J'en ai plein le cul de cette forêt, j'en ai plein le cul de cette tente, de Maha, de mes fringues puantes, j'en ai plein le cul des prolétaires qui gambadent absolument partout, j'en ai marre d'attendre que le temps passe, de vouloir jeter un regard à ma Rollex avant de me rappeler qu'on me la prise, j'en ai plein le cul de devoir manger sur une vieille souche d'arbre, de devoir supporter les bavardages insignifiants lorsque je me lave, et, plus que tout, j'en ai plein le cul de cette horrible impression de m'être fait avoir. C'est l'état d'esprit dans lequel je me réveille, les membres lourds, la mâchoire serrée, c'est l'état d'esprit dans lequel je me lève, je me lave fiévreusement, dans ce besoin omniprésent et envahissant de me départir de la crasse qui s'accumule depuis à peine plus de vingt-quatre heures. Je ne suis pas fait pour ça. Je ne suis pas fait pour la saleté et le strict minimum, pour les tenues d'hommes de la jungle et la vie façon camping. Je soupire, en balayant le campement du regard. Les bras croisés, appuyé contre un tronc d'arbre massif, je reste seul face au silence quasi religieux de la communauté endormie. Il est tôt, très tôt. Pas loin de six heures et demi. Et juste une poignée déjà conscients. Même dans les conditions les plus impossibles, ils parviennent à traîner comme si les journées étaient suffisamment longues que pour se le permettre. Pour ma part, je suis déjà lavé, abreuvé, habillé. Déjà alerte. Alors je fais comme je fais toujours durant ce laps de temps éternel qui s'apprête à accueillir leur éveil. Je vaque à mes occupations. Je vogue, je erre, je me rends potentiellement utile, en allant chercher de l'eau, en ramassant du bois.  Je m'active, perdre mon temps m'énerve. Simplement parce que je suis formaté ainsi. Alors quand, enfin, je me pose, c'est pour manger, parce que l'heure semble décente et que d'autres candidats - ou potentiels candidats - s'attablent pour en faire de même. Du pain, ça me suffit, je n'ai pas besoin de plus. Je me déconnecte de la réalité, j'ignore sans le moindre mal le bourdonnement latent des conversations, je ne vois plus que des formes indistinctes qui gesticulent lentement autour de moi. J'ai presque terminé, le doux moment de ma délivrance me tend enfin les bras lorsqu'un choc me fait revenir à moi, et je baisse aussitôt les yeux vers le corps désarticulé qui s'est échoué contre mon ventre, dérapant de toute évidence de la table, si j'en crois la masse de cheveux reposant encore sur le bois. Instinctivement, je la repousse sans ménagement. Sauf qu'elle menace alors de s'écraser de l'autre côté, et je ne dois qu'à mes réflexes de lui empêcher la chute. Je l'attrape par les épaules, la redresse et enfin, elle ouvre les yeux. J'allais finir par diagnostiquer une dépression nerveuse et annoncer l'heure du décès. Elle bat des cils, lève un regard étonné vers moi et je ne dois qu'à vingt-cinq ans d'entraînement permanent ma capacité à transformer ma grimace de mépris en sourire. « Hey du calme, le sol ne t'a rien fait » j'expire doucement, tendrement, en l'attirant vers moi pour la remettre droite sur son siège. La raison pour laquelle elle a si brutalement amorcé sa descente vers la terre ? Mystérieuse. Impossible à élucider. Je ne suis qu'un humble et honnête témoin. « Si tu n'as pas terminé ta nuit, va au moins t'installer sur la plaine » je lui conseille. L'herbe y est plus douce que celle qui nous sert de matelas, sous les tentes. Et puis en toute honnêteté, je crois qu'elle a vraiment choisi le pire endroit de tout le coin pour s'accorder une sieste. « Mais cache ton visage, tu dors la bouche ouverte et qui sait ce que tu pourrais retrouver dedans, au réveil. » Et à nouveau, mes lèvres s'étirent en un fin sourire à l'innocence étudiée.