Je ne suis pas la meilleure cuisinière du monde. C'est vrai, je l'avoue, je ne sais pas cuisiner comme un chef, je suis loin du statut de cordon bleu. Mais je le vis bien. Et puis, j'arrive à me débrouiller un minimum, c'est le principal. Et comme j'ai la chance d'avoir une gamine pas trop compliquée, je n'ai pas à redoubler d'énergie pour réussir à lui faire avaler quelque chose. Des petits plats simples, ça lui convient, c'est génial. Bon, cela dit, quand je dis pas trop compliquée, ça veut dire que je peux lui faire manger de la purée en étant convaincante, mais il ne faut pas rêver, je pourrais lui dire tout ce que je veux, les épinards et les choux de Bruxelles, ça serait toujours non. Bref, dans ce château, il faut bien manger et c'est pas que les plats surgelés, ça me dérange mais j'ai envie d'autre chose, là. Et j'ai aussi besoin de m'occuper alors tu vois, c'est parfait. J'ai du temps devant moi, c'est une bonne chose, je peux me permettre de faire ce que je veux. Je fouine dans les placards, dans le cellier, j'examine aussi ce qui se trouve dans le réfrigérateur. Bon. Je ne sais pas tellement par où commencer, ni quoi faire. Accoudée au plan de travail, j'y réfléchis. Rien me vient. Bon. Tant pis. Je repère Aliénor dans la pièce, je me dis que tout n'est peut-être pas perdu. « Il y a pas un plat que t'as absolument envie de manger, là, par hasard ? » je lui demande. Non, c'est pas parce que je vais cuisiner pour elle, et puis quoi encore. C'est juste que ça peut me donner des idées.

Depuis que je suis ici, j'ai tendance à faire un peu tout et n'importe quoi question bouffe. Pas dans le sens où je cède à la tentation de la malbouffe (loin de moi cette idée) mais je me nourris un peu au gré de mes humeurs, faisant fi des horaires réglementaires, et il devient très rare que mes repas aient lieu aux heures habituelles. Je craque souvent pour un petit déjeuner frugal au réveil, vers sept ou huit heures, avec des fruits secs, des céréales complètes et un thé, puis un brunch un peu plus riches en calories (car il en faut aussi) en fin de matinée, et c'est justement le moment d'aller m'en préparer un. Même mes brunchs ne correspondent plus vraiment aux plats habituels. J'y vais à l'instant, en fonction de mon caprice du moment, et ça peut résulter sur des préparations pour le moins… originales. Là, j'ai envie de crevettes. Heureusement, j'en garde toujours une bonne quantité aux frigos, parce que j'ai assez régulièrement des envies de crevettes. Chacun son truc. J'entre dans la cuisine et repère la silhouette d'Henley, ce qui a le don de me faire sourire pour une obscure raison. Je me dirige vers le frigo lorsqu'elle m'interpelle, et je réfléchis un instant à sa question, essentiellement parce que je suis toujours au taquet pour discuter bouffe. « Hum là je compte me préparer des crevettes au beurre persillé. J'aurais bien voulu manger des palourdes au beurre persillé aussi, mais j'suis pas sûre qu'ils aient ça en réserve, et puis soyons honnêtes un instant, c'est surtout le beurre persillé qui me fait envie là-dedans. » Je suis pas bretonne pour rien, pour premier amour, ça sera toujours le beurre – salé, persillé, blanc, noir, peut m'importe, tant qu'il n'est pas doux. « Sinon des lasagnes, ou des raviolis mais faits maison. Sinon tartiflette et raclette, c'est le duo gagnant, le truc qui me tente toujours. Dans le genre bien gras, les pommes de terre avec du reblochon fondu dessus, c'est bien bon aussi. » C'est bon, je suis partie sur ma lancée, plus rien ne peut m'arrêter là. Je me rends compte que ça fait peut-être un peu beaucoup et qu'elle m'en avait pas demandé tant. Et d'ailleurs, pourquoi elle me demande ça ? Pourquoi ça l'intéresse ? Ça peut certainement pas être dans mon intérêt, pas vrai ? « Pourquoi cette question ? » je lui demande poliment, avant de détourner un instant mon attention d'elle pour observer le contenu du frigo.

