Jorah avait donc invité Danica à un déjeuner sur l'herbe, enfin, en quelques sortes. Quand Danica avait mis un pied dehors pour chercher son ex-partenaire, elle avait bien vu que le temps n'était pas vraiment au beau fixe et que Jorah avait donc joué la carte de la sécurité, en déménageant dans l'espèce de kiosque. Bonne idée, cela dit. Elle se dirigea vers l'endroit du rendez-vous, mains dans les poches de son short en jean, vêtue d'un large débardeur de plage et de ses tongs. Jorah était en plein tartinage de pain, pour apparemment faire des sandwichs. Danica s'assit alors à la table, glissant ses jambes par-dessus un banc, et se mit à scruter les sandwichs d'un air faussement suspicieux, histoire de jouer le jeu. « Mmh, je suis pas d'accord, je pense que jambon c'est meilleur que jambon, » fit-elle en réponse à l'analyse de Jorah sur le choix des sandwichs, « merci, bon appétit, » ajouta-t-elle en attrapant son repas. De la bouffe simple, mais elle vivait de nourriture simple depuis douze ans maintenant, de toutes façons. C'était aussi la meilleure façon de profiter sans se prendre la tête. Quant à si elle avait hâte que le jeu se termine... Danica eut un moment de réflexion, mâchant sa bouchée, pour ensuite pencher la tête sur un côté, confuse. « Oui et non, » fit-elle en lançant un regard amusé et confus à Jorah, par rapport aux idées et pensées qu'elle venait de rassembler dans son esprit, « j'en sais rien, d'un côté tout ça me fait dire que j'ai besoin de souffler et de rentrer chez moi, et d'un autre côté... » continua-t-elle, analysant un peu les résultats de l'aventure et ses propres convictions. C'était effrayant. Avoir passé trois mois à côtoyer des gens à qui elle ne pensait pas s'attacher, des gens qui même parfois la faisaient se remettre en question. Surtout ceux qui menaient une vie similaire à la sienne. Benjamin, Maxence, Jorah, c'était sans doute les trois candidats avec qui elle avait pu discuter et qui l'avaient fait le plus réfléchir. « J'ai peur d'avoir changé et qu'une fois rentrée, ça ne me convienne plus, » finit-elle par conclure, pour résumer un peu la situation, « enfin, j'imagine que c'est un peu la même chose pour toi. » Jorah aussi, avait remis en question ses projets et ses convictions à cause - ou grâce au ? - du jeu. Elle n'avait pas envie de rentrer chez elle et de se rendre compte que trois mois avaient fini par totalement changer sa vision des choses. En fait, c'était sans doute ce qu'il était en train de se passer, mais honnêtement, c'était effrayant.

Jorah était toujours dans le même état d'esprit qu'elle, pour des raisons différentes, mais c'était toujours d'excellentes discussions à avoir avec lui. Savoir comment il prenait les choses en étant dans la même situation. Surtout qu'il était du genre posé et réfléchi, alors qu'elle, elle se contentait d'éviter toute remise en question en dissimulant tout sous une couche de blagues et de sarcasmes amusés. C'était une excellente carapace, cela dit, ça lui donnait l'air d'être quelqu'un d'extrêmement optimiste, alors que ce n'était pas toujours le cas. « Peut-être. Ce qui est sûr, c'est que ça fait réfléchir, » fit-elle en scrutant son sandwich, pas mauvais du tout, d'ailleurs. Le pain français c'était quand même meilleur que le pain de mie de merde qu'elle se coltinait en Californie. L'aventure, un test ou pas... peut-être. En fait, elle avait bien dit clairement qu'elle venait ici non seulement pour l'argent, mais aussi pour essayer de tirer un trait sur ses vieux démons. Essayer de soigner sa phobie, voire même peut-être tourner la page vis à vis de Juan. Elle savait bien que c'était ce qu'il voudrait, de toutes façons, qu'elle vive sa vie, et pas qu'elle s'isole dans son appartement après le boulot pour éviter de parler aux gens. « Avant de mettre un pas ici, j'avais jamais vraiment envisagé de tourner la page. Dans le sens, arrêter de m'isoler, quitte à mettre cette promesse de côté. » Honnêtement, non, même si elle savait que Juan aurait préféré qu'elle le fasse. Changer, c'était flippant. Surtout après tout ça. « Quoique, finir mon tour du monde, c'est aussi un peu pour moi, dans un sens, » admit-elle en haussant les épaules, avec un sourire. Parce que oui, ca lui faisait quand même envie, promesse ou pas. « Ca va être étrange de poser mes valises dans mon appart' de L.A. et de me dire qu'il faut retourner au boulot le lendemain, sans avoir tout ce monde autour de moi toute la journée, » constata-t-elle en laissant traîner son regard autour d'elle, dans le jardin, vers la maison, puis vers Jorah. Plus personne. Juste elle, son patron au cabinet, Chase, son barman habituel, et Frieska, l'indonésienne qui lui faisait son assiette de nasi goreng hebdomadaire. Son monde modèle réduit.

En effet, elle n'avait pas abandonné l'idée de finir son tour du monde. Parce qu'elle savait bien que même si les raisons avaient changé, c'était toujours quelque chose qu'elle avait sincèrement envie d'accomplir, même seule, promesse ou pas. Ca faisait partie de ses rêves depuis de longues années et ça ne risquait pas de changer de si tôt. « Non ça, ça n'a pas changé. C'est toujours dans mes plans... tout dépend de ce que je gagne à l'issue du jeu. » En effet, si elle sortait sans aucun sou en poche, ca semblait difficile. Mais elle trouverait tout de même un moyen, une excuse ou un nouvel objectif pour y parvenir, même s'il se s'agit pas d'acheter un bateau et partir sur l'océan comme quatre ans plus tôt. Elle eut un sourire amusé lorsque Jorah avoua que le désordre ambiant et l'affluence aux douches allaient lui manquer. Dans un sens, si il poursuivait ses plans, il aurait l'occasion de poursuivre ce genre de choses. Danica termina son sandwich pour avoir un léger rire. « Si y'a un truc que je vais pas regretter, c'est la porte des chiottes. Et l'ascenseur foireux, » fit-elle en s'essuyant les doigts sur une serviette en papier. Non, les portes des toilettes agressives ou les ascenseurs leur jouant des tours, très peu pour elle au quotidien, ca avait plutôt tendance à jouer sur ses nerfs. Si elle garderait le contact... c'était une question difficile puisque même elle ne savait pas ce qu'il se passerait une fois dehors. « J'étais venue dans l'idée que je ne me lierai avec personne. Pour faciliter les choses. » Toujours cette histoire de fuite, d'adieux plus faciles. « Mais là où j'en suis, une partie de moi voudrait garder le contact... l'autre partie sait très bien que je suis trop imprévisible pour promettre quoi que ce soit. » Même elle ne savait pas. Elle ignorait quand et où elle partirait, et dans quelles circonstances. Elle ignorait aussi ce que les autres feraient, ce qui rendait la chose plus difficile à déterminer.