Un pied, puis l’autre. Je sors de la couette. Un pied, puis l’autre. Je tâte le parquet du bout des orteils. Ouh, froid ! Un pied, puis l’autre. Je parviens à me mettre en position assise sur le matelas, mes deux voutes plantaires en parfaite symbiose avec le parquet. Je m’enroule dans ma couette. J’ai l’impression qu’un crétin s’est éclaté à couler du plomb dans mes sinus, du coup ma tête pèse huit tonnes cinq, au bas mot. Faut que je respire par la gorge, mais comme elle est en feu, j’me fais l’effet d’un dragon. Direct je pense à Daenerys Targaryen et dans ma tête je l’entends hurler « WHERE ARE MY DRAGONS ! MY DRAGONS ! » Putain, c’est vraiment le bordel là-dedans, faudrait que je remette de l’ordre dans tout ça. L’avantage, c’est qu’il y a quelques jours, j’aurais pas eu conscience de la conneries de mes pensées, donc quelque part, c’est rassurant, non ? Un pied, puis l’autre, je quitte le lit. Bambi on ice ! Et j’avance, lentement, ma couette trainant derrière moi façon cape. J’pousse jusqu’à la salle de bain avec la même détermination qu’un somalien sur un bol de riz. J’entraperçois les bienfaits d’un bain froid sur ma peau bouillante, et mon corps en frémit d’avance. J’pousse la porte en mode zombie, j’entre en mode zombie, j’dépasse Laoise en mode zombie, et ne remarque sa présence que lorsque sa voix me parvient. Merde, j’ai du perdre un oeil en route pour avoir manqué sa présence quand même. Suis-je toujours malade ? C’est la question qu’elle me pose, et j’pense qu’elle a compris toute seule que oui, alors j’réponds pas, sinon ça va ressembler à un râle plaintif et elle va se sentir obligée de me faire un câlin et après ça... Épidémie. « Je viens en paix, dis à tes microbes de ne pas m'attaquer, s'il te plait. » Tente-t-elle, tandis que je me penche par-dessus la baignoire pour ouvrir le robinet. « T’inquiète pas, je les ai dressé à l’attaque ciblée. Seulement les cons. T’as rien à craindre. » je l’informe de ma voix rendue encore plus rauque que d’habitude. Et puis, mon esprit farceur et brouillon, me souffle une question qui le taraude depuis un moment, et sans transition, tandis que je pose mon fessier sur le rebord de la baignoire, je demande : « Comme est-ce que les lettres L.A.O.I.S.E peuvent former les sons Lee et Sha ? J’veux dire, tu devrais pas t’appeler La.eau.ize, plutôt ? » Non ? Ça m’intrigue... Tiens, mon reflet zarbi sur la surface ondulée de l’eau de la baignoire m’intrigue aussi... C’est marrant comme tout m’intrigue, en fait. Même ma main, que j’étends devant moi pour en observer mes doigts écartés.

« Peut-être, oui, si je n'étais pas irlandaise, avec un prénom irlandais et sa prononciation irlandaise. » Non, sans déconner, c’est ça sa réponse ? Elle est consciente que, même totalement malade, je ne vais pas m’en satisfaire ? J’ai traversé la Grèce, la Croatie, l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, la France, l’Angleterre, et j’ai appris chacune des langues locales, alors maintenant que je suis en Irlande, j’vais pas me contenter d’un simple “c’est la prononciation, mon pote !” non, non, va falloir que tu me l’apprennes, cette prononciation, madame. Je suis à deux doigts de le lui faire savoir, lorsqu’elle reprend la parole pour m’offrir la possibilité de la foutre à la porte de la salle de bain si j’en ressens le besoin... Heu... Bah c’était un peu elle la première arrivée, alors si y en a un qui doit se casser, c’est moi, non ? Ha, elle m’offre aussi la possibilité de la faire taire... Elle est au top, cette fille, c’est genre la femme idéale de 90% de la gente masculine. Tu lui dis de se casser, elle se casse, tu lui ordonnes de la fermer, elle s’écrase. Dommage, c’est pas ma came, à moi, j’suis plutôt attiré par les femmes qui font l’inverse de ce que je dis... Enfin, pas tout le temps non plus, sinon ça devient lassant et potentiellement dangereux. En plus, Laoise, j’veux pas qu’elle la ferme, ni qu’elle parte, je veux qu’elle me donne un cours d’irlandais. Mais avant ça... « Tu peux juste te retourner, s’il te plait ? » je lui demande en illustrant mes mots d’une rotation d’index. « C’est parce que... J’voudrais entrer dans le bain, et j’peux pas y aller avec ma couette et mon caleçon. » je l’informe en laissant la-dite couette tomber au sol, me révélant en caleçon que je ne vais pas tarder à quitter pour entrer dans l’eau à laquelle j’ajoute plein de gel douche pour que ça mousse. Ouai, j’suis une gonzesse, en fait. « Et une fois que j’serais entrain de cuire, tu pourras m’expliquer la prononciation des lettres en irlandais ? Parce que c’est pas très clair, votre truc... Comment un «RISE» peut donner «SHA». » franchement, ça me dépasse. Pourquoi utiliser le même alphabet que tout le monde si c'est pour en faire un truc totalement différent ? Ils avaient qu'à faire comme les grecs ou les chinois ou les russes, bref comme tous les emmerdeurs adeptes de Babel.

