@penny

J'ai atterri dans la grotte au fin fond du domaine sans trop savoir comment. Je marchais, j'alignais les pas avec distraction, sans vraiment prêter attention à la direction empruntée, c'est tout juste si j'évitais les obstacles sur ma route, paumé dans mes pensées à tel point que je parcoure la totalité des extérieurs. Je finis toujours par ici lorsque je m'enfonce trop profondément dans le dédale de mon esprit cramé. Alors je m'arrête finalement, observant avec incrédulité, presque avec résignation, l'entrée de la grotte. D'un mouvement souple, je pivote pour capter la silhouette lointaine du palais qui parait si inexistant, brusquement. Pendant cinq minutes, je n'ai d'autre but : détailler mon quotidien d'un point de vue si extérieur. Au loin, je repère d'autres silhouettes, bien plus petites et mobiles sans que je ne parvienne à réellement toutes les distinguer. En vérité, il n'y en a qu'une, plus proche, plus aventurière, que j'identifie. « Penny » je l'appelle de mon perchoir, hurlant à moitié parce que je la vois déjà diverger dans l'autre sens. Après tout, qui viendrait s'isoler ici sans aucune raison ? Bien sûr, la grotte est sublime, agréable, et la solitude peut faire un peu de bien, parfois, mais une fois qu'on a profité de tout ça ? Quel intérêt ? J'aime y réfléchir, pour ma part. Le reflet doucement houleux de mon visage imprécis dans la nappe d'eau me rappelle à la réalité plus que n'importe quel miroir au monde et c'est à la fois douloureux et enivrant. Je suis là, à moitié net, à moitié moi, et pourtant complètement différent à cause de mon environnement. L'eau me rend instable, irréaliste et au fond, c'est sûrement elle qui me reflète le mieux. Impossible à représenter parce que pas foutu de se positionner. Je secoue la tête mais sans fermer les yeux, fasciné jusqu'à ce que les bruits de pas de Penny ne résonne au loin au début de la grotte. « Tu serais prête à mettre le destin de tes boucles en jeu dans un sondage sur instagram ? » je lui demande d'emblée, une fois qu'elle m'a rejoint, avec un air de défi. Elle, moi, instagram et les gens qui voteront. Ses cheveux contre mes cheveux. Je croise les bras contre ma poitrine, adossé nonchalamment contre la paroi rocheuse de la grotte, avec ce regard purement provocateur. « Il est temps qu'on règle cette histoire une bonne fois pour toute » j'annonce en étirant malgré moi un petit sourire amusé. ça fait deux semaines qu'on se cherche, ou plutôt qu'elle me cherche avec ça. Pour la blague, j'ai toujours marché dans son jeu, j'ai toujours répondu parce que ça me faisait marrer mais je constate qu'elle n'a jamais eu les couilles d'aller plus loin. D'aller jusqu'à choper une paire de ciseaux et me menacer avec. Elle n'est jamais allée jusqu'à me raser pour de bon pendant mon sommeil. Bref, c'est une petite joueuse et moi, pour m'éviter de trop penser, j'ai bien envie de la secouer un peu, Penny. Juste pour voir quel genre de personne c'est, en fin de compte. Si elle parle beaucoup ou si elle agit. « Mais je te préviens, en réalité, je m'en fous un peu de mes cheveux, j'ai déjà eu toutes les longueurs possibles » je l'avertis toujours un peu mutin et flegmatique. Autrement dit, dans tous les cas c'est elle qui perd, parce que l'enjeu n'en est pas vraiment un pour moi. Rien que pour le théâtre, je suis passé par mille et un styles. Au boulot, je suis le genre de perfectionniste chiant qui souffrira d'un jusqu'au-boutisme presque agaçant. Si mon personnage a les cheveux rasés, alors je me raserai la tignasse. S'il a des dreadlocks, je prendrai rendez-vous pour m'en faire faire, et je me laisserai pousser les cheveux aussi longs que possible si nécessaire également. Donc elle aura sa petite victoire perso si les gens votent en sa faveur mais sans réelle saveur puisque ça m'embêtera pas plus que ça. Par contre, si elle perd... là c'est autre chose, autrement plus drôle. Rien que la perspective de voir la tête de Joaquim après la séance coiffeur me donne envie de sourire. Sauf que là, paumé dans ma manie interne je m'entends échapper comme un con, sans pouvoir me contenir : « ma femme aimait cette longueur-là, c'est pour ça que je ne les coupe pas » j'admets d'une voix blanche en baissant les yeux vers mon reflet à l'air insondable. C'était vraiment pas nécessaire et je retiens à grand peine un soupir.

