Depuis deux semaines qu'elle jouait à un jeu dont elle ne voulait concevoir les enjeux, Deirdre expérimentait tendrement ses lubies, des plus innovantes aux plus renouvelées. Au beau milieu de ses comparses, elle virevoltait, sans s'emprunter de leurs us et coutumes, sans s'attarder de trop sur leurs humeurs et leurs sentiments à son égard. Elle existait pour elle, et pour elle seule. De même, elle torturait sa vie au rythme affolé de ses envies. Et de tous ces sévices, elle préférait de loin la menacer du vide. Perchée sur la rambarde du balcon, elle voyait et le monde et sa vie, tous deux corrélés et pourtant si distants. Parfois, il lui semblait qu'elle était prête à franchir le gouffre, à conquérir. Et puis, somptueusement, elle se laissait enivrer par un puissant sentiment d'emprise. Ce matin en était et, malgré les réprobations d'un ensemble, Deirdre persistait à discuter les quelques mètres la séparant du sol. Une mort si brutale. Elle n'y aspirait pas, mais elle savait l'imaginer. Et il n'y avait aucun mal, selon elle, à jouer la funambule dans la lueur presque insolente du matin. L'aube. Tardive aube en ce mois de décembre. Abandonnant son numéro d'équilibriste, elle consentit à s'asseoir, une jambe de part et d'autre de la rambarde, les rayons du soleil timide dardant sur son visage diaphane. « Cé a gheobhainn le máis ach an chúileann deas, Le fáinne geal an lae (comment ne pouvais-je pas rencontrer une belle jeune fille, en cette journée cernée de lumière). » Négligemment, Deirdre incendia l'extrémité de sa cigarette, savourant la brûlure du métal sur sa peau. Inhalant, elle fixait encore l'horizon lorsqu'elle rangea son briquet dans la poche de sa veste. « Tu es déjà levée pour le seul plaisir de m'entendre citer Walsh ? » Abandonnant son ancrage majestueux, Deirdre dévisagea tranquillement Alisk. D'un geste simple, elle lui tendit sa cigarette, l'iris certain, attentif.

A tout prendre, Deirdre devait partager ses cigarettes avec un grand nombre d'habitants, entre ces murs. De même, elle en empruntait de longues bouffées, ça et là, sans se plaindre de l'usure, du partage ou même des effluves qu'elle récupérait de la sorte. En cela, Rafael avait eu tort. Elle donnait. Parfois. Pas comme l'on s'y attendait. Pas comme on l'aurait voulu. Certainement. Mais elle donnait. Elle gageait, de notes subtiles et bien souvent tacites. Les profanes n'en voyaient rien... et Dieu qu'il y avait des profanes en ce bas monde. Alisk en avait sciemment pénétré le cercle sous les yeux d'une Deirdre qui, absente, l'avait laissée faire sans plus de heurts. Elle ne l'obsédait pas moins. Elle lui semblait seulement un peu plus fade, depuis. De fait, elle n'avait plus grand-chose à dire, que ce fût à Alisk même ou au silence. Il n'y avait rien, rien que des songes et l'ancrée certitude qu'elle s'était vainement égarée. Encore. Sans déception. Sans affect. Simplement égarée, et le long chemin de retour serait plaisant puisqu'il lui faudrait reprendre les mêmes sentiers que ceux qui l'avaient tranquillement séduite. Elle aimait l'idée, plus encore quand elle était sublimée par les joyeux rayons de soleil d'une fraîche journée. Abandonnant sa cigarette aux bons soins de sa comparse, Deirdre se releva, triste funambule d'une rambarde qui la narguait d'un équilibre bien plus juste que le sien. Mais la belle n'en avait que faire, elle allait et venait avec une insolente aisance, de celle qui trompe par tant de familiarités. Qu'on vienne la faucher, que l'on vienne. Elle attendait, elle... oui, elle ne faisait jamais qu'attendre.