Non mais je lui demande juste une simple idée. Quelques mots, tout au plus. Je ne lui demande pas un exercice de précision où elle doit me détailler chaque plat, chaque ingrédient, chaque minute de cuisson. Non, c'est pas ce que je lui demande. Mais elle est partie pour papoter et étant donné que je ne peux pas en placer une pour lui dire de fermer sa gueule, je suis obligée d'avoir une oreille un minimum attentive. Au cas où je pourrais capter un truc intéressant dans ce débit de paroles. Mais non. Elle mentionne juste des plats que je ne sais pas cuisiner ou qui ne me font pas envie. Autrement dit, elle confirme ce que je savais déjà : elle est inutile. Cool. Elle me demande d'ailleurs pourquoi je l'ai interrogée. Ah bah je peux toujours lui répondre, je suppose. « Je cherche quoi cuisiner. » Ouais, c'est aussi simple, aussi banal que ça. Et c'est sûrement pas surprenant parce que bon, on se trouve dans une cuisine, en fait. Oui. « Et du coup, t'as vraiment servi à rien mais c'est gentil d'avoir raconté ta vie. » Je suis sûre qu'avec mon sourire rempli de sarcasme, je dois avoir l'air passionnée par ce qu'elle a dit. Je lui ai pourtant demandé un plat qui lui fait envie, pas cinquante-six hein. Mais bon. C'est pas grave. J'attends qu'elle veuille bien dégager de devant le frigo mais puisque je suis impatiente et qu'une seconde ressemble à une minute, je ne peux pas m'empêcher de l'ouvrir. « Et si t'es décidée à rester dans mes pattes en plus de ça... » je fais juste remarquer en arquant un sourcil, prenant l'air aussi peu aimable que je peux. Quoi ? C'est con mais je l'aime plus tellement, Aliénor. C'est pas que je l'aimais bien avant mais voilà, elle fait juste partie de la masse de pauvres connes maintenant, c'est triste.

Elle cherche quoi cuisiner. Ok. Je hoche doucement la tête pour toute guise de réaction, on va pas épiloguer trois mille ans là-dessus non plus, et même si je ne suis pas en manque d'idées pour bavarder en général, je me vois pas blablater là-dessus pendant trois quart d'heures non plus. Puis bon à la base je suis là pour mes crevettes moi, il m'en faudra un peu plus que ça pour me détourner de mon ambition première. Et puis elle en rajoute, toujours aussi agréable la Henley forcément ; ça m'amuse beaucoup plus que ça ne le devrait. Je tourne la tête vers elle, un sourire amusé aux lèvres, un sourire amusé qui se transforme en pseudo sourire de sainte nitouche avec un arrière-goût ironique. « De rien ma belle, ce fut un plaisir. » Non mais elle croit quoi, que je suis là juste pour lui être utile ? J'en ai rien à foutre de lui être utile, je suis pas une passoire ou un tire-bouchon, je suis pas là pour être utile, elle plane complètement la pauvre. Je me demande à quoi ça doit ressembler, la vie, du point de vue d'Henley. Elle a l'air de s'imaginer de ces trucs. J'attrape mes crevettes et m'apprête à dégager de là, mais quand je l'entends me faire une réflexion à ce sujet, je peux pas m'empêcher de m'attarder un peu. « C'est pas ma faute, ta compagnie m'est tellement agréable que j'ai du mal à me tenir éloignée de toi. » je susurre, un brin sarcastique, évidemment, même si, concrètement, elle m'amuse plus qu'elle ne m'énerve, la Henley. Je finis par dénicher le pot de crème légère que je cherchais et lui laisse la voie libre, allant me chercher une poêle et du curry. « Alors, qu'est-ce que tu te prépares, au final ? » je lance finalement en la voyant s'affairer près du frigo. Ça mange quoi, une Henley ?