Remettre les pieds à Dublin me paraît étrange, surréaliste. Il ne s'est écoulé que quelques mois depuis ma dernière venue dans cette ville, mais le temps a ce caractère facétieux et capricieux qui nous induit parfois en erreur et me donne, dans le cas présent, la sensation qu'une éternité toute entière me sépare de mon expérience Fake Lover. Ma vie a pris un tournant : ce tournant, c'était l'émission de télé-réalité susmentionnée. Je regarde derrière moi, et c'est à peine si je distingue quoi que ce soit avant ce grand virage ; il me faudrait revenir sur mes pas et arquer le cou pour retrouver mes souvenirs d'enfance qui, aussi marquants soient-ils, appartiennent à une autre vie à présent. Une vie liée de bout en bout à celle que je mène actuellement, mais une autre vie quand même. Mes talons battent les pavés, sans aucun scrupule et, le menton relevé, je cherche mon chemin parmi le quartier du Temple Bar. Je ne suis jamais retournée à Buncrana. J'y ai toujours une maison, remplie d'ombres du passé, et je ne crois pas que je serai un jour capable de la vendre ; je n'aime pas l'idée de me savoir si matérialiste, si possessive, mais c'est ma maison, et je ne me vois pas lâcher prise. À ma sortie de l'émission, j'ai passé tous les coups de fil nécessaire pour faire couper l'eau, le gaz, l'électricité, et je suis partie, je me suis envolée. Ce n'était pas vraiment logique, pas vraiment rationnel ; il y aurait eu mille autres choix plus pertinents et judicieux à faire. Mais j'étais lassée d'être sans arrêt guidée par ma raison, et je cherchais à m'évader d'une autre façon. Je voulais avancer dans la vie au gré de mes envies, de façon insouciante, intuitive et désordonnée, laisser les choses au hasard et arrêter de tout programmer. J'aurais pu vendre tous mes biens futiles, mettre de l'ordre dans ma vie, mettre la maison dans laquelle ma mère et moi avions vécu des années durant en location (dieu sait que j'avais besoin de l'argent) mais au lieu de tout cela, j'avais claqué toutes mes économies dans un aller-simple pour la Tasmanie, pour ne plus remettre les pieds en Europe pendant plusieurs mois. J'avais fait n'importe quoi. Mais je m'étais sentie vivante, et c'était ça l'important – je ne voulais plus me contenter de survivre, ni même exister, je voulais vivre, Vivre avec un v majuscule, et tant pis si je devais trimer un peu pour joindre les deux bouts. J'étais prête à faire les sacrifices nécessaires, et je les avais faits. Par certains aspects, mon départ précipité pour l'Australie avait tout de la fuite en avant, et j'avais plus ou moins conscience que cette échappée belle pouvait avoir des allures de dérobade, et qu'il était assez légitime de s'imaginer que j'étais un individu lâche qui n'avait pas su affronter sa vie telle qu'elle devait être ; mais toutes ces considérations me passaient un peu au dessus de la tête, et je choisissais de ne pas m'appesantir là-dessus. J'étais, au fond, ma première priorité et, quels que soient les attachements auxquels j'avais pu me laisser aller au sein du nid, je restais fondamentalement égocentrique : ma vie tournait autour de mon nombril, ma sécurité et mon bien-être étaient au cœur de mes préoccupations, et le reste me semblait plus ou moins dérisoire, relevant du détail, en quelque sorte. Cela n'ôtait rien à la sincérité de mon affection à l'égard d'un grand nombre de candidats ; seulement je n'avais nourri aucun espoir illusoire quant à l'évolution de nos relations hors de Fake Lover, et j'étais partie du principe que nous irions sans doute continuer de mener nos petites affaires chacun de notre côté, en se recroisant occasionnellement, peut-être annuellement, mais sans jamais vraiment retrouvé la complicité qui avaient pu nous unir lors du jeu, car il y avait fort à parier que tout ce qui avait pu faire de nous des amis au sein de l'émission ne nous serait pas d'une grande aide dans la vie réelle ; la relation devrait alors s'adapter à ce changement de cadre, et je n'étais pas certaine que cela prenne bien, et dans le doute je crois que, feignante, je n'étais pas très enthousiaste à l'idée de faire l'effort. Fuir avait été plus facile, et ça avait été ma première envie spontanée ; j'avais suivi mon impulsion, je ne le regrettais pas. Mais puisque j'étais de passage en Europe, je tenais à en profiter – et toute trace de fainéantise avait fini par me quitter. Certains candidats me manquaient sincèrement et profondément, et si je vivais très bien avec cette situation de manque, chérissant cette étrange sensation comme le bien précieux qu'elle était, il n'en est pas moins que j'étais résolue à faire un effort pour en revoir quelques-uns. C'est donc assez naturellement que j'avais proposé à William de me rejoindre au Temple Bar en début de soirée, par mail, puisque je n'avais toujours pas fait l'acquisition d'un téléphone portable. Peut-être un peu nerveuse, j'entre dans le célèbre bar, en avance, et vais m'installer près du comptoir. J'ai vaguement peur que quelqu'un me reconnaisse, mais il doit s'agir d'une crainte un tantinet irrationnelle et personne ne semble m'accorder d'attention particulière, aussi je me rassure assez rapidement et, perchée sur mon tabouret, sort un livre de mon sac (Souvenirs d'un pas grand-chose, de Bukowski) en attendant mon vieil ami.