Je ne me rends jamais jusqu’à la grotte. C’est trop loin et je n’y trouve pas d’utilité, à moins que quelqu’un me supplie de m’y rendre avec lui. Mais aujourd’hui je ne calcule pas trop la distance que mes pas mettent entre le palais et moi. Tournoyant par moment sur moi-même, juste assez pour ressentir un léger vertige, je sens le vent presque m’emporter. Avec un peu d’imagination, on pourrait presque croire de je suis la version 2.0 de Pocahontas. À l’exception que j’ai des origines portoricaines et que je ne me trimbale pas un raton-laveur comme meilleur ami. C’est un peu cliché à quel point j’en viens toujours à faire des comparaisons avec des films de Disney alors que je n’y ai jamais mis les pieds même si ce n’était qu’à une quinzaine de minutes de chez moi. Je suis destinée à vivre dans un faux conte de fées moi je dis. Je suis dans mes pensées de princesses et de vilains quand j’entends mon prénom au loin. Je mets quelques minutes à repérer la provenance de cette voix. Levant les yeux au ciel, je me demande s’il s’agit d’une divinité qui s’adresse à moi. Ah non, c’est juste Leon. Est-ce que je suis déçue ? Aucunement. C’est même avec le sourire aux lèvres que je poursuis mon chemin en sa direction, heureuse d’avoir encore une fois trouvé une distraction à mon ennui. « Salut mon ptit chameleon », je ne décrocherai pas, j’adore ce surnom pour lui, qu’il le veuille ou non. J’ai remarqué l’air pensif dessiné sur ses traits lorsque je me suis installé à ses côtés, me retenant de ne pas venir tapoter le dessus de sa tête affectueusement comme pour faire un clin d’œil à notre sujet de conversation préféré, c’est-à-dire nos cheveux respectifs. Mais il me devance. Je m’étais dit que je ne parlerais plus de cette histoire et voilà qu’il me revient avec un défi. Non, mais non ! Il ne peut pas me faire ça le Leon. Je tente de cacher ma surprise face à sa question bien que j’ai du mal à contrôle mon irrésistible envie de rigoler. C’est quoi cette idée stupide ? « Je suis clairement la plus appréciée et la plus adorable de nous deux, je ne crois pas que tu aurais des chances de gagner… » je fais mine de réfléchir à voix haute sur les points importants de ce potentiel concours. Je suis bien d’accord qu’il faudrait régler cette histoire une bonne fois pour toutes, nous en avons assez discuté et clairement, nous n’arriverons jamais à un terrain d’entente entre lui et moi lorsqu’il est question de notre coiffe et la longueur de celle-ci. « Mais si tu t’en fous, pourquoi est-ce qu’on ferait un concours ? » je réponds mine de rien, mon visage d’ange venant jouer avec le potentiel de la question, en venant même jusqu’à battre lourdement des cils. Comme une reine, j’évite sans aucune subtilité l’idée du sondage parce qu’il n’y a aucune chance que je me rase la tête à la fin d’un défi sur les médias sociaux. Je suis joueuse, mais pas tant que ça finalement. Je sais que des cheveux, ça repousse. J’ai beau donner l’impression de transpirer la confiance en moi, je dois avouer que je perdrais de mes moyens si je devais me retrouver le crâne raser. Je trouverais une façon de m’adapter. Je finis toujours par m’adapter pour faire plaisir. Je fixe l’eau devant nous, j’ai presque envie de m’y jeter dedans pour encore une fois repousser une certaine limite de ma liberté. Sauf que la phrase qui suit, même si elle concerne encore les cheveux de Leon, elle sonne avec une tout autre connotation. Il ne m’a jamais parlé de sa femme. Jusqu’ici, nos conversations ont toujours été en surface, pour se taquiner, je dirais peut-être même flirter gentiment. Comme tout le monde, j’ai vu son profil lors du premier prime, je savais qu’il était marié, séparé… divorcé ? J’en suis plus certaine. « Et tu veux encore qu’elle te voie à ton meilleur… Ou ce