RORY

Isolement. C’est mon ancienne et nouvelle ligne de conduite. Je ne veux voir personne, je ne veux parler à personne, je me recroqueville autour de mon âme et je bouffe quiconque aura l’audace de s’approcher de trop près. Si mon psy est devant la télé, si Sixtine est devant la télé, je les imagine secouer la tête avec désespoir et frustration, désolés de voir tout ces progrès accomplis pour finalement... ça. Un retour à la case départ avec encore plus de violence. La discipline du silence. Le repli dans les ténèbres. Au moins je les connais, je les côtoie depuis tellement longtemps, alors que ce sentiment étrange dans mes entrailles, je ne m’y fais pas, je n’en veux pas, je le rejette avec force, toute cette force que je met à marteler le clavier pour en tirer des notes dont la précision et la légèreté ne sont en rien altérées par la rage que je mets dans chaque alternance blanche, noire. Je voudrais expulser mes émotions à travers chaque croche, chaque double croche imposée par Rachmaninoff. Je voudrais pouvoir vider mon âme sur le clavier, je voudrais pouvoir vomir mes sentiments comme autant de fa-do-ré. Et dire que je n’ai jamais pris le temps d’ouvrir le piano depuis que je suis ici, pour la simple raison que je ne supporte ni de danser, ni de jouer devant d’autre, que j’estime ça trop personnel et intime. Je n’avais pas voulu prendre le risque, un risque qui ne me pose plus le moindre problème puisqu’à présent, j’estime être seul, livré à moi-même dans ce château, un énième spectre arpentant les couloirs, hantant la salle de musique, parasitant le clavier, imposant ma rage, et ma colère en l'extériorisant via des notes que je ne destine à personne d’autre qu’à moi-même. Je ne parle plus depuis des jours, seul mon corps s’exprime, expulsant un trop plein qu’il ne sait plus gérer, qui n’est plus gérable, qui doit sortir et se déverser sur le reste du monde, l’anéantissant sous la pestilence de mon sang. L’apocalypse selon Saint Syssoï.

Rendez vous quotidien musical ... Elle avait essayer d'y faire abstraction, de laisser tomber les platines, les vieux disques et les écouteurs durant les premiers jours mais rapidement, la salle de musique était devenue lieu de pèlerinage répétitif. A quoi bon s'éloigner de ce que Rory savait faire de mieux, de ce qu'elle aimait probablement le plus dans sa vie et de ce qui avait le don de la rendre heureuse comme personne. Elle avait d'ailleurs pour habitude de dire, que si les mecs et les nanas ne faisaient que passer dans sa vie et/ou dans son lit; la musique, elle, était sa véritable âme soeur. A l'approche de la pièce enchantée, se diffuse une mélodie inspirée ... du piano. C'est fort et sensible à la fois. Qui diable peut-il bien jouer de telle manière enchanteresse ? Elle approche à pas lents et se cale dans l'encadrement de la porte, sans dire un mot. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver Syssoï au clavier. Il est assis et remue, comme possédé par les notes. Il est investi, il est ailleurs. La raison de Rory lui dit de s'éclipser, de le laisser, de s'éloigner ... Cet homme peut-être être dangereux. Elle n'en a aucune preuve et pourtant, quelque part dans sa caboche, cette seule pensée résonne. Peut-être se trompe-t-elle, sûrement; mais aux vues de leurs derniers échanges, elle n'est définitivement pas celle qui aurait le don de faire ressortir ce qu'il y a de mieux en lui. Oui, quitter la pièce comme elle y est entrée serait le plus avisé. Et pourtant ... ses tripes ne peuvent se laisser aller à cette seule bonne raison. La musique est plus forte, plus belle. Ce qui se dégage de cette salle est puissant et communicatif. S'il ne s'agissait pas de Syssoï, Rory aurait presque envie de qualifier le moment de magnifique. Elle n'en fait rien, elle garde le silence, toujours. Elle respire doucement et ferme les yeux quelques secondes, comme pour s'imprégner de toute part de ce concerto. Le chambranle craque. Pas très fort, il s'agit juste du bois qui respire sous son épaule appuyée. Elle n'y prête pas attention. La musique s'arrête nette. Rory ouvre les yeux. Son regard croise celui de Syssoï, glacé. Elle aurait du partir plus tôt ...

Le clavier ça fait partie de ma formation, de mon enfance, tout comme le violoncelle et d’autres instruments moins standards et forcément moins bien maîtrisé. On m’a posé le cul sur un tabouret de piano à l’âge de trois ans, alors que je ne parlais pas encore. Le clavier, avant la danse, je l’ai vécu comme un moyen de converser et communiquer avec l’extérieur, avec ces gens étranges qui peuplaient mon entourage et que je ne savais pas regarder dans les yeux. Les 88 touches ont représenter une façon de m’exprimer, une façon d’extérioriser tout ce qui stagnait en moi bien avant l’âge des premiers dilemmes imposés par la morale, les questions de bien ou de mal. J’y trouvais et j’y trouve encore maintenant une forme d’exutoire en parallèle de la danse. Aujourd’hui, je me refuse à danser, je ne veux pas pervertir mes mouvements alors qu’il m’est égal de salir les touches en vomissant mes tripes au travers de la vibration des cordes. Je m’énerve, j’enrage, le son mélodieux me frustre. Je crois que je préférerais qu’il sorte disgracieux, atone, difforme. Il n’en est rien. Comme tout en moi, ce clavier, prolongement de mes bras, est un piège, un leurre, charmant par sa beauté pour finir par s’avérer nocif et mortel. Comme si j’avais été conçu pour que la proie s’approche de moi d’elle-même, captivée par ce qu’elle voit et ce qu’elle entend, séduite à l’avance, hypnotisée à distance, je n’ai plus qu’à refermer mes bras pour sceller le piège mortel. J’ai souvent souhaiter détruire mon visage afin qu’il soit, enfin, à l’image de ce qu’il devait être, de ce que je suis en vrai : moche. Je martèle les touches, inconscient de ce qui se trame en dehors de mon périmètre restreint : moi et mon piano. Mais lorsqu’un parasite sonore se fait entendre, dénaturant ma symphonie, créant ce chaos que j’attends depuis si longtemps, mes doigts s’écrase sur les touches, et mon regard acéré se focalise sur l’intruse. Rory. Parfait pour défouler mes nerfs. Je m’apprête à me lever lorsque je me souviens la promesse tacite formulée à Connor. Et merde. « Qu’est-ce que tu veux ? T’as vu de la lumière, t’es entrée ? » j’ai dis que je ne lui ferais pas de mal, j’ai pas promis d’être charmant et courtois avec elle. Surtout pas sans Sixtine, surtout pas alors qu’elle vient de me surprendre au piano. Surtout pas.