« T'es sûr de vouloir emprunter ce chemin-là ? » Oui, madame, j’en suis même absolument certain. C’est d’ailleurs avec ce même état d’esprit que je suis parvenu à m’acclimater à chaque pays au point de me fondre dans la masse jusqu’à y disparaître complètement. « Oui. » je lui affirme du mieux que je peux, avant de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule afin de m’assurer qu’elle s’est bien retournée. Tout va bien, donc go. Je laisse tomber mon caleçon au sol, avant d’entrer un pied après l’autre dans l’eau du bain. J’ai presque l’impression d’entendre le grésillement que produit ma peau chaude au contact de l’eau presque fraîche. Et là ? Serait-ce de la fumée ? Non, je rêve, mais cela n’empêche pas un frisson de bien-être de parcourir mon corps tandis que l’eau savonneuse l’engloutit un peu plus à chaque seconde qui défile. Je fini avec l’intégralité du corps en immersion, tandis que ma tête émerge à peine. « C’est bon… » je l’informe d’une petite voix, totalement conscient que si elle n’a rien vu, ce n’est pas le cas des millions de téléspectateurs derrière leur écran. Mais qu’y puis-je ? Rien ne leur échappe jamais, de toute manière. « Tu vas vite te rendre compte que la langue irlandaise n'est pas forcément la plus simple puisque la prononciation d'une lettre peut changer selon ce qui l'entoure et sa place dans le mot. » J’hoche la tête. C’est un peu pareil en grec, mais de manière moindre, parce qu’en grec, jamais RISE ne donnera SHA. En allemand aussi, sauf qu’il s’agit des consonnes et non des voyelles. Elle me parle des voyelles, m’expliquant qu’il existe des simples, ce qui insinue qu’il en existe des compliquées aussi. Je note mentalement : voyelles larges et voyelles fines. Je cherche un moyen mnémotechnique, j’en trouve pas, j’laisse tomber, et passe à la suite. Les accents. Ok, il en existe pour toutes les voyelles… C’est plus simple qu’en français, ça, où faut se souvenir qu’il n’en existe ni sur le ‘o’, ni sur le ‘i’. Que des aigus ? C’est encore mieux, j’aurais pas à m’interroger sur la prononciation en écrivant une lettre… Donc… a, á, o, ó, u, ú, i, í, e, é. Ok, c’est noté. Voyelle longue, dit-elle, parce que le son dure plus longtemps. Ça me paraît logique. « Et si tu n'es pas mort après mon monologue, on va pouvoir détailler tout ça. » Ha bah non, j’suis pas mort, et je suis même on ne peut plus intéressé par la suite. « Je suis toujours en vie. Bon, j’ai un peu l’impression d’être Jack dans le Titanic… » dis-je en grelottant dans mon bain qui, passer l’apaisement de la fièvre, s’avère relativement froid. « Mais je veux comprendre… Tous les prénoms se prononcent différemment, du coup ? Par exemple le mien ? L.O.X.I.A.S, tu le prononces pareil en irlandais, ou pas ? » Elle peut se montrer attendrie par ma soif de connaissance, même malade et terrassé par la crève, ou alors, option deux, elle peut me noyer, je ne manquerais pas à grand monde.

