade doit en avoir assez de répondre à cette éternelle question : comment tu vas. Cette question n’a de sens que lorsqu’elle est posée par Scarlett. Les autres. De quoi se mêlent-ils ? Si ça ne va pas, que peuvent-ils faire ? Rien, n’est-ce pas ? Alors trouvez une question utile, pas une question qui vous donne l’impression d’être altruistes. La voix de Jade la tire de ses pensées. Elle se tait et écoute, attend la suite, curieuse de connaître ses propres pensées, puisque Jade est télépathe. Ses yeux verts ne quittent pas Jade tandis qu’elle s’explique, essayant de lui faire comprendre que Scarlett n’est pas qu’une sainte bienfaitrice, et elle pas qu’une maladie ambulante tout juste bonne à pourrir l’existence de son aînée. Khadija attend encore, laisse passer un silence, pour que Jade puisse continuer si jamais elle n’a pas terminé. Elle imagine que, peut-être, Jade se permet là de livrer ce qu’elle n’a pas souvent osé dire. Sa colère d’être considérée comme un poids par des gens qui imaginent que Scarlett n’est que dévotion. Mais Jade semble avoir terminé. Khadija cligne lentement des yeux. — Non, à t’entendre, je crois que tu ne sais pas du tout ce que je pense, souffle-t-elle avec une douceur non dénuée d’une certaine fermeté. Khadija a vu les extraits vidéos pendant lesquels Scarlett se cache entre les jambes de sa sœur, lui avouant sa peur d’être ici, son envie d’en sortir. Elle lui demande pourquoi elles sont venues dans cette émission, elle lui répète qu’elle veut s’en aller, avec elle. Elle lui dit et lui redit qu’elle ne veut qu’elles, leur duo, hors du monde. Il faudrait être idiot pour penser que Jade est la source négative de leur fraternité. Elle soupire, observant Jade et sa beauté, plus froide, plus dure et plus distante que celle de sa sœur. Plus esthétique, aussi. — Votre relation n’a pas été initiée par toi et n’est pas toxique que pour Scarlett. Elle a eu tort si elle a cru que Khadija pouvait imaginer les choses sous le seul angle du bienêtre de sa sœur. — Laquelle de vous deux a le plus convaincu l’autre de venir ici ? C’est une question rhétorique, bien sûr, mais elle exprime parfaitement la pensée de Khadija.

Je ne veux pas comprendre quelle relation lie Scarlett et Khadija parce que cela ne regarde qu'elles, mais leur discussion de la semaine dernière avait fait augmenter ma pression interne. Lino avait peut-être raison en disant que ma soeur est aérienne et que je suis toute en tension. Je me trompe, apparemment, tant mieux, parce qu'elle donne quand même l'impression de ne voir que par le prisme que forme Scarlett. Comme les autres. Parce que ça doit faire peur de tenter d'être à ma place, de voir avec mes opales. « Elle savait que je ne m'adapterai jamais à elle, parce que j'ai déjà beaucoup de contraintes, alors c'est sûrement égoïste de ma part, mais je ne l'ai jamais caché, elle était au courant depuis le début » je lâche simplement. Bien que certains pensent que je suis dépendante de ma soeur, oui, pour les médicaments, parfois pour la nourriture mais j'ai toujours su ce que je voulais et peu importe son avis ou ce qu'elle en pense. Je ne l'ai jamais informé de mon intention de quitter l'Amérique pour renaître à Vienne, je le lui ai imposé, et c'est elle qui est partie ensuite avec moi. Alors oui, je dois avoir des facilités à rentrer dans le rôle de la soeur ingrate et Scarlett dans le rôle de la soeur qui a tout sacrifié. C'est peut-être ça si on schématise. Mais ça m'énerve que l'on me résume à ça, alors que je n'avais rien demandé, ça me met en colère et je n'ai pas le droit de le montrer en plus. « Je suis un poids parce qu'elle l'a accepté » je lâche. J'écoute la question de la jolie brune, en vrillant mon regard au sien une nouvelle fois. « Personne » je réponds, aucune de nous n'a essayé de convaincre l'autre. J'étais tout à fait prête à faire Fake Lover sans ma soeur. « J'ai décidé de tenter et Scarlett a suivi » je lui réponds en me demandant à quoi cela peut l'avancer de savoir ce détail. « Tu sais, si je limite les dégâts ici, si je prouve que je suis apte à ... me contrôler, le directeur de l'Opéra accepte de me redonner une chance au sein de la compagnie » je lui confie en la regardant, détail que je n'avais pas mentionné à Scarlett, parce que je ne préfère pas encore me prononcer. Ce n'est pas encore suffisamment concret à mes yeux pour que je lui en fasse part. « Et l'une des principales choses à laquelle je pense est: qu'est-ce qu'elle fera dans ce cas-là ? » je lui soumets de ma voix cristalline. Parce que je sais comment fonctionner toute seule, et pas en duo, comme disent certains candidats. Mais elle ? Parce que Scarlett fait pertinemment que je la délaisserai pour la seule activité qui me donne l'impression de vivre  entièrement sans être complètement tarée, la seule activité à laquelle j'ai consacré et sacrifié mon existence. Que se passe t-il lorsque la fumée opaque que je représente ne sera plus devant les yeux de Scarlett pour l'empêcher de se rendre compte de ses problèmes, de ses difficultés.