qu’elle prétendait être ton meilleur ? » Parce qu’il y a une différence à noter ici, sans vouloir partir sur un chemin glissant. Je ressens de la difficulté à déchiffrer son état d’esprit. « On n’est pas obligé de parler d’elle si tu n’en as pas envie. » j’ajoute, venant doucement déposer ma main sur la sienne dans signe de bienveillance. Je préfère qu’il se sente à l’aise. Et comme à mon habitude, ayant beaucoup de difficulté à garder mon sérieux trop longtemps, je sens qu’une connerie sortira de ma bouche dans 3… 2… 1… « Mon ex m’a dit que je ressemblais à Dora l’exploratrice quand je me suis fait couper les cheveux courts comme ça. » Maintenant Leon, je te donne le défi de me regarder sans sourire. Parce que j’avais beau l’avoir super mal pris lorsque mon ex-copain m’avait balancé ça à la tête, il faut avouer qu’il y avait un peu un air de ressemblance. Penny l’exploratrice.

Penny la souris, elle a l'art de me mettre de bonne humeur dès qu'elle pointe sa tignasse familière quelque part. Elle a cette légèreté presque ironique qu'ont les gens pas si légers que ça. Indéfectible optimiste pourtant tirée vers le bas par sa vie mais qu'importe, si le bas est une fête ? Elle a quelque chose de touchant, en réalité, et même moi, qui n'ai pas encore partagé énormément avec elle hormis des badinages bon enfant, des taquineries presque complices, je le capte rien qu'en notant son sourire amusé, son regard joueur, ses cheveux qui rebondissent autour de son visage à chaque pas. Le genre de choses qui m'amène à penser qu'on se serait probablement entendu même en-dehors du jeu. Cette quasi certitude personnelle me rend toujours plus ouvert à recevoir ses piques qui me ramènent cinq ans en arrière, quand j'étais à un stade où j'étais volontiers ainsi joueur avec les filles. Après, il y a eu Shayma évidemment. Mais c'est agréable d'avoir ce genre de relation douce et légère avec quelqu'un à nouveau. Et c'est sans doute ce qui fait que j'ai une aussi bonne image de Penny, malgré qu'on se connaisse en réalité très peu. Et quelque part, ça m'embête un peu. J'ai toujours aimé découvrir les gens, apprendre à les cerner, les comprendre, et plus simplement les connaitre. Plus encore, j'aime lorsque la relation singulière spécifique à chaque personne s'inscrit davantage dans un respect mutuel, une acceptation, un savoir personnel qui permet de toujours évoluer. Avec Penny, on a déjà des plaisanteries qui nous sont propres, je sais quoi dire pour la faire réagir, mais c'est tout. Ma mémoire a capté des bribes d'informations durant le tout premier prime et j'en sais un peu à son sujet mais ce n'est pas ainsi que je veux connaitre les gens. Alors une part de moi a probablement envie de la voir sous un autre jour que la rivalité taquine qu'elle a installée entre nous dès le début, avec cette histoire de cheveux. Pas que ça m'embête, bien au contraire, ça m'amuse beaucoup de la voir ainsi butée, mais si on pouvait un jour parler d'autre chose que de cheveux, ça pourrait être bien aussi. C'est pour ça que je lui lance un ultime défi. Une idée débile, on est d'accord, mais que je serais capable de suivre tête baissée sans problème.  « Certes mais c'est moins drôle si c'est moi qui me rase » je note en attrapant une boucle sur ma tête pour jouer avec un instant, parce que ça aussi c'est à prendre en compte. Un mec qui se fait la boule à z, ça a nettement moins d'impact que si c'est une fille qui le fait, et les gens qui passent leur temps à regarder ce genre d'émission, c'est clairement pas pour le gentillet, le bien-pensant, le facile. Et là, je la vois venir avec ses gros sabots, j'ai presque envie de me marrer face à tant de mauvaise foi mais je ne suis pas un monstre, je sais à quel point les cheveux peuvent être importants pour une