« Tu veux une aspirine, peut-être bien ? » Elle est mignonne, mais à mon niveau de contamination, j’pense que c’est plus de l’aspirine qu’il me faut, c’est carrément de la morphine en intraveineuse. Cela dit, je tente un sourire qui, je l’espère, ne s’apparente en rien à une grimace, juste pour la remercier de sa solicitude et lui montrer que j’apprécie l’attention. Et c’est vrai, parce que lorsque je suis malade à crever, la moindre petite attention m’émeut aux larmes, et je suis prêt à épouser n’importe qui qui se risquerait à me faire un câlin en me répétant que tout ira bien. Oui, je sais, ça craint. Je secoue la tête pour l’informer que non, ça ira, pas besoin d’aspirine, et je me contente de rajouter un peu d’eau chaude, histoire de ne pas finir bleu des orteils aux lèvres, et en phase d’amorce de rigidité cadavérique. Et pendant ce temps, elle reprend son cours, passant de la théorie à la pratique à l’aide de mon prénom... Elle m’explique la prononciation de chaque lettre, et je crois bien que je bois ses paroles. Je n’ai jamais -ou rarement- été aussi attentif de ma vie. J’essaye de tout assimiler de tout retenir. La prononciation du L, celle du O, puis celle du X... Jusque là, c’est assez simple... Louz... Ok, j’porte bien mon prénom. Loose. Puis vient le “ia” qui selon elle est un diph-quelque chose. Ça se prononcerait, du coup, “iiiiiiiiiiiiié”, si j’ai bien tout compris. Donc Louziiiiiiiiiiié. Ok, et ? Le S, maintenant. “sh” ? Ok, donc ça donne... Hum... Je lève les yeux au ciel en comptant sur mes doigts, murmurant le résultat possible plusieurs fois, me trompant, recommençant, jusqu’à obtenir : « Louziiiiiiiiésh ? » Je n’ose rien ajouter de plus, j’ai peur de l’offenser, elle et sa langue, en prétendant que Louziésh, ça rime avec «à ierch’ !» quand même. Sauf que c’est elle qui se fait entendre, rejoignant mes pensées de manière plus diplomate et courtoise. « En conclusion, je pense qu'on ferait mieux de garder la prononciation actuelle de ton prénom. » J’hoche la tête avec soulagement. « J’osais pas le dire, en fait. » j’avoue en fronçant le nez, un bout de lèvre coincé entre deux dents. « Et... Hum... Nora ? Ça donne quoi Nora ? Ou, attends, plus compliqué... Valentina ? Ça donne quoi ? » je m’emporte, j’en prends conscience, et me ravise immédiatement. « Je m’emporte, désolé, je veux pas t’embêter avec ça. C’est juste que j’adore découvrir de nouvelles langues. Je ne l’explique pas, juste ça me fascine. Langues, dialectes, tout ça... Comprendre l’autre, c’est la base de toute communication, et sans communication... » Oui, bon, ta gueule Louziésh, t’es pas là pour philosopher sur de la géo-politique, non plus. « Je t’autorise à me noyer quand je pars en diarrhée verbale, au fait. » oui, je préfère la prévenir de cette option, ce ne serait pas vraiment un meurtre, juste un suicide assisté...

Visiblement, le fait de m’entendre partir en geyser de paroles pour le moins inintéressantes, ne lui posait pas plus de problème que ça, au contraire, j’avais l’impression -peut être erronée- que mon enthousiasme la rassurait, voir la réconfortait. Mais bon, avec 39 ou 40 de fièvre, il ne vaut mieux pas s’attarder sur mes impressions. En cet instant, j’ai bien l’impression que l’eau de mon bain avoisine les -8°, par exemple. Suite à ça, et alors que je m’attends –et attends avec impatience- la suite du cours, elle m’annonce, subtilement, que je peux faire une croix dessus. C’est l’heure de son brossage dentaire quotidien –trois minutes, précise-t-elle, à crois que l’obsession de l’hygiène bucco-dentaire n’est pas réservée à Nora, mais fait d’autres émules au sein du château-, et elle exige de moi que je la distrayasse –oui, en ajoutant « asse » à la fin des verbes, ça fait de suite vieux français bien classe, totalement de circonstance pour une princesse- pendant qu’elle accompli son rituel. Hum. Cent-vingt-quatre secondes de silence à meubler. Dans un premier temps, j’ai pensé à chanter, et puis je me suis dis que ça meublait certes le silence, mais que ça ne le meublait pas de façon agréable. J’aurais pu aussi l’envoyer paître, mais ce n’est pas dans mes habitudes, et puis j’aime bien Laoise, moi. Elle espère mes noirs secrets, mais elle ne compte vraiment dessus, n’est-ce pas ? Ce serait bien trop simple. A la place, je me contente de prendre une longue inspiration, avant d’avouer : « Une fois, j’ai eu un canard domestique… » Oui, je sais, j’ai déjà raconté cette histoire, mais c’était pas à elle, alors ça compte pas. « Il s’appelait Laqué, et on a fini par le bouffer… Et puis j’ai eu un chat aussi, et puis un chien. J’aime les animaux, mais avec ma vie, c’est pas super compatible. Pourtant, je me laisse convaincre à chaque fois, et je finis avec une ménagerie… Enfin, un chien et un chat c’est pas une ménagerie, techniquement, mais quand tu changes sans arrêt de ville et de pays, ça devient rapidement problématique… Du coup, j’sais même pas où est mon chat en ce moment, et non seulement il me manque, mais en plus je m’inquiète vraiment. » J’ai l’air dépressif, là ? Je le suis, pour le coup. C’est peut être la fièvre, en fait, je sais pas. J’hausse les épaules et tente un sourire. Ouai, j’viens de plomber l’ambiance, j’sais. En plus, parler de son chien ou de son chat, c'est ni très viril, ni très sexy. Ouai, je crois qu'on peut dire que je crains.