Vivre seule et ne pas passer beaucoup de temps chez soi c’est aussi s’adapter aux aliments qui se battent en duel dans le frigidaire. Aussi se retrouver devant un garde manger plein à craquer est assez perturbant et me laisse pantoise durant un long moment d’incertitude. Aucun traiteur chinois à appeler, aucun livreur de pizza à portée de main, je dois donc me débrouiller seule. Heureusement, cuisiner est une chose qui ne semble pas s’oublier c’est pourquoi la salade composée confectionnée me semble tout à fait mangeable, voir même elle pourrait être appréciée. N’étant pas tout à fait régler comme la plupart des habitants ici, je commence à manger tandis que certains déjeunent ou dorment encore. Assise en tailleur sur une chaise, un livre négligemment poser sur la table d’un côté, je pioche vaguement quelques feuilles de salades tout en observant la maison. Je ne me suis pas encore habituée à cet environnement trop étranger pour me plaire. Je ne me sens pas vraiment chez moi et l’appeler la maison me semble tellement ridicule que je me contente de l’appeler « ça ». Mon manque d’appétit me perturbe plus que de mesure. Je n’ai jamais eu d’alchimie particulière avec l’anorexie alors que je trouve que manger permet d’assurer une certaine régularité dans une vie. Même quand tout va mal, il y a certaines choses qui ne changent pas. On apprécie toujours autant une bonne glace à la vanille et si l’on ne mange pas on reste faible. Et la faiblesse ne fait plus partie de mon vocabulaire depuis bien longtemps déjà.

Je me lève pour aller chercher un verre et alors que ce petit aller retour avait peu de chance de finir en pugilat, on me bouscula. Pas réellement violemment, juste assez pour que mon verre éclate en mille morceaux après sa rencontre un peu trop violente avec le sol. Je me tourne violemment vers le coupable et lui lance un regard noir et un simple « merci » qui n’avait rien de sympathique. Fouillant les placards, je finis par trouver de quoi tout ramasser et m’accroupis pour me mettre à l’œuvre sans adresser un seul regard au responsable.

La maladresse n’a jamais fait partie de ma personnalité mais dans un moment de faiblesse j’avoue avoir lâché ce verre. J’en veux certainement plus à moi-même qu’a ce garçon qui m’a involontairement bousculé. Sûrement mué de bonnes intentions, je n’ajoute rien de plus et ne l’accable pas mais il vaut mieux pour lui qu’il vaque à d’autres occupations pour le moment. Bien sur cela aurait été trop facile, et c’était sans compter l’apparent dévouement du jeune homme qui se proposa immédiatement de ramasser. En temps normal je lui aurais laissé la tache comme je peux le faire avec mes subalternes mais ici c’était plus ou moins sa faute et comme chacun le sait, on se doit de réparer nos propres erreurs. Sans même avoir le temps de le congédier, il trouva le moyen de se couper avec un morceau de verre et de s’entailler le doigt. Non mais quel boulet c’est pas possible … Comme il ne réagit pas, je comprends qu’en plus de ces nombreuses qualités déjà au goût du jour il ne supporte que peu la vue du sang. Super. Je me lève pour attraper un torchon et l’appui sur son doigt afin d’estomper un peu le saignement tout en l’observant devenir un peu plus pale. Cette vision me fait sourire et me conforte dans mon idée de la supériorité du sexe féminin. « Allez ce n'est rien, tu vas pas mourir. »

Me relevant, je l’enjoins à faire de même pour qu’il prenne place sur une chaise tout en maintenant la pression sur la plaie. En soit, j’ai déjà vu bien pire et enduré des tourments beaucoup plus douloureux mais j’ai conscience que la vue du sang affole certains sens. Dans un moment de grande bonté, je me sens le devoir de le distraire pour qu’il passe à autre chose, on abandonne jamais un soldat en quelque sorte … « Et à part être maladroit tu fais quoi dans la vie ? Parle moi de toi un peu. » Bien entendu je n’ai pas non plus promis de l’écouter, je ne suis pas non plus mère thérésa qu’on se le dise …