femme, encore plus que pour un homme. La plupart des femmes que je connais préféreraient mourir que de se raser le crâne. « Pour la satisfaction d'avoir joué jusqu'au bout » je réponds toutefois sur le ton de l'évidence en me penchant légèrement avec elle, un sourire aux lèvres. Franchement, Penny, où est ta verve, à présent ? La passion avec laquelle tu me tapais sur le système pour que je t'accorde la place de plus belles boucles du jeu ? Tout ça s'envole lorsque je reprends la parole presque trop spontanément, peut-être parce que je suis tellement gentil que mon inconscient a décidé de lui offrir une porte de sortie. Mais moi, je suis là à m'engueuler mentalement d'avoir encore parlé de Shayma, pour la je ne sais quantième fois depuis le prime.  Je ne sais pas ce qu'il se passe cette semaine, si mon cerveau pète un câble ou si c'est simplement qu'il y a une part de moi qui n'est pas complètement passé à autre chose mais ça commence à bien faire. Elle n'est pas toute ma vie, putain. « C'est juste... étrange de tourner la page pour de bon » je réponds sans trop savoir quoi dire, « être complètement libre à nouveau. C'est comme recommencer sa vie à zéro. » Je ne pensais pas qu'être marié allait être si différent que d'être simplement dans une relation. Une relation, lorsque ça se termine, t'es triste, parfois dévasté mais tu t'en remets, tu te dis que c'était juste pas la bonne personne, tu retrouveras quelqu'un. Moi, comme un con, je me suis marié à vingt-cinq ans. Jeune. Ça a marché à la perfection, si bien que ça a fini par imploser. J'aime me dire qu'on s'aimait trop et que c'en est devenu douloureux. Et là, tu deviens un foireux. Un raté parce que tu t'es marié et que t'as raté ton coup. Après avoir rompu, on est resté pendant plusieurs mois en contact ultra réguliers (presque tous les jours) parce que c'était le couple plus que la relation qui ne marchait plus. Et je sais que Shayma, que je le veuille ou non, elle restera toujours l'une des personnes les plus importantes de ma vie et inversement, l'affection que je lui porte est toujours infinie parce qu'on n'a jamais été en mauvais termes, ni avant, ni pendant, ni après. C'était tout simplement pas le bon moment et peut-être qu'en voulant aller trop vite, on a loupé le bon moment pour toujours. C'est pas grave, ou ça ne l'est plus, du moins. Je suis passé à autre chose dans l'ensemble, j'irais même jusqu'à dire que je suis apaisé et serein. La main de Penny me ramène à la réalité et instinctivement, je la serre une seconde dans la mienne. « Je crois que c'est surtout elle qui n'en a pas envie » je réplique avec un sourire, simplement pour éluder le sujet. Ce que je peux comprendre, on n'est plus liés de cette façon et elle préfère peut-être éviter d'être affublée du bien triste sobriquet de : ex-femme du gars Leon de la télé-réalité. « Mais ça va, tu sais » je précise doucement en captant son regard parce que bizarrement, elle a l'air vraiment désireuse que je me sente bien, comme si on était en pleine session de thérapie. Alors je la laisse retrouver de ses couleurs et bien vite, la Penny habituelle réapparaît pour me balancer l'une de ces bêtises dont elle a le secret. Et moi, je l'observe comme un con pendant deux bonnes secondes. « Tu te rends compte que je vais être obligé de t'appeler comme ça pour toujours, maintenant ? » je me marre bêtement parce que c'est pas si drôle. Enfin ça le serait si j'avais quinze ans, pas quasiment trente. Penny l'exploratrice. Je ne vois plus que ça, à présent. Elle est trop bête. « Il parait que les femmes changent de coupe de cheveux quand elles veulent changer de vie, c'est vrai ? » je l'interroge alors avec curiosité. Bon, la rhétorique, clairement je m'en fous, c'est l'application à sa vie à elle qui m